Vend fichier MP3 très peu servi

ReDiGi, site spécialisé dans la vente de fichiers MP3 d'occasion (si si), sera fixé sur son sort dans quelques semaines. Sommé de fermer ses portes par les majors du disque, le site propose de revendre vos fichiers iTunes déjà écoutés. Une plainte est instruite à New York depuis un an. L'affaire sera jugée en octobre.

Commençons par un récit.

Je suis un particulier. J’achète le merveilleux titre “I gotta feeling” des Black Eyed Peas sur l’iTunes Store pour $1,29. Trois écoutes plus tard, soit une bonne année, besoin d’octets oblige, je décide de ranger la galaxie de dossiers qui me fait office de discothèque. C’est là que je retombe sur ledit titre.

J’y jette une oreille et, 7 secondes plus tard, alors que je m’apprête à le glisser dans ma corbeille virtuelle, une url m’arrête : redigi.com. Le premier site de revente de MP3 usagés, ouvert en novembre 2011.

Ni une, ni deux, je m’inscris, j’envoie sur la plateforme le fichier, dont les données associées prouvent bien que j’en suis le propriétaire légal. Au même moment, le fichier disparait de mon disque dur et je le (re)mets donc en (re)vente pour $0,69.

Quelques instants plus tard, un heureux fouineur de vieux bacs à MP3 pourra ainsi en faire l’acquisition, avec les autorisations qui vont bien. Économisant du même coup, 60 cents par rapport au même produit sur la plateforme musicale d’Apple. Puis le titre disparaitra naturellement de la plateforme, jusqu’à ce qu’un autre utilisateur le remette en vente.

Écouter seulement tu pourras

La réalité est ici aussi subversive qu’une bonne fiction d’anticipation. Je viens en effet de revendre sur le marché de l’occasion, l’original d’un bien dont je suis le légitime propriétaire, comme nous le faisons depuis longtemps avec livres écornés, vinyls usés et 504 tunées. Pas de quoi s’affoler en théorie vu que l’on applique un vieux principe à de nouveaux usages, mais la possible existence d’un marché d’occasion des fichiers MP3 fait friser les neurones.

Car la notion d’occasion pour des biens immatériels, qui par définition ne s’usent pas, a quelque chose d’ubuesque. Si le site ReDigi, vu de l’extérieur, semble tout ce qu’il y a de plus sérieux, en prenant un peu de recul il s’avère être un merveilleux troll sur le sujet de la propriété à l’ère du numérique. Indirectement, il pose une question follement simple : qu’achète-t-on réellement lorsque l’on valide un achat sur l’iTunes Store ou autres magasin en ligne (Amazon, Fnac…) ?

Le commun des mortels connectés répondrait sans doute en première instance : “un morceau de musique” et donc la propriété du fichier, suite de 0 et de 1, qui permet de restituer la mélodie via un logiciel d’écoute. En tant que propriétaire légal de ce fichier, je devrais logiquement pouvoir en faire ce qu’il me plait (plait-plait), comme le revendre d’occasion, si le cœur (et la lassitude d’écoute) m’en dit.

Mais la réponse d’Apple varie quelque peu :

You shall be authorized to use iTunes Products only for personal, noncommercial use.

Cette phrase glissée dans les conditions d’utilisation d’iTunes, interdit théoriquement cette pratique. Sauf que le droit américain permet à tout particulier de revendre un bien culturel dont il est propriétaire, tout comme la théorie de l’épuisement des droits le permet en Europe. Dont acte. Première démonstration de l’absurdité d’un système par les faits : lorsque vous achetez un mp3 sur l’iTunes Store, vous n’en n’êtes pas le propriétaire, vous n’achetez en réalité que le droit d’écouter ce morceau (et encore sur les plateformes autorisées).

Major, toi seule tu copieras

Face à ReDigi, les chevaliers blancs du droit d’auteur que sont les géants de l’industrie musicale sont rapidement montés au créneau. Capitol Records, filiale d’EMI, a déposé une plainte reçue par le tribunal de New York début janvier 2012. Argument massue : celui qui revend en seconde main un bien numérique, revend non pas l’original mais une copie, puisqu’il a bien fallu que le fichier soit copié depuis le disque dur du particulier sur les serveurs de ReDigi. Ce même procédé de copies que les vilains pirates numériques utilisent sur les réseaux de peer-to-peer. Démonstration de haut vol puisque ces mêmes vendeurs “officiels” ne font que revendre eux-même des copies. Quadrature d’un cercle musical.

Infraction au droit d’auteur et incitation à l’infraction au droit d’auteur entre autres, ReDiGi est donc soupçonné par Capitol Records de répandre partout sur la toile des titres dont les droits leur appartiennent. Mais, parlant de droits, il ne s’agit pas tant de droit d’auteur que de droit de copie. Car la charge judiciaire présuppose que le business model de ReDiGi soit basé sur la copie – le site récupère 5 à 15 pourcent de commission sur chaque titre – ce qui fait un brin frissonner les majors nageant au beau milieu de la crise du disque. Ces mêmes majors, les plaignants, possèdent eux les droits exclusifs entre autres choses de “reproduire l’oeuvre protégée” et “de distribuer des copies ou enregistrements d’oeuvres protégées au public”.

