Les corbeaux de Wikipedia

Le 7 août 2009

Une anomalie se cache dans le hors série estival de Vendredi (sommaire), best of de la première saison de cet hebdomadaire (dont je suis et que je ne saurais que trop vous conseiller de consulter, lire, acheter, recommander et… conserver). Les premiers n° proposaient en effet des “net.enquêtes” effectuées au travers de l’internet, journalisme d’investigation dont [...]

Vendredi n° spécial estival 2009Une anomalie se cache dans le hors série estival de Vendredi (sommaire), best of de la première saison de cet hebdomadaire (dont je suis et que je ne saurais que trop vous conseiller de consulter, lire, acheter, recommander et… conserver).

Les premiers n° proposaient en effet des “net.enquêtes” effectuées au travers de l’internet, journalisme d’investigation dont les résultats n’ont été publiés que dans l’hebdo papier… mais jamais sur le Net. Or, Vendredi ne republie a priori que ce qui a préalablement été publié sur le www.

Ce n° spécial estival fait exception, à cause d’un article que j’avais consacré, l’an passé, aux multiples manip’, intox et désinformations que certains tentent d’effectuer au travers de l’encyclopédie Wikipedia -et qui sont systématiquement repérées, et corrigées, faut-il le préciser.

La non-publication, sur le Net, de cette “net.enquête” est d’autant plus dommageable que je fus, avec Nicolas Kayser-Bril, l’un des tous premiers journalistes à m’être sérieusement penché (pour Le Monde) sur les piratages de la version francophone de Wikipedia.

Le sujet m’avait d’ailleurs tellement passionné que j’y avais aussi consacré un petit site anthologique, Wikivala, qui a d’ailleurs servi de trame à cet article-là datant, je le répète, de septembre 2008, d’autres manip’ ayant depuis été identifiées, émanant notamment de l’industrie pharmaceutique, de TF1, mais aussi des ministères de l’Intérieur et de la Culture :

Les corbeaux de Wikipedia

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Avec plus de 11 millions d’articles dans plus de 250 langues, et plus de 700 000 en français, l’encyclopédie collective Wikipedia truste souvent les premières places des moteurs de recherche. Or, et à la différence des médias susceptible de prêter le flanc à des pressions politiques ou publicitaires, il est quasi-impossible de contrôler, influencer ou manipuler cette forme d’intelligence collective, ou « sagesse des foules ». La tentation est donc grande, pour certains, d’essayer de la tripatouiller, d’autant que tout un chacun peut librement y contribuer, rajouter, corriger ou effacer tout ou partie des articles répertoriés. Plongée dans les petites manip’ politiques de Wikipedia.

Le FBI, la CIA, l’église de Scientologie, Al-Jazeera, les gouvernements américains, turcs et israéliens, Exxon, Disney, Fox News… depuis des années, des centaines d’organismes publics et entreprises privées ont, discrètement, rectifié ce qui, dans Wikipedia, ne leur convenait pas. Sauf que l’anonymat, sur l’Internet, ça n’existe pas (voir encadré).

On découvrit ainsi que pendant des mois, les ordinateurs du ministère de l’Intérieur étaient considérés comme des « pirates » par Wikipedia, et que la somme de « vandalismes » qui lui furent imputés amenèrent les administrateurs de l’encyclopédie à lui interdire d’effectuer quelque modification que ce soit. Un ou plusieurs policiers avait en effet allègrement pompé, sans autorisation, une foultitude de textes sur d’autres sites web pour les copier/coller dans l’encyclopédie participative. D’autres faisaient dans le « vandalisme », à l’instar de ce fonctionnaire qui s’obstinait à préciser qu’antisarko.net était le « site officiel » de l’UMP, ou de cet autre qui traita le président algérien, Aziz Bouteflika, de « clown de la République ». Certains s’en servirent enfin pour régler leurs comptes, tel ce policier qui effaça l’article consacré à Jean-Claude Marin, procureur balladuro-chiraco-sarkozyste de la République de Paris, ou cet autre qui dénonça la « servilité envers l’administration » du Schtroumpf (surnom donné au « Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la Police nationale »).

Mais l’Intérieur est loin d’être le seul à avoir piraté Wikipedia, et le ministère de la Culture s’est lui aussi vu banni de Wikipedia, pendant 6 mois, suite aux vandalismes répétés de la page consacrée au Mariage dans la tradition chrétienne effectué depuis les ordinateurs du ministère. Au Minefi, un crâne d’oeuf effaça quant à lui d’un clic de souris le passage consacré au HLM de luxe que louait, à prix d’ami et en violation de la règle édictée par Jean-Pierre Raffarin, Jean-François Copé, alors ministre délégué au Budget. Au ministère de l’Education, quelqu’un aseptisa les démêlés judiciaires de Xavier Darcos, lorsque, jeune professeur de lettres en 1982, il avait fait plancher ses élèves sur un sujet très voisin de celui qui fut proposé au bac trois jours plus tard. Le mammouth sait aussi faire dans l’humour : c’est en effet à l’un de ses fonctionnaires que l’on doit la création de la fiche consacrée à Trifouillis-les-oies, ainsi qu’à son jumelage avec “Perpète-les-Andouillettes”… Plus fort encore : à l’Elysée, quelqu’un chercha à mettre en avant la noblesse de Bernadette Chirac (née Chodron de Courcel) en effaçant ce pour quoi elle ne peut précisément pas revendiquer de titre de noblesse.

