Khadija Ismayilova vit à Bakou, et travaille pour la version azerbaïdjanaise de Radio Free Europe, financée par le Congrès américain afin de promouvoir la liberté d’expression qui ne la respecte pas. Les autorités azerbaïdjanaises viennent de lui interdire d’émettre sur la bande hertzienne, mais on peut encore l’entendre sur le Net.
En mars 2012, alors qu’elle enquêtait sur des circuits de corruption impliquant la famille du Président, Khadija reçut une lettre anonyme, accompagnée de captures d’écran d’une vidéo la montrant en train de faire l’amour, dans sa propre chambre, et d’un mot :
Salope, fais attention. Ou tu seras humiliée.
Plutôt que de se taire et de quitter le métier, comme l’avaient fait avant elle trois autres journalistes, dont les ébats amoureux avaient été diffusés en 2010 et 2011 sur une chaîne de télévision pro-gouvernementale, Khadija décida de rendre public le chantage. Son maître-chanteur décida, lui, de mettre en ligne la vidéo. Khadija a depuis découvert que la caméra espion avait été installée dans sa chambre 9 mois auparavant, mais également qu’il y en avait une autre dans la cuisine, et une troisième dans la salle de bains…
La journaliste aurait pu demander à la Justice de bloquer l’accès au site qui diffusait la vidéo espion mais, pour elle, c’était hors de question : les autorités auraient eu beau jeu, dès lors, de se servir de son affaire pour bloquer ou censurer n’importe quel autre site web. Khadija, qui se sait espionnée depuis des années, n’a plus rien à perdre. Elle a donc décidé de sacrifier sa vie privée au nom de la défense de la liberté d’expression, ce qui lui a valu de recevoir le prix du courage du journalisme de l’International Women’s Media Foundation.
Le site web américain qui hébergeait la vidéo a depuis été fermé : ses conditions générales d’utilisation ne lui permettaient pas de mettre en ligne des contenus à caractère pornographique. Son maître chanteur a donc déménagé le site, et la vidéo, chez un hébergeur moins scrupuleux, domicilé au Panama… là même où Khadija avait identifié des comptes bancaires de proches de la famille du président de l’Azerbaïdjan.
Paradoxalement, c’est dans ce même pays que, pendant une semaine, des centaines de défenseurs des libertés sur le Net (et pas seulement), représentant des dizaines d’ONG de défense des droits de l’homme, ont discuté avec des responsables de gouvernements, d’instances multilatérales et d’entreprises privées, des politiques à mettre en oeuvre pour promouvoir et défendre les droits de l’homme et la liberté d’expression.
L’Azerbaïdjan est au 162e rang (sur 179) au classement de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières. Une cinquantaine de journalistes ont été attaqués ou menacés l’an passé, et cinq d’entre-eux, plus un blogueur, croupissent encore aujourd’hui en prison. Dans ce contexte, Bakou n’en accueillait pas moins du 6 au 9 novembre le 7e Forum sur la gouvernance de l’Internet (IGF), réunissant 1 500 représentants de gouvernements, d’instances multilatérales, de la société civile et du secteur privé.
Le premier jour était essentiellement consacré aux ONG, qui y ont beaucoup discuté des droits de l’homme, de la censure et de la liberté d’expression. Deux rapports ont été publiés à cette occasion : le premier, “En quête de liberté” [pdf], dresse précisément la liste des atteintes aux libertés, et des Azerbaïdjanais qui ont été harcelés, voire incarcérés, pour s’être exprimés sur Internet. Le second, intitulé “Le droit de garder le silence” [pdf], revient plus précisément sur les multiples façons qu’a le régime de museler ses opposants, journalistes, défenseurs des droits de l’homme ou bien manifestants.
Etrangement, la table ronde où furent dévoilés ces deux rapports connut un petit incident technique, et le traducteur se retrouva obligé de parler sur le même canal audio que celui dont il devait traduire les propos. Résultat : quand l’interlocuteur parlait en anglais, la traduction azérie était quasi-incompréhensible, et vice-versa, empêchant tout réel échange avec les Azerbaïdjanais, sauf à parler en anglais.
Quand la parole fut donnée à la salle, deux personnes cherchèrent à monopoliser la parole, pour défendre le gouvernement d’Azerbaïdjan. Quand la modératrice leur rappela qu’il faudrait que la parole puisse tourner, ils haussèrent le ton : “Vous vous présentez comme des défenseurs de la liberté d’expression, mais vous voulez nous censurer ! Censeurs !“…
Le lancement officiel de l’IGF étant officiellement prévu au lendemain de cette journée offerte aux ONG, il n’y avait ni nourriture, ni cafétéria, ni buffet, ni restaurant ni café. Nous dûmes donc nous contenter d’une seule et unique fontaine d’eau, pour plusieurs centaines de participants, qui durent partager les gobelets (l’eau du robinet n’est pas potable, en Azerbaïdjan).
L’accès Internet connut lui aussi quelques ratés : avec une seule borne Wi-Fi pour plusieurs centaines de professionnels de l’Internet, le contraire eut été étonnant. Le lendemain, jour de l’inauguration, deux autres points d’accès Wi-Fi furent certes rajoutés. Mais avec 1 500 participants invités… il fut quasiment impossible, pendant toute la durée de cet “Internet Governance Forum“, de se connecter au réseau. Un comble.
La cérémonie d’ouverture, où se succédèrent près d’une vingtaine de ministres et “officiels“, à raison de cinq minutes de temps de parole chacun, aurait pu être un moment protocolaire gnan-gnan. Il n’en fut rien, ou pas seulement, grâce à quelques intervenants aux propos détonants.
