Auteurs-éditeurs: la guerre numérique est-elle déclarée ?

Le 16 avril 2010

Lancé initialement par les auteurs de BD, un mouvement plus large des auteurs semble en train de décoller, avec l’Appel du numérique des écrivains et illustrateurs de livres. Publication des extraits de la pétition et commentaires par iPh, nouveau venu sur la soucoupe.

Photo CC Flickr Ricecracker

Lancé initialement par les auteurs de BD, un mouvement plus large des auteurs semble en train de décoller, avec l’Appel du numérique des écrivains et illustrateurs de livres. Comme on pouvait s’en douter, les questions d’argent sont au cœur de la prise de conscience des auteurs. Publication des extraits de la pétition et commentaires par iPh, nouveau venu sur la soucoupe.

La « révolution numérique » du livre se passe ici et maintenant, à marche forcée, et sans les auteurs. (…)
• Comment et sur quoi seront rémunérés les auteurs ? De quoi vont-ils vivre ?

• Quels seront les circuits et systèmes d’exploitation des livres numériques ? Qui seront les vrais commerçants de ce marché numérique qui reste à construire ?

• Comment l’éditeur va-t-il adapter au numérique les usages établis de l’exploitation permanente et suivie qui sont au cœur de son métier : vente active, promotion, disponibilité permanente du « produit » ?