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La liste des pirates ne s’arrêtent pas aux ors de la république. L’adresse IP de la mairie de Paris a elle aussi été bloquée, après plusieurs traficotages des pages de Bertrand Delanoë, Yves Contassot et Françoise de Panafieu. A la mairie de Marseille, quelqu’un gomma le fait que Jean-Claude Gaudin a été élu grâce aux voix du Front National, dont il avait « largement favorisé l’explosion » en région Paca. Au conseil général des Hauts-de-Seine, quelqu’un effaça les passages les plus sombres de la biographie de Charles Pasqua. Et puis il y a les récidivistes, qui usent et abusent de Wikipedia, et qui n’en démordent pas. La mairie de Levallois a ainsi maintes fois tenu à rectifier la fiche de Patrick Balkany, soit pour l’embellir soit pour la purger. La fellation qu’il imposa à sa maîtresse sous la menace d’un 357 Magnum ? Quelqu’un, à la mairie, tient à préciser qu’”aucune suite judiciaire ne sera cependant donnée à cette accusation non étayée”. L’interview où il avait déclaré qu’il n’y avait pas de misère en France et que les pauvres y vivaient très bien ? Sabrée. Le million d’euros qu’il aurait détourné ? Caviardé. Le niveau d’endettement de sa municipalité, évalué à 1,4 milliards de francs en 1996 ? Censuré. Le rapport de la chambre régionale des comptes qui stigmatisait la “comptabilité parallèle et certainement occulte” de son comité des fêtes ? Disparu. Sa condamnation, pour gestion de fait, le déclarant débiteur envers sa commune de 523 897,96 euros ? Effacée, puis réinscrite, probablement par un dissident de la municipalité, ou bien un repenti…

Les médias savent eux aussi traficoter Wikipedia. A TF1, on a ainsi censuré le lapsus de Jean-Pierre Foucault qui, au moment de lancer la chanson ‘’À l’envers à l’endroit’’ de Karen Cheryl, annonça qu’elle allait chanter… ‘’Par devant par derrière’’ ! PPDA n’est pas en reste : TF1 a ainsi allègrement couper l’intégralité des chapitres consacrés à la vie privée du journaliste, mais aussi celui relatif à sa “déontologie journalistique”. Exit, donc, l’interview truquée de Fidel Castro, et sa condamnation, en appel, à 15 mois de prison avec sursis et 200 000 francs d’amende (30 489, 80 euros) pour « recel d’abus de biens sociaux » dans l’affaire Michel Noir et Pierre Botton. On aurait tort, cela dit, de ne voir dans TF1 qu’un censeur cherchant à protéger la moralité de ses salariés. La TV de Bouygues sait aussi s’en servir pour son autopromo, pour y créer la page consacrée à Sept à huit, ou encore se faire passer pour un adolescent et quémander le rétablissement d’une page consacrée à l’un de ses obscurs animateurs que les administrateurs de Wikipedia, qui tiennent à la bonne tenue de leur encyclopédie, avaient effacé.

Au-delà de ce genre de piratages, les discussions, associés à chaque article de l’encyclopédie, sont parfois le lieu de révélations croquignolets. Patrick Devedjiany y précise ainsi que « le rappel de condamnation amnistiée est un délit en France, comme dans la plupart des démocraties », et qu’il est donc interdit d’expliquer de pour quoi il avait été condamné, du temps où il bastonnait du gauchiste avec ses amis (dont Gérard Longuet et Alain Madelin) du mouvement d’extrême-droite Occident, peu avant 1968. La page de discussions de Cécilia Sarkozy, devenue Cécilia Attias, est quant à elle un vrai roman feuilleton. L’an passé, elle détailla, quasiment au quotidien, la chronique de sa séparation puis de son divorce d’avec le chef de l’Etat, ainsi que des pressions de Cécilia et Nicolas sur les journalistes et les médias. On y retrouve a peu près toutes les rumeurs qui ont circulé l’an passé, et qui se sont pour la plupart avérées être des informations, mais que les Wikipédiens ne voulaient pas relayer tant qu’elles n’avaient pas été officiellement confirmées. Si d’aucuns vouent Wikipedia aux gémonies, au prétexte qu’on y trouverait des approximations, voire des contre-vérités, force est de constater que les Wikipédiens se font forts de vérifier les informations qu’ils relaient, et d’écarter celles qu’ils ne parviennent pas à recouper. Mieux : la majeure partie des piratages sont és dans l’heure ou les jours qui suivent. Mais elles laissent aussi des traces et il est donc possible de remonter dans le temps pour savoir qui a modifié quoi, et quand.

