Google:|| Cours camarade, le vieux monde est derrière toi!

Le 28 mai 2010

Plus qu'une entreprise, Google est une organisation qui a révolutionné la façon dont on utilise et pense Internet, charriant dans son sillage fantasmes, utopies et idéologies. Retour sur une entreprise totale.

Google n’est pas seulement devenu en un temps record un mastodonte de l’économie mondiale. Il incarne la troisième révolution industrielle, celle du numérique. Entreprise postmédias, postidéologique et postcapitaliste, Google est le nouveau monde qui remplace l’ancien, non sans débats passionnés. Radioscopie d’un prédateur cool.

Quand avez-vous pour la première fois « googlelisé » le nom de la nouvelle copine de votre ami d’enfance avant de les inviter à dîner tous les deux ? Ou celui de votre nouveau patron pour vous informer de ses antécédents ? Ou encore d’Isabelle Adjani pour vérifier son âge ? Quand avez-vous pour la première fois utilisé Google Earth ? Ouvert un compte gmail ? Souvenez-vous : c’était il n’y a pas si longtemps. Et pourtant une éternité.

En à peine douze ans, Google s’est imposé dans nos vies, notre vocabulaire, nos yeux, nos cerveaux, notre façon de voir le monde. « Le terme “googleliser” est le premier néologisme de l’Histoire à figurer une action et non plus un simple objet », fait remarquer Stéphane Distinguin, qui a présenté La Méthode Google, du journaliste américain Jeff Jarvis. Le Times a parlé, à propos de Google, de « l’entreprise au développement le plus rapide de l’histoire du monde ».

Parce que la révolution Google n’est pas réductible à des chiffres, même vertigineux, il nous faut comprendre en quoi Google clôt une ère et en ouvre une autre. Son modèle économique et son système de valeurs nous en donnent la mesure. Attention néanmoins : le vieux monde n’a pas dit son dernier mot.

Comment Google est devenu multimilliardaire sur des services gratuits

« Organiser toutes les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre utiles et accessibles à tous »

C’est la mission que s’assigne officiellement, et en toute modestie, Google. Ce que le spécialiste des nouvelles technologies Michael Malone, du Wall Street Journal, traduit en ces termes dans l’excellent documentaire de Gilles Cayatte, Google, la machine à penser : « Voilà un modèle économique génial : fournir un service gratuit et faire payer les annonceurs dans la coulisse. » 97 % des recettes de Google proviennent en effet de la publicité. Une « Contre-enquête » du journal Le Monde, en avril 2010, résume assez bien le procédé : « Le groupe vend des mots-clés aux annonceurs, via un système d’enchères. Si ces mots-clés font l’objet d’une recherche (de la part de l’internaute), leur lien publicitaire apparaît au-dessus ou à droite des résultats “naturels” de la recherche. » Ainsi, Google rassemble des sommes microscopiques multipliées à l’infini, puisque tout mot au monde, et ce dans toutes les langues, est à vendre. Son système de relevé des compteurs est simplissime : l’annonceur en question n’a qu’à se connecter sur AdWords, la régie pub de Google, et s’y enregistrer.

« Google est le plus extraordinaire et fascinant succès de notre époque, tant économique, médiatique que technologique. Le génie technologique s’apparente à de la magie », expliquait David A. Vise, journaliste au Washington Post et coauteur de Google Story en 2006, dans un chat au Journal du Net. À croire que les esprits les plus rationnels ont perdu tout sens critique devant l’extraordinaire réussite de Page et Brin, chapeautés par un CEO senior depuis 2001, Éric Schmidt. Mais pourquoi cette réussite ?