• Pourquoi les auteurs devraient-ils céder leurs droits numériques leur vie durant et même 70 ans après leur mort ?
Au lieu d’ouvrir le débat, le Syndicat National de l’Édition et chaque éditeur essaient d’imposer sa règle et ses conditions.
Mais les auteurs ont maintenant bien compris que si le livre numérique est vendu deux ou trois fois moins cher que son équivalent papier, si la TVA appliquée au livre numérique (19,6 %) est presque quatre fois plus élevée que celle applicable au livre papier (5,5 %), même si leurs éditeurs leur proposent un pourcentage identique pour le livre numérique que pour le livre papier, mécaniquement cela entraîne une baisse très importante de leur rémunération.
Nous pouvons légitimement nous demander si les éditeurs ne nous considèrent pas, ainsi que nos droits d’auteur, comme de simples variables d’ajustement dans l’économie du livre numérique. (…)
Nous voulons que la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal.
Nous voulons que la cession des droits numériques soit limitée précisément dans le temps afin d’être réellement adaptable et renégociable, au fur et à mesure, de l’évolution des modes de diffusion numérique.
Nous voulons que toute adaptation numérique des livres soit soumise à la validation des auteurs et que ceux-ci soient cosignataires de toute cession à un tiers des droits numériques. (…)
Gardons nos droits numériques pour faire entendre notre voix.
• Premier point : la « révolution numérique » dans le livre se passe surtout… à reculons. Aucun des éléments du « système livre » de la chaîne papier (auteur, éditeur, diffuseur, distributeur, détaillant c’est-à-dire libraire) ne semble pressé d’y plonger. C’est le succès inattendu des liseuses depuis deux ans qui a créé une pression sur un monde n’ayant montré, depuis quinze ans, qu’une relative indifférence (voire une défiance) vis-à-vis d’Internet. De mon point de vue, les auteurs ne sont pas les mieux placés pour donner des leçons aux éditeurs : les deux nagent dans l’immobilisme et, souvent, la méconnaissance de la culture Internet. Combien d’auteurs tiennent un blog ou un site d’échange avec leurs lecteurs ? Combien ont un site dédié à chacun de leur livre ? Combien préfèrent un chat avec lecteurs à une émission de promo sur une télé ou une radio ? Combien se sont enthousiasmés des possibilités nouvelles d’écriture et de partage à l’âge numérique, ou ont simplement réfléchi à leur conception personnelle de la propriété intellectuelle ?
• Deuxième point : Internet n’est pas une grande librairie avec un vigile devant chaque livre. Conséquence du point précédent : les auteurs envisageant Internet comme un simple marché, une sorte de grande libraire virtuelle qui va uniquement permettre de nouveaux débouchés à leurs œuvres, se préparent des lendemains qui déchantent. D’abord, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup de librairies physiques, ces auteurs vont se retrouver en compétition avec bien plus d’autres œuvres dans la même catégorie que la leur, dont certaines gratuites. Ensuite, sur Internet, les lecteurs ont un comportement actif : ils ne subissent pas le matraquage du système de promotion marketing et médiatique, mais fabriquent la réputation des livres, aussi bien dans les commentaires ouverts des librairies en ligne que sur les réseaux sociaux, le microblogging, les blogs de critique, les forums, etc. Le livre numérique sera un « livre social ». Enfin, la numérisation du livre change ses conditions de production : il y aura de plus en plus d’auto-édition, de micro-édition, de wiki-édition (voir ici) et la première exigence d’un auteur devrait être de réfléchir aussi à ces modes d’écriture et de diffusion, au lieu de délivrer un message uniquement corporatiste axé sur ses revenus à court terme.
• Troisième point : le droit d’auteur est inadapté à l’ère numérique (surtout sa cession à l’éditeur). On l’observe dans la pétition, l’idée de céder ses droits à l’éditeur toute sa vie et soixante-dix ans après sa mort devient absurde dans un système à évolution rapide. Personne ne sait ce qu’il en sera de la diffusion numérique du livre dans dix ans ou dans cinquante ans. Il est impossible de demander à l’auteur numérique de signer un chèque en blanc sur l’avenir. L’éditeur devra plier et accepter des contrats révisables (par exemple tous les cinq ans). Mais les auteurs doivent de leur côté comprendre que l’inadaptation du droit d’auteur est bien plus profonde. C’est toute la propriété intellectuelle littéraire et artistique qui devient problématique à l’âge numérique, car elle a été pensée pour le papier, et selon des conditions d’exclusivité longue (patrimonialité sur près d’un siècle, voire plus) devenues à la fois incompréhensibles pour les lecteurs, intenables dans les technologies numériques, nuisibles pour le bien commun que constitue l’accès à la culture et à la connaissance de son temps. Sur les problèmes du « piratage », les auteurs soucieux de leur image devraient réfléchir à deux fois aux enjeux pratiques et symboliques de cette question sur le Net, avant de jouer les idiots utiles des Hadopi et autres mesurettes du flicage politico-industriel.
• Quatrième point : la baisse de revenu est inévitable dans le système actuel du livre, elle ne peut être conjurée que par un modèle entièrement nouveau. Le problème va au-delà de la TVA ou du prix unique. Sur l’Internet, les contenus sont ubiquitaires, innombrables, souvent gratuits ou peu coûteux. Les normes de consommation culturelle évoluent en conséquence : le comportement de l’acheteur numérique n’est pas celui de l’acheteur physique. Le lecteur n’est pas prêt à payer cher pour un livre numérique, et la tendance ira très probablement à la baisse à mesure que la compétition entre livres coûteux / peu coûteux / gratuits s’accentuera. Les industries de contenus (musique, presse, cinéma) ne préservent leurs revenus qu’en inventant de nouveaux modèles économiques, non centrés exclusivement sur la vente d’un bien – qui risque fort de devenir, à court terme, l’accès provisoire à un contenu (location de livre dans le cloud et non accumulation de fichiers, par exemple pour tous les livres de « divertissement » formant des grosses ventes en poche).
• Cinquième point : « le livre » en toute généralité ne signifie rien, chaque secteur du livre a des revenus, des contraintes et des perspectives différentes à l’ère numérique. La numérisation du livre ne va nullement affecter de la même manière les romans, les guides pratiques, les BD et livres de jeunesse, les livres d’art, les encyclopédies, les travaux universitaires et scientifiques, les essais, les manuels scolaires. Aujourd’hui fondues dans la même chaîne du livre en raison du format final unique (un objet papier), ces écritures sont en réalité très différentes. Par exemple, elles ne procurent pas les mêmes revenus (la meilleure vente essai est très en dessous de la meilleure vente roman ou BD), leurs contenus sont plus ou moins évolutifs, leur transition multimédia a plus ou moins de sens, leur circulation en copie privée (dite piratage) est plus ou moins simple, etc. Ni les auteurs ni les éditeurs n’ont les mêmes préoccupations selon le secteur concerné, qu’il s’agisse des questions économiques relatives aux revenus ou des questions pratiques relative à l’écriture, à sa mise en page, sa mise en ligne et sa mise à jour.
• Sixième point : les éditeurs sont sur la sellette face à de nouveaux concurrents et doivent clarifier leur position. A l’ère numérique, les coûts de production et de diffusion sont considérablement allégés, et les éditeurs doivent affronter de nouveaux concurrents. Aussi bien les fabricants de liseuse (Apple, Sony) que les distributeurs et agrégateurs (Amazon, Google) vont proposer de meilleures conditions aux auteurs (Amazon teste des formules à 70% de revenus sur les ventes, sans céder ses droits). Ils donnent à l’auteur la possibilité de toucher des publics plus nombreux : le tirage moyen d’un livre papier est de 9340 exemplaires (ministère de la Culture 2010), et un grand nombre d’auteurs (romans, essais) doivent se contenter de bien moins, quelques centaines, au mieux quelques milliers d’exemplaires papier perdus dans le réseau physique des libraires. Les éditeurs doivent donc repenser leurs offres aux anciens auteurs du monde papier, mais surtout aux futurs auteurs du monde numérique. La priorité du moment me semble d’obliger ces éditeurs à clarifier leurs positions, et cela autrement que par le rapport de force individuel auquel ils étaient habitués en raison de l’argument-massue : la production-diffusion-promotion du livre papier à l’âge industriel était inaccessible à l’auteur individuel, ce qui sera de moins en moins le cas.
• Conclusion : En attendant que les évolutions concrètes éclaircissent les enjeux secteur par secteur, la protection minimale de tous les auteurs consiste en effet à revendiquer un contrat numérique à part entière (non un simple avenant au contrat papier), avec cession courte des droits à l’éditeur (maximum cinq ans) et négociation sur la part des royalties dans le prix final du livre numérique. Pour cette raison, je soutiens la pétition avec toutes les réserves indiquées ci-dessus.

Billet initialement publié sur Mon iPhone m’a tuer

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