eBooks : livres augmentés ou livres diminués ?

Le 13 septembre 2012

L'appel des 451, exprimant les intérêts corporatistes à courte vue des acteurs de la "chaîne du livre", oublie les enjeux fondamentaux liés au livre numérique, au centre desquels les droits des lecteurs. Notre chroniqueur Calimaq se charge de nous les rappeler.

La sphère intéressée par les mutations provoquées par le livre numérique est agitée depuis une semaine – à moitié par des rires convulsifs, à moitié par des grincements de dents – suite à la publication dans les colonnes du Monde d’une tribune intitulée “le livre face au piège de la marchandisation“.

Émanant d’un “groupe des 451“, auto-désigné ainsi en référence au roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, ce texte constitue une diatribe radicale contre le livre numérique, bien que ses rédacteurs essaient de s’en défendre maladroitement à présent.

On y trouve pourtant des phrases sans ambiguïté, comme celle-ci “[...] nous ne pouvons nous résoudre à réduire le livre et son contenu à un flux d’informations numériques et cliquables ad nauseam [...]“, ainsi que dans cette note, une surprenante métaphore entre le livre numérique et la tomate bio :

Un ami paysan nous racontait  : « Avant, il y avait la tomate. Puis, ils ont fabriqué la tomate de merde. Et au lieu d’appeler la tomate de merde “tomate de merde”, ils l’ont appelée “tomate”, tandis que la tomate, celle qui avait un goût de tomate et qui était cultivée en tant que telle, est devenue “tomate bio”. À partir de là, c’était foutu. » Aussi nous refusons d’emblée le terme de «  livre numérique  » :  un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette ne sera jamais un livre.

Depuis la semaine dernière, l’un des trois rédacteurs affichés – l’éditeur Maurice Nadeau – a tenu à prendre ses distances avec la lettre du texte, tout en maintenant sa signature. Les réactions ont également été nombreuses, émanant d’une communauté d’acteurs variés, qui voient dans le numérique une opportunité plutôt qu’une menace pour la créativité et la diffusion de la culture.

Néanmoins, je tenais également, non pas à répondre, mais à rebondir à partir de ce texte, sous un angle juridique,  complètement passé sous silence par l’appel des 451, mais qui revêt pourtant une importance cruciale lorsque l’on compare le livre papier et le livre numérique.

1984 supprimé des Kindle

Les évolutions de l’édition nous proposeront-elles des livres augmentés par les potentialités du numérique ou au contraire des livres diminués, comme le laissent entendre les rédacteurs de l’appel des 451 ? L’ebook constituera-t-il un “sur-livre” ou “un sous-livre” ? La question me paraît à vrai dire quasiment dénuée de sens. L’écriture connaîtra – et elle a déjà très largement connu – une transformation avec le numérique, qui franchira un nouveau stade lorsque le livre numérique aura pleinement décollé dans les usages, mais crier pour cela à la mort de la littérature, c’est accorder bien peu de confiance à la créativité.

Ce qui est beaucoup plus certain en revanche, c’est qu’alors que le numérique pourrait faire de nous des “super-lecteurs”, capables d’entretenir des rapports plus riches et plus complexes avec les textes, il semble qu’en l’état actuel des choses, il conduise bien trop souvent à nous transformer en “sous-lecteurs”, privés des droits essentiels que le livre papier nous garantissait par sa matérialité même.

Les rédacteurs de l’appel ont choisi leur nom en référence au roman Fahrenheit 451, dans lequel les livres sont brûlés par les pompiers-policiers d’un État dictatorial. Mais l’évènement qui a révélé au grand jour la précarité des droits du lecteur dans l’environnement numérique a concerné le roman 1984 de Georges Orwell, dont des centaines d’exemplaires ont été supprimés en 2009 pour des raison de droits par Amazon des Kindle d’acheteurs, qui avaient acquis ces fichiers de bonne foi. L’affaire avait fait grand bruit, car elle avait montré qu’avec le livre numérique, le lecteur n’était plus titulaire d’un véritable droit de propriété sur son support de lecture, mais d’une simple licence révocable.