Parce que le potentiel de développement de Google est exponentiel. Selon le principe du redéploiement permanent, du « best effort », Google étend son domaine d’intervention à tous les secteurs. Gratuitement pour les utilisateurs, à peu de frais pour tous ceux qui ont quelque chose à vendre : des billets d’avion, un blog, des recettes de cuisine, etc., et qui ont intérêt à être bien placés en page d’accueil du site. Être bien placé signifie que le mot-clé est traité selon un indice de pertinence, lui-même calculé par PageRank en fonction de ce que l’annonceur paie et de ce que l’internaute tape. Ainsi, saisissez la lettre « a » et vous obtiendrez 13,89 milliards de réponses. Mais la première d’entre elles sur le Web français sera… « De particulier A particulier », obtenue en 0,25 seconde. Ce qui fait dire au très critique Renaud Chareyre, dans son essai Google spleen, que le métier de Google n’est pas l’information, mais la publicité. Ce qui est « sponsorisé » est-il plus pertinent que ce qui est « naturel » ? À dire vrai, tout le monde s’en fout puisque tout le monde y gagne. Nous y reviendrons.

En somme, Google n’a pas inventé une nouvelle manière de communiquer, mais a simplement adapté ses outils aux besoins de communication et d’information de l’homme moderne. C’est peu ou prou ce que répondait Mark Zuckerberg, le jeune fondateur de Facebook, interrogé sur le succès de son réseau social : il suffit d’organiser un besoin qui existe déjà. La révolution ne consiste donc pas en l’invention chimérique d’un homme nouveau :

« Google ne nous traite pas comme une masse, mais a compris que l’économie est une masse de niches – c’est-à-dire que le petit est le nouveau grand. Google ne se considère pas comme un produit. C’est un service, une plate-forme, un outil pour donner des moyens aux autres qui, jusqu’à preuve du contraire, ne connaît pas de limites », analyse Jarvis.

On comprend mieux que Google étende avec un succès égal ses principes aux autres domaines de la communication. Dans le monde horizontal de la conversation planétaire, il suffit de « donner » aux gens les moyens de converser. C’est pourquoi on peut dire avec Michel Serres (notre Grand témoin, p.176) que « le plus ignorant d’entre nous jouit désormais d’un accès assez facile à plus de connaissances que le plus grand savant du monde d’hier ». Voilà ce que devient le monde quand il est livré aux informaticiens ! Surtout quand ceux-ci se piquent de messianisme !

Comment Google invente chaque jour une nouvelle utopie planétaire

Car Google s’affiche comme l’étendard postmoderne de la mondialisation heureuse. En premier lieu dans son image publique et son management, brandis comme les « must have » du nouveau millénaire. Pensez : un Américain pure souche s’allie avec le fils d’un réfugié russe. Pour les deux comparses, la guerre froide est synonyme de paléolithique ! « Larry et Sergey étaient des étudiants de Stanford qui faisaient du roller et mangeaient des pizzas », raconte Marissa Mayer, une des vice-présidentes, dans un sourire ému. Ils inventent ensemble un nom mi-puéril, mi-savant [Nd: Le terme mathématique «gogol» signifie 10 100, soit le chiffre 1 suivi de 100 zéros. Google en est une déformation.] dont ils peinturlurent le logo de couleurs prépubères. Bleu, rouge, jaune, bleu, vert, rouge, en lettres rondes et friendly.

Dans leur premier QG, chacun des 39 salariés orne son bureau d’une lampe à volcan, symbole d’inventivité et de feu d’artifice après chauffage. On travaille sur des tables de ping-pong. Il y règne un « chaos global où plus personne ne sait qui dirige qui ». Au pays de Google, il faut être « curieux, ouvert sur le monde et aimer la technologie ». Les nouveaux « googlers » sont accueillis par les anciens lors des fameux « TGIF » (« Thanks God, It’s Friday »), où ils se doivent d’être drôles, spirituels et, donc, ouverts sur le monde, le tout en arborant des tee-shirts de geek gonflés au niveau de la brioche par des litres de Coca. La fiction Google nous est ainsi présentée sous la forme d’un phalanstère : la cantine est gratuite, les salles de sport aussi, et l’on peut s’adonner à la relaxation tant qu’on veut, puisqu’il n’y a prétendument personne pour vous surveiller. Chez Google, être sympa est un art de vivre.