Nous devons tous devenir des marchands de paix
… expliqua ainsi Jean-Guy Carrier, président de la Chambre de commerce internationale (ICC) : plus les informations circulent, plus il y a du business à se faire, la libre circulation des informations sur l’Internet contribuant notablement à celle des biens et marchandises… ce pour quoi la Chambre de commerce apprécie tout particulièrement ce genre de grand rassemblement.
Lynn Saint Amour, président de l’Internet Society, a de son côté martelé que “personne, aucun organe, ne devrait contrôler Internet“, un plaidoyer activement soutenu par Lawrence E. Strickling, du département du commerce des Etats-Unis, qui a défendu un “Internet sûr et à l’abri de tout contrôle gouvernemental“, seul à même de favoriser la liberté d’expression et le développement du commerce.
Alors que tous les coups étaient permis à l’occasion de la présidentielle américaine, Strickling souligna ainsi qu’aux Etats-Unis, la majorité et l’opposition, “à l’unanimité du Congrès“, se sont prononcés en faveur de cette approche “multipartite” de la gouvernance de l’Internet, associant société civile, entreprises privées, gouvernements et instances multilatérales… Omettant soigneusement de préciser que l’ICANN, l’organisme en charge des noms de domaine, est, lui, contrôlé par les Etats-Unis.
Ziga Turk, représentant la Slovénie, s’étonna quant à lui du fait que les policiers n’étaient pas autorisés à fouiller tout ce qu’il y avait dans les camions et les voitures, alors que de plus en plus d’acteurs, publics ou privés, sont amenés à surveiller le contenu de nos communications et échanges de données sur l’Internet. Carlos Alfonso, de la NUPEF (un centre de recherche brésilien choisi pour représenter la société civile lors de la session inaugurale) plaida pour sa part “contre la militarisation de l’Internet“, assimilant la surveillance préventive à un “crime” qu’il conviendrait de punir.
Mais c’est la plus jeune des intervenantes, et l’une des deux seules femmes invitées à parler, l’eurodéputée pirate Amelia Anderstrotter, qui, seule, fut applaudie par l’auditoire : après avoir déploré que “très peu de gouvernements [aient] reconnu et compris qu’il fallait protéger les internautes” des abus dont ils pourraient faire l’objet, elle lança un vibrant “Allez vous faire foutre ! C’est ma culture !“, rappelant que George Michael avait déclaré que si les industriels du copyright refusaient d’évoluer et de le laisser créer, ils devraient s’en aller…
Fuck you, this is my culture !
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D’aucuns pourraient penser que discuter de la protection de la vie privée, des technologies de surveillance, de la censure et de la liberté d’expression, dans un pays recouvert, dans les rues, les hôtels et les magasins, de portraits de Heydar Aliyev, ancien haut responsable du KGB et membre du Politburo soviétique devenu président (autoritaire) de l’Azerbaïdjan, mort en 2003, et père d’Ilham Aliev, l’actuel président de la république d’Azerbaïdjan, élu à 88,73% des voix, ne manque pas de piquant.
Le soir de la journée consacrée aux ONG, Google avait loué un Karavansarai pour y installer une “Big Tent“, y diffuser une vidéo présentant les atteintes à la liberté d’expression en Azerbaïdjan, et faire débattre un blogueur opposant, et le dirigeant d’une organisation de la jeunesse proche du gouvernement. L’échange fut vif, mais courtois, les représentants de Google se déclarant fiers d’avoir ainsi contribué à faire débattre des gens qui, jusqu’alors, ne s’étaient jamais parlé.
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L’histoire d’Emin Milli (twitter, Facebook) est probablement celle qui résume le mieux le paradoxe azerbaïdjanais. Blogueur, agitateur d’idées et intellectuel né en 1979, il fait partie de ces nombreux “dissidents” à avoir été incarcérés, non pas pour leurs idées ou leurs opinions, mais pour des faits criminels. Certains ont été accusés de toxicomanie, ou de trafic de drogue, lui a été condamné à 2 ans et demi de prison pour “hooliganisme” : après s’être fait casser la figure, sans raison, par deux brutes dans un restaurant, il avait bêtement été porter plainte au commissariat. Les deux brutes ont été relâchées par les policiers, lui et son ami ont été incarcérés. À leur décharge, ils venaient de mettre en ligne, sur YouTube, une vidéo brocardant le gouvernement, qui avait acheté, très cher, une tripotée d’ânes…
Profitant de l’IGF, Emin Milli a publié dans plusieurs quotidiens européens une lettre ouverte au président de l’Azerbaïdjan (je l’ai traduite en français : « L’Internet est libre »… mais pas notre pays.), où il explique que, certes, l’Internet est libre dans son pays, mais que le problème, c’est précisément que son pays, lui, n’est pas libre. Et que si l’on peut effectivement s’y exprimer librement, nombreux sont ceux qui sont emprisonnés, menacés, harcelés, espionnés, qui voient leurs proches, conjoints, frères et soeurs, parents et amis, perdre leur travail, cesser de communiquer avec eux, les pousser à se taire.
En accueillant l’IGF, l’Azerbaïdjan a cherché à briller dans le concert des Nations, opération de “green-washing” que Ben Ali avait inauguré en accueillant le premier Sommet mondial de l’information, prémice de l’IGF, en 2005 à Tunis. De l’aéroport au centre de Bakou, l’autoroute était bordée de palissades et décoration permettant de cacher à la vue des voyageurs ce qui se passe de l’autre côté de ces murs artificiels érigés pour masquer la réalité du pays.
Je voudrais vous dire merci, Mr le président de l’Azerbaïdjan, de m’avoir permis de rencontrer Khadija, Emin et tous ceux qui, en osant s’exprimer en toute liberté, au risque d’être incarcérés ou battus, font l’honneur de votre pays.