Régression des droits

On a alors compris que ce n’était plus le feu qui menaçait le livre de destruction, mais une transformation radicale du statut juridique du lecteur. Avec les livres papier, la pleine propriété des supports était garantie après l’achat de l’ouvrage, par le jeu de l’épuisement du droit d’auteur en Europe ou de la doctrine de la première vente aux États-Unis. Cet épuisement des droits  permettait au lecteur d’exercer librement tout un ensemble de facultés, du moment qu’il ne faisait pas de copie de l’ouvrage : le transporter, l’annoter, le prêter, le donner, le revendre même, sans que le droit d’auteur n’ait rien à redire. Avec le livre numérique, les choses sont complètement différentes et même après l’achat du fichier, les prérogatives du lecteur demeurent étroitement conditionnés par le droit d’auteur.

La semaine dernière, la nouvelle avait circulé que l’acteur Bruce Willis entendait attaquer Apple en justice afin d’obtenir le droit de transmettre à ses enfants après sa mort les morceaux de musique achetés sur iTunes. Cette information s’est révélée être un canular, mais le problème sous-jacent est bien réel, aussi bien pour la musique sous forme numérique que les ebooks. Amazon (toujours Amazon !) n’accepte pas par exemple que les fichiers soient transmis d’un compte à un autre après le décès d’un de ses clients, comme l’indiquait cet article du Devoir en mai dernier :

Désolé, écrit la compagnie, le contenu du Kindle ne peut pas être revendu ou cédé ou transféré entre deux comptes. Les achats et les téléchargements de contenus numériques chez Amazon.com, incluant les documents acquis en passant par le Kindle Store, sont liés seulement au compte de l’usager qui a effectué l’achat. Par conséquent, ils ne sont pas transférables.

Cet appauvrissement des droits du lecteur n’est pas une fatalité, liée en soi à la forme du livre numérique. Il résulte des stratégies commerciales de certains acteurs comme Amazon ou Apple, développant des logiques d’intégration verticale, mettant à mal l’interopérabilité des contenus et empêchant la récupération des fichiers. Il est lié également au recours encore massif aux verrous numériques – les DRM - par les éditeurs de livres numériques, destinés à se prémunir du risque du piratage.

Comme le dit Olivier Ertzscheid dans un billet récent, le numérique offre aux industries culturelles la possibilité d’atteindre “l’acopie”, un état de la culture dans lequel le lecteur se verrait supprimé toute possibilité de manipulation des contenus :

L’acopie ce serait alors l’antonyme de la copie. Un terme désignant la mystification visant à abolir, au travers d’un transfert des opérations de stockage et d’hébergement liées à la dématérialisation d’un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien et ce dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d’utilisation ou de réutilisation réellement privative.

Il est certain que les projets de lecture en streaming, type MO3T d’Orange annoncé récemment, sont l’occasion de transformer le livre en un simple “droit de lecture“. On donnera alors satisfaction à bon nombre d’acteurs du monde de l’édition, mais une telle évolution constituera pour les lecteurs une régression  majeure de leurs droits.

Des mouvements de protestations se sont déjà élevés contre ces dérives, rassemblant auteurs, éditeurs, lecteurs et bibliothécaires, notamment autour d’une déclaration des droits de l’utilisateur de livres numériques, proposée aux États-Unis. On s’étonne que l’appel des 451, qui accuse pourtant directement des acteurs comme Amazon ou Apple de tous les maux, ne fasse aucune mention de ces problèmes liés à la diminution des droits des lecteurs. Ils auraient pourtant mis là le doigt sur un des problèmes majeurs liés au numérique, mais il faut croire que ces professionnels du livre se soucient paradoxalement assez peu des lecteurs !

Quels usages collectifs ?

Il y a par ailleurs une autre phrase dans l’appel des 451 qui soulève des questions importantes à propos du passage au numérique :

[...] ce que nous produisons, partageons et vendons est avant tout un objet social, politique et poétique. Même dans son aspect le plus humble, de divertissement ou de plaisir, nous tenons à ce qu’il reste entouré d’humains.

Le livre papier avait en effet la caractéristique d’être un “objet social”, dans le sens où il était susceptible de faire l’objet d’usages collectifs. C’est le cas notamment par le biais de la mise en disposition et du prêt en bibliothèques (la “lecture publique”) ou dans le cadre des activités pédagogiques ou de recherche.

