Neutralité du net: vers un faux débat ?

Le 10 août 2010

La question de la neutralité du net semble complexe. Pourtant, il suffit de respecter quelques principes, et ne pas tout mélanger, pour que ça apparaisse plutôt simple.

Internet est l’interconnexion de 64511 réseaux publics routés par le protocole IP. Et le principe de la neutralité veut que, sur ce réseau, tout contenu, service et application doivent circuler à la même vitesse, sans restriction ni discrimination de la part des tuyaux (opérateurs et fournisseurs d’accès Internet), quels que soient leur source, destination et objet.

En France, depuis quelques mois, rapports, auditions, et consultations se succèdent et s’accumulent à tous niveaux : ministères, autorités, parlement. Seule réelle urgence à l’agenda : la transposition du Paquet Télécom adopté par le Parlement Européen en novembre 2009. Les États membres doivent avoir transposé et publié la nouvelle réglementation en droit interne au plus tard le 25 mai 2011.

Aujourd’hui, le gouvernement semble vouloir aller vite, et légiférer bien au-delà de la seule question de la neutralité du net. Le danger est qu’il veuille satisfaire un peu tous les acteurs (opérateurs, ayants-droits, fournisseurs de contenus, État, etc.), aille dans l’urgence, et sorte un texte compliqué qui oublie ou porte atteinte aux fondamentaux. Pourtant, à partir du moment où certains principes sont respectés, une grande partie des débats est évacuée.

Rapports, consultations et… rapports

En mars dernier, le CGIET (Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies) rattaché à Bercy, remet son rapport «La neutralité dans le réseau internet» (pdf). Il est suivi en avril par le colloque “Neutralité des réseaux” (pdf), puis en mai par la consultation publique de l’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes), dont les propositions n’ont toujours pas été publiées. Parallèlement, en mars, le ministère de la culture, via la DGMIC (Direction Générale des Médias et des Industries Culturelles), lance un appel à propositions. Une étude était “attendue” fin avril ; la DGMIC n’a pas répondu à notre demande d’informations à ce sujet.

De son côté, en février, la secrétaire d’État à l’économie numérique Nathalie Kozuiscko-Morizet s’entoure d’un “panel d’experts” et ouvre une consultation publique, dont les résultats ont été publiés en juin. Ceci pour alimenter un rapport demandé par le Parlement. Via un amendement, proposé par la députée Laure de la Raudière (UMP), rapporteur de la loi sur la fracture numérique de novembre 2009. Le 1er août sur Twitter, NKM annonce que ce rapport a été remis la veille aux parlementaires. Elle commente : «Des pistes intéressantes. A discuter à la rentrée». Le rapport n’a pas été publié. Ce sont les députés qui décideront de le rendre ou non public . «Logiquement cela devrait être le cas mais plutôt en septembre car c’est une décision collégiale» a commenté NKM.

De la neutralité du net au filtrage

Samedi dernier, Libération, qui s’est procuré le rapport, en “résume les principales lignes”, développées hier sur Écrans. Elles sont nombreuses, et peu limpides. En clair, ça part dans tous les sens, et loin de la seule question de la neutralité du net.

Pour commencer le rapport ne se limite pas à la neutralité du net, mais englobe la neutralité des réseaux. Internet donc, mais aussi les services de téléphonie, les services audiovisuels, etc. Si tous ces services sont livrés en technologie IP et débouchent sur un même point de terminaison, chacun a ses spécificités (techniques, économiques, etc.). Et donc la première question est de savoir dans quelles mesures le gouvernement compte différencier les pratiques, et réguler ces différents services.

Par exemple, à propos des réseaux mobiles, Libération explique que le gouvernement n’a rien à redire aux limites imposées par les opérateurs telle “l’interdiction des échanges en peer to peer, la consultation des vidéos en streaming ou de la téléphonie sur le web”. Mais à condition que ces restrictions respectent les principes de “transparence et de non-discrimination” écrit le quotidien. “Interdiction” mais “non-discrimination” ?

