Peut-on interdire l’établissement de liens vers son site Internet ?

Le 6 novembre 2009

Voici quelques semaines, j’avais promis à Éric de rédiger un billet sur les entreprises qui veulent interdire les liens vers leur site. Chose promise, chose due, d’autant que le sujet ne m’est pas totalement étranger : le droit des liens hypertexte, c’était le thème de mon mémoire de DEA. Éric pose la question suivante : “Ces sites [...]

Voici quelques semaines, j’avais promis à Éric de rédiger un billet sur les entreprises qui veulent interdire les liens vers leur site.

Chose promise, chose due, d’autant que le sujet ne m’est pas totalement étranger : le droit des liens hypertexte, c’était le thème de mon mémoire de DEA.

Éric pose la question suivante : “Ces sites ont-ils le droit de vous interdire de les linker ?” L’esprit retors brûle de lui répondre : ils en ont le droit, puisqu’ils le font. C’est que la question devrait plus précisément se poser dans les termes suivants :

La décision par une entreprise d’interdire au public d’établir des liens hypertexte vers son site Internet peut-elle valablement produire l’effet escompté ?

Autrement dit : le problème n’est pas tant de savoir si on a le droit d’interdire, mais plutôt si cette interdiction a la moindre portée. Par exemple, je peux bien décider d’interdire à mon voisin de jouer de la perceuse le dimanche à 7 heures du matin. Mais ce qui compte réellement, c’est de savoir d’une part si la loi m’offre les moyens de faire suivre cette interdiction d’effets, et d’autre part, le cas échéant, ce que risque mon voisin s’il s’amuse à méconnaître mes avertissements respectueux.

Dans l’affaire qui nous intéresse, il faut donc en premier lieu se demander si la loi offre la possibilité d’interdire les liens hypertexte. Brisons là le mystère ; la réponse courte est : pratiquement jamais.

J’écris “pratiquement” parce que le Tribunal de commerce de Paris a rendu le 26 décembre 2000, dans une affaire opposant les sociétés Havas Numérique et Cadres On Line à la société Keljob, une ordonnance de référé dont la portée peut être résumée ainsi (c’est moi qui graisse) :

Si la pratique de liens hypertextes peut favoriser le développement du réseau internet, c’est à la condition sine qua non du respect incontournable des lois et règlements qui régissent le droit de la propriété intellectuelle. Au surplus, s’il est admis que l’établissement de liens hypertextes simples est censé avoir été implicitement autorisé par tout opérateur de site “web”, il n’en est pas de même pour ce qui concerne les liens dits “profonds” et qui renvoient directement aux pages secondaires d’un site cible, dans passer par la page d’accueil. En conséquence, toute création d’hyperliens entre les sites du réseau internet, quelle que soit la méthode utilisée et qui aurait pour conséquence de détourner ou dénaturer le contenu ou l’image du site cible vers lequel conduit le lien hypertexte, de faire apparaître ledit site cible comme étant le sien, sans mentionner la source, de ne pas signaler à l’internaute de façon claire et non équivoque qu’il est dirigé vers un site ou une page web extérieur au premier site connecté, sera considérée comme une action déloyale, parasitaire et une appropriation du travail et des efforts financiers d’autrui.

De ces mots d’une grande sagesse (jamais démentis à ma connaissance), il faut tirer les conclusions suivantes :

1. Mettre en ligne un site Internet, c’est accepter implicitement que d’autres établissent des liens vers ce site. À celui qui ne veut pas courir ce risque, il est recommandé d’en rester au Minitel.

2. Toutefois, les liens hypertexte n’échappent pas aux lois en vigueur. Ils peuvent, employés avec malice, servir toute une série de pratiques sanctionnées notamment par le droit d’auteur, le droit pénal, et, en l’espèce, la responsabilité civile délictuelle.

3. Le respect d’un certain nombre de bonnes pratiques permet de se tenir éloigné des foudres de la justice :

  • Ne pas cacher à l’utilisateur, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’apprête à visiter un site extérieur au vôtre ;
  • Ne pas utiliser le lien comme une façon de profiter indûment du travail d’autrui ;
  • Autant que possible, éviter d’utiliser l’intitulé du lien comme un moyen de déverser sa haine contre l’auteur ou l’éditeur du site lié.

Tant que demeurent respectés ces quelques principes de bon sens, telle ou telle entreprise peut bien interdire l’établissement de liens vers son site, elle aura toutes les peines du monde à faire suivre sa décision d’effets.

Ma réponse est volontairement succincte, tant le droit des liens hypertexte est aussi large que l’ensemble des domaines qu’il intéresse potentiellement. Une réponse plus détaillée s’intéresserait aux questions de droit des contrats, de droit d’auteur ou encore de droit pénal — bref, à tous les domaines où une société désirant interdire les liens vers son site peut se chercher, mais le plus souvent sans succès, un fondement.

J’invite donc naturellement ceux qu’un exposé plus long ne rebute pas à consulter mon mémoire, qui date certes de 2003 mais dont les conclusions demeurent, sur le fond, assez largement valides.

» Article initialement publié sur http://sfadj.com/

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