L’appel des 451 souligne la dimension sociale du livre, mais il ne pointe à aucun moment là encore les risques de régression que le livre numérique peut occasionner en matière d’usages collectifs. Un exemple frappant permettra d’en prendre la mesure, qui montre à quel point une certaine conception commerciale du livre numérique peut contribuer à créer des “sous-livres”.

Plusieurs bibliothèques universitaires se plaignent des pratiques de l’éditeur Pearson, qui vend à ces établissements des manuels (comme celui-ci), constituant des livres “mutilés”, amputés d’une partie de leur contenu pour des raisons de stratégie commerciale. En effet, les versions numériques de ces manuels papier sont soit-disant “augmentés” par des compléments en ligne, offrant des fonctionnalités supplémentaires aux lecteurs, mais aussi… les sept derniers chapitres de l’ouvrage ! Or la bibliothèque qui achète ces livres en version papier ne peut pas donner accès à ses usagers aux derniers chapitres du livre. Contacté à ce sujet par un bibliothécaire, voici la réponse apportée par l’éditeur :

Il existe en effet une version numérique en ligne d’Introduction à la microbiologie de Tortora. C’est un format e-text qui regroupe tous les chapitres de l’ouvrage, et pas seulement les sept derniers. Vous pouvez y prendre des notes, les partager, consulter le glossaire…

Nous fournissons des codes d’accès démo d’1 mois aux enseignants ; nous pouvons également vous en fournir si vous souhaitez le tester. L’e-text est disponible à la vente aux institutions, sous la forme d’un code d’accès par individu. Plusieurs individus ne peuvent se connecter au même e-text avec le même code d’accès. C’est pourquoi ce format n’est pas spécialement développé pour les bibliothèques.

On voit bien qu’avec ce type de stratégie commerciale, ce sont des “sous-livres” qui sont produits, bien plus que des livres “augmentés”. Et certaines formes d’usages collectifs importants pour l’accès à la connaissance deviennent les victimes collatérales de ces pratiques, qui se focalisent sur le consommateur individuel.

Le pire, c’est qu’il n’est sans doute pas possible d’attaquer ces formules de vente sur le plan juridique. Il existe bien en France un droit de prêt des livres, mais celui-ci n’est pas applicable aux livres numériques. Pearson est donc libre de diffuser les versions numériques de ses manuels de la manière dont il l’entend, même si cela conduit les bibliothèques à proposer des manuels “diminués”.

Mais l’impact sur les usages collectifs peut être encore plus fort, notamment dans le cadre de la littérature générale. Les éditeurs ont en effet la possibilité de supprimer purement et simplement les bibliothèques de la carte numérique, en ne leur proposant tout simplement pas d’offres. Par peur que les prêts ne viennent “cannibaliser” leurs ventes d’ebooks, plusieurs gros éditeurs appliquent une sorte “d’embargo numérique” à l’encontre des bibliothèques. C’est très clairement ce qu’expliquait Arnaud Nourry, président d’Hachette lors du dernier salon du livre :

[Les bibliothèques] ont pour vocation d’offrir à des gens qui n’ont pas les moyens financiers, un accès subventionné par la collectivité, au livre. Nous sommes très attachés aux bibliothèques, qui sont des clients très importants pour nos éditeurs, particulièrement en littérature. Alors, il faut vous retourner la question : est-ce que les acheteurs d’iPad ont besoin qu’on les aide à se procurer des livres numériques gratuitement ? Je ne suis pas certain que cela corresponde à la mission des bibliothèques.

Par définition, me semble-t-il, les gens qui ont acheté un Kindle ou un iPad, ont un pouvoir d’achat, là où les gens qui sont les usagers de ces lieux en manquent. La position de Hachette aujourd’hui, c’est que l’on ne vend pas aux bibliothèques [...].

À partir de tels postulats, le livre numérique peut signifier la fin des bibliothèques ou d’une certaine conception de la bibliothèque comme point d’accès à la connaissance. Si les 451 défendent le livre comme “objet social”, ils devraient inclure dans leur réflexion les impacts du numérique sur les usages collectifs, mais force est de constater que les bibliothèques, l’enseignement ou la recherche sont complètement absents de leur texte.