Pas étonnant quand on sait que les primes versées sont, entre autres, fonction de sa cote de popularité auprès des collègues. Pour ceux qui auraient la velléité de se la jouer selfish, Google a tout prévu : les ingénieurs maison disposent de 20 % de leur temps pour travailler à des « projets perso ». Là réside le fondement philosophique de l’open source : ce qui est à moi est à toi, et vice versa. On a là un bel exemple de syncrétisme, entre la société communiste idéale et le goût de l’effort capitaliste. Peu importe, du moment que l’invention perpétuelle alimente la machine globale. Une fois de plus, tout le monde est supposé être le gagnant de ce jeu collaboratif. Afin d’éviter les dérives (déviances ?), des slogans édifiants sont rédigés à la coule – et au feutre – sur les tableaux :

« Traitez les gens avec respect… Faites un effort pour intégrer les nouveaux… Partagez, soutenez, aidez-vous les uns les autres… Célébrez, partagez joies et succès ensemble… Soyez solidaires… Saluez-vous et communiquez entre vous… Créez des liens avec d’autres équipes… Faites passer les informations sans relâche… Acceptez la pression, utilisez la pression de façon saine… »

C’est donc dans cet univers de Bisounours que se construit peu à peu l’empire Google : la « crème de la crème des universités mondiales » a le sentiment de participer à la plus grande aventure de l’histoire de l’humanité. En toute démocratie : les décisions stratégiques (la présence en Chine, les droits d’auteur) sont censées être débattues comme dans l’agora, car Google est une entreprise dotée d’une conscience. Mais surtout, on sait « rester cool malgré le succès », selon les mots du CEO himself. La « google-itude », ce serait Adam Smith revu et corrigé par Tarantino : une contre-culture branchée fondée sur la liberté, ayant digéré tous les codes de la société postidéologique. Le pari fou de sales gamins assez culottés pour défier Dieu en personne.

Don’t be evil: comment ringardiser Dieu en dix leçons

Oui, Dieu. En proposant plus qu’un slogan, plus qu’une devise. Un commandement, carrément. Stéphane Distinguin en reste bluffé : « Oser dire Don’t be evil est surprenant, démesuré. C’est une ambition de fou. » Et pourtant bien réelle. On a dit que la sentence Don’t be evil (« Ne soyez pas malfaisant ») avait été inventée pour moquer le Microsoft de Bill Gates, accusé par les autorités antitrust d’être « le mal ». Mais au-delà de sa genèse, la formule fait d’abord penser à la croisade de George W. Bush. « Axe du bien » contre « axe du mal », pas sûr que l’analogie plaise à ses concepteurs.

Et pour cause : ne pas être malfaisant signifie davantage que le simple rejet du camp adverse, à supposer qu’il existe dans la vision globale de ces citoyens sans frontières. Il s’agit bien au contraire d’une conception mégalomaniaque du grand dessein auquel se livrent Brin et Page : celui de concurrencer Dieu sur son propre terrain. Tel le roi Nemrod obsédé par la construction de sa tour pour atteindre le ciel, les deux compères ne se sont fixé aucune limite. Ils n’aspirent ni plus ni moins qu’à « changer le monde », le tout en jean-baskets. Le commandement premier Don’t be evil est ainsi accompagné de dix recommandations inscrites au frontispice du Googleplex . Elles dessinent le paysage d’un postcapitalisme mystique dans son idéologie (une nouvelle frontière pour l’humanité) et « tarantinesque » dans sa régurgitation démesurée des codes du passé (« adulescence », jeunes gens décérébrés et gavés de références).

Totalement décomplexés et, il faut bien le dire, un peu ridicules, les deux anciens potes de fac ? Oui. Mais malheur à qui ne les prendrait pas au sérieux. Il faut toujours prendre au sérieux ceux qui construisent des églises. Et qui y parviennent.

La suite de cet article est disponible ici.

Article publié dans le magazine Usbek & Rika, disponible à partir du 3 juin

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Crédit Photo Flickr CC : Manfrys.

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