Conscient de ce fait, certains tentent de démontrer que Wikipedia c’est du n’importe quoi, et qu’il faudrait y rajouter un brin de vérité « officielle », pour mieux l’encadrer. En juin dernier, l’agence Euro RSCG C&O accusa ainsi Wikipedia de « cannibaliser l’image des entreprises du CAC 40 et de leur dirigeants ». Fichtre : « 29 dirigeants du CAC 40 voient l’article Wikipédia portant sur leur biographie arriver en 1ère position sur Google.fr »… L’encyclopédie ayant pour « objectif d’offrir un contenu libre, neutre et vérifiable », il y est en effet parfois question des casseroles de certains de ces dirigeants. Ainsi de la mise en examen de Christophe de Margerie, DG de Total, dans le volet français de l’affaire Pétrole contre nourriture, de la mise en cause pour « blanchiment aggravé » de Daniel Bouton (Société Générale) dans l’affaire des chèques du Sentier, ou encore du possible délit d’initié d’Arnaud Lagardère lorsqu’il a vendu une grande partie de ses actions EADS… Ce que la boîte de com’, en bon petit soldat de ses clients, ne pouvait que déplorer. Filiale du groupe Havas, Euro RSCG C&O se targue en effet d’être « la première agence de communication corporate en Europe », et de compter parmi ses clients « une centaine des plus grandes entreprises françaises et internationales ». Bref : elle touche des millions pour améliorer l’image de ses clients, que quelques obscurs internautes se plaisent à écorner, gratuitement. Euro RSCG proposa donc à Wikipedia la création d’un « nouveau standard de communication », le N.D.L.E., pour « note de l’entreprise », sur le mode des N.D.A. (note de l’auteur), N.D.L.R. (note de la rédaction) et N.D.T. (note du traducteur), « parce qu’il n’y a aucune raison que la voix des anonymes ait plus de poids que celle de l’entreprise ou du dirigeant concerné ». La proposition fut bien évidemment rejetée : on n’imagine pas l’encyclopédie Britannica, non plus que le petit Robert, être revus et corrigés par Havas, Total ou Lagardère. Pour que le message soit encore plus clair, David Monniaux, l’un des administrateurs de Wikipedia, par ailleurs chercheur au CNRS et enseignant à Polytechnique, mit quant à lui carrément les pieds dans le plat : « Nous comprenons que certains médias, blogueurs et journalistes soient sensibles aux “attentions” d’acteurs économiques. Les moyens qui conviennent pour les inciter à avoir une attitude “coopérative” risquent cependant de ne pas fonctionner pour Wikipédia, notamment en raison de sa nature décentralisée et sans publicité ». Et voilà comment quelques milliers d’internautes passionnés, bénévoles et désintéressés parviennent à mettre le CAC 40 en particulier, et les grands de ce monde en général, à leur pied.

Jean Marc Manach

Wikiscanner

ENCADRE :

Virgil Griffith, un étudiant en intelligence artificielle américain de 24 ans, décidé l’an passé d’identifier tous ces anonymes qui piratent Wikipedia depuis les ordinateurs de grosses organisations. L’objectif était titanesque, le modus operandi simplissime. Les anonymes qui modifient l’encyclopédie y sont en effet identifiés par leurs adresses IP (pour Internet Protocol), un numéro identifiant tous les ordinateurs sur les réseaux. Il récupéra donc la base de données de Wikipedia et la compara avec celle des adresses IP. Et pour se faciliter la tâche, il lança un site web, le Wikiscanner, pour inciter tout un chacun à repérer les manipulations de cette internationale des bidouilleurs anonymes. Au final, des milliers de manip’ furent ainsi mises à nues, et leurs auteurs démasqués. Car si ces traficotages sont, en règle générale, repérées et corrigées dans la foulée par les Wikipédiens, elles laissent des traces : Wikipedia propose en effet un « historique » permettant de remonter dans le temps et de savoir qui a modifié quoi, quand.

SOURCES :

Le wikiscanner : http://wikiscanner.virgil.gr/

WikiVala, qui recense le « best of » des piratages dans l’édition francophone de Wikipedia : http://manhack.net/wikiscanner/

WikiWatch, le « best of » anglo-saxon : http://www.wired.com/threatlevel/tag/wikiwatch/

La liste des organismes bloqués et avertis : http://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gorie:Organisme_bloqu%C3%A9_et_averti

Liste des vandalismes en cours : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Vandalisme_en_cours

Liste des articles non neutres : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Liste_des_articles_non_neutres

Le communiqué d’Euro RSCG C&O : http://www.eurorscgco.com/Upload/Actualites/Le%20CAC40%20et%20Wikipedia.pdf

DeletionPedia, qui remet en ligne les pages effacées de la version anglaise de Wikipedia : http://deletionpedia.dbatley.com/

PS : vous avez tenu jusque là ? Préparez-vous au pire… Virgil Griffith prépare la V2 de son Wikiscanner.

Article initialement publié sur Bugbrother

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