Là encore pourtant, il n’y a absolument aucune fatalité à ce que le numérique en lui-même entraîne ce genre de dommages collatéraux. L’éditeur Publie.net par exemple a su mettre en place une formule de vente à destination des bibliothèques qui leur garantie à la fois des livres papier “entiers” et des fichiers numériques adaptés aux usages collectifs. Dans le cadre de son offre papier+ePub, il propose aux bibliothèques d’acquérir des livres papiers imprimés à la demande à partir de son catalogue de livres numériques, tout en leur permettant de récupérer à cette occasion un fichier ePub sans DRM, pouvant être chargé sur des tablettes ou des liseuses et prêtés aux usagers.

Le gouvernement pourrait également garantir les usages collectifs, en étendant par décret le droit de prêt prévu par la loi du 18 juin 2003 aux livres numériques ou en conditionnant les généreuses subventions versées aux éditeurs pour la numérisation de leurs fonds au développement d’une offre à destination des bibliothèques. Mais encore faudrait-il qu’il en ait le courage politique !

Support des libertés

On le voit : la condamnation sans appel des 451 proférée à l’encontre du livre numérique est absurde. Mais cela ne signifie pas que le passage en numérique des livres soit exempt de tout danger pour nos droits et libertés fondamentales. C’est pourtant cet aspect, sans doute le plus important au-delà des considérations corporatistes, que l’appel des 451 laisse complètement dans l’ombre.

Dans une conférence éblouissante prononcée dans le cadre de Re:Publica à Berlin en mai dernier, le juriste américain Eben Moglen expliquait que nous pourrions bien perdre avec le passage à la lecture numérique des éléments plus fondamentaux encore de nos libertés.

Il rappelle que l’apparition du livre imprimé à la Renaissance est indissociable de l’avènement de l’individu et de la défense de la liberté de pensée et de conscience. Le livre est intimement lié à la liberté, car il garantit à l’individu la confidentialité de sa lecture et l’ouverture d’un espace mental au sein laquelle il peut renforcer son autonomie et explorer les chemins de son émancipation.

Avec le passage aux médias numériques, Eben Moglen prévient que cette dimension protectrice est en train de s’effriter :

Nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant, les médias nous consomment. Les objets que nous lisons nous lisent pendant que nous les lisons ; les choses que nous écoutons nous écoutent pendant que nous les écoutons ; les choses que nous regardons nous regardent pendant que nous les regardons.

Par ces mots, Eben Moglen fait référence à la capacité qu’ont les médias numériques à capter nos données personnelles lorsque nous les utilisons. Le livre numérique peut en effet faire complètement disparaître la confidentialité de la lecture, comme le démontrait cet article paru dans Courrier International en août 2012. Les grandes plateformes de vente de livres numériques, détenues par Amazon, Apple ou Google, savent exactement quels livres nous achetons, quand nous les lisons, quels passages nous surlignons, comment nous les partageons, etc. Ces données de lecture leur livrent des informations très précieuses sur les individus, en renversant l’ordre de la lecture, puisque que c’est bien alors le livre qui lit son lecteur !

Droits du lecteur, garantie de la propriété, permanence des usages collectifs, respect de la confidentialité : l’appel des 451, focalisé sur une défense à courte vue des intérêts corporatistes des acteurs de la “chaîne du livre” manque les enjeux fondamentaux liés au livre numérique.

Il est pourtant possible de transposer au livre numérique les mécanismes juridiques qui ont constitué les fondements des libertés du lecteur dans l’environnement papier. Philippe Aigrain, dans ses Éléments pour la réforme du droit d’auteur, propose que l’épuisement des droits soient appliqués aux œuvres sous forme numériques. Il estime même que cette réforme serait particulièrement importante dans le domaine du livre numérique :

La prévisibilité de cette guerre au partage m’a poussé depuis longtemps à estimer que c’est aussi et même particulièrement dans le domaine du livre numérique qu’il faut d’urgence reconnaître un droit au partage non-marchand entre individus associé à de nouvelles rémunérations et financements, faute de quoi le déploiement massif des DRM et la guerre au partage feront régresser tragiquement les droits des lecteurs - et parmi eux des auteurs - même par rapport aux possibilités du livre papier.

Pour avoir le privilège de s’appeler livre, le livre numérique devra continuer à constituer un moyen d’émancipation et non un instrument d’amoindrissement des libertés.


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