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Seconde démonstration par les faits : la réaction des géants de l’industrie musicale démontre que leur business model est fortement basé sur l’exclusivité du droit de copie. Eux seuls peuvent copier et telle est leur manne depuis des décennies. Un business sacrément profitable quand on l’applique aux biens numériques.

Le 6 février, Richard Sullivan, le juge en charge de l’affaire rejetait la demande de Capitol Records de faire fermer le site de vente d’occasion. La procédure est en cours et l’affaire devrait être jugée début octobre.

Dans la plainte d’une vingtaine de pages, Capitol Records estime qu’ils ont investi et continuent d’investir de l’argent et du temps pour découvrir et développer des artistes. Parallèlement à ça, le monstre ReDiGi propage les titres qui peuvent être téléchargés illégalement, grande bataille de l’industrie musicale depuis l’avènement du numérique.

Le comble pour Capitol Records : le titre supprimé de l’ordinateur du vendeur est nécessairement une copie puisque le morceau est copié vers le cloud de ReDiGi. Et la duplication ne s’arrête pas là puisqu’une fois acheté, le titre fait le même chemin mais dans l’autre sens vers l’ordinateur de l’acheteur d’occasion. La license change alors de propriétaire.

ReDiGi se défend en faisant la promotion de son moteur de vérification qui analyse chaque fichier passant dans leur cloud pour y être vendu et s’assure que le morceau a été téléchargé légalement, c’est à dire acheté sur iTunes ou Amazon. Le seul problème légal finalement.

Ce qui t’appartient, tu ne revendras point

Mais le bât blesse aussi ailleurs pour EMI qui décidément voit d’un mauvais oeil la présence de ce site de vente d’occasion sur la toile. La maison de disque en appelle à Apple et Amazon et à leurs conditions de vente, acceptées par tout lambda qui possède un compte et qui y achète ses morceaux. Les accords signés entre les majors et les deux plateformes de téléchargement légal sont drastiques et contraignent les acheteurs à ne jamais ô grand jamais revendre les morceaux achetés légalement.

Non seulement les titres n’appartiennent pas à celui qui les achète mais en plus le droit de les vendre est exclu deux fois : par les droits d’auteurs et par les conditions générales de vente des plateformes de téléchargement légal.

Parmi les nombreuses requêtes déposées – en faveur de ReDiGi – figure celle de Google, représentant du cloud dans cet affaire. Rejetée, sa demande portait sur le fait que jamais décision ne doit être prise à la légère :

Une décision hâtive basée sur des faits incomplets pourrait créer des incertitudes non voulues pour l’industrie du cloud computing, [...] La vitalité constante de l’industrie du cloud computing, qui représentait 41 milliards de dollars sur le marché global en 2010, repose principalement sur quelques principes légaux spécifiques que la proposition d’injonction préliminaire implique de fait.((Texte original de la citation : A premature decision based on incomplete facts could create unintended uncertainties for the cloud computing industry, [...] The continued vitality of the cloud computing industry — which constituted an estimated $41 billion dollar global market in 2010 — depends in large part on a few key legal principles that the preliminary injunction motion implicates.))

Le juge Sullivan ne veut pas être épaulé par des experts. Il souhaite trancher seul, point. Et a rejeté récemment une autre demande, de Public Knowledge, une organisation à but non lucratif dont la mission est de défendre les citoyens dans tout ce qui concerne les thématiques de la propriété intellectuelle et pour l’Internet ouvert.

Trancher sur ce cas est pour notre chroniqueur Lionel Maurel une avancée qui pourrait être faite dans le domaine du droit d’auteur et de la propriété des biens immatériels :

L’épuisement des droits dans le droit européen ou la first sale doctrine dans le droit américain ne concernent que les biens physiques, après la première vente. Le tout permettant d’avoir un marché d’occasion. Sauf que l’absence de transposition dans l’environnement numérique n’est pas encore faite. Ce qui fait peur aux majors, c’est la perte de contrôle sur les modèles d’échanges alors qu’ils contrôlent leurs propres plateformes. Il y a un vrai blocage autour du numérique.

Perdre le contrôle de leurs plateforme pour les maisons de disques et les revendeurs accrédités (Apple et Amazon) signifie aussi qu’ils perdraient, à cause du droit, les possibilités de fixer eux-mêmes leurs propres règles. Les majors sont aujourd’hui les seuls copieurs légaux grâce à leurs propres règles et les revendeurs se sont protégés derrière leurs conditions d’utilisation. Jusqu’à une éventuelle modification du cadre juridique ou une intervention des pouvoirs publics.

Copie de la plainte

Plainte Redigi EMI


Illustrations par Cédric Audinot pour Owni ~~~~~=:)

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