Il n’exclue pas la mise en œuvre d’offres différenciées” (sur les mobiles seulement selon Libé, partout selon Écrans). Sur Internet, cela signifierait la fin de l’accès illimité (et d’offres simples) pour tous avec un saucissonnage des offres dont la tarification pourrait varier selon le trafic, le débit, ou la qualité des services.

Aussi le rapport estime que la «seule réponse efficace à l’augmentation du trafic à moyen et long terme » est «l’investissement dans de nouvelles infrastructures». Mais encore ? La question auquel le gouvernement va devoir répondre est qui va payer et sous quelle forme : les opérateurs, les fournisseurs de services (dont Google au premier plan), l’État, les abonnés, etc. ?

Le rapport ne s’arrête pas là. Et déborde sur les services. A propos des “moteurs de recherche” et de leurs “algorithmes secrets”, écrit Libération,  “les auteurs préconisent que le gouvernement saisisse la Commission européenne pour aborder la question hypersensible de la neutralité des référencements. Il s’agit encore d’un autre débat — dénommé “search neutrality” aux États-Unis — qui vise essentiellement Google. Et qualifié d‘”asburde” par certains commentateurs outre-atlantique. Les algorithmes étant, selon eux, par nature non-neutres. Comme le note ZDnet, ce point a été soulevé par Orange dans sa réponse à la consultation de NKM. L’opérateur écrit : “90% des recherches (…) en France sont ordonnancées selon les critères de l’algorithme d’un moteur de recherche particulier. C’est sur cet ordonnancement qu’est fondé le modèle économique du moteur. Il est donc difficile de ne pas s’inquiéter de la neutralité de la sélection des informations proposée aux Internautes par ce moteur”.

Transposition du Paquet Télécom

Parallèlement, en mai dernier, la DGCIS (Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services), rattachée à Bercy, lance une consultation publique sur le projet de dispositions législatives de transposition (pdf) en droit français du Paquet Télécom. En plus d’un règlement, ce dernier est composé de deux directives dont certains articles concernent la neutralité. Une proposition de transposition a été présentée en conseil des ministres, et le processus législatif devrait être lancé à la rentrée. Ceci afin de respecter le calendrier, soit avoir transposé la nouvelle réglementation avant le 25 mai 2011.

Le gouvernement a trois solutions. Soit un projet de loi “normal” examiné par les deux chambres. Soit utiliser les ordonnances, qui lui permettent de prendre directement, et rapidement, des mesures relevant du législatif. Soit encore opter pour une méthode mixte. C’est-à-dire déposer un projet de loi “normal” composé de dispositions législatives ainsi que d’articles d’habilitation. Cette dernière solution semble privilégiée. “On est assez pressé” nous indique le cabinet de NKM. “Et la transposition est très technique et essentiellement réglementaire, elle ne donne pas énormément de marges de manœuvre“. Tout en soulignant que ça sera au Parlement de décider.

Ensuite, si le Parlement juge que la transposition n’est pas suffisante, il pourra, dans un deuxième temps, décider d’aller plus loin en déposant une proposition de loi ou de résolution. Ce qui, d’après la députée Laure de la Raudière, est prévu par la majorité. “Le groupe UMP a prévu de travailler sur une PPL sur la neutralité du net à la rentrée” écrit-elle sur twitter. Ce à quoi le député Lionel Tardy répond : “Faudra bousculer l’agenda…” Selon différentes sources, vu l’agenda parlementaire, cela ne devrait pas être débattu avant la fin de l’année ou début 2011.

Que dit le Paquet Télécom ?

Le Paquet Télécom se limite “essentiellement à la transparence, et au renforcement du rôle” des autorités nationales réglementaires (l’ARCEP donc en France), commente la cabinet de NKM.

En effet, la directive (2009/136/CE) n’interdit pas la discrimination si c’est fait de manière transparente : “les utilisateurs devraient, en tout état de cause, être pleinement informés de toute limitation imposée par le fournisseur de service et/ou de réseau quant à l’utilisation de services de communications électroniques. Ces informations devraient préciser, au choix du fournisseur, soit le type de contenu, d’application ou de service concerné, soit des applications ou services déterminés, soit les deux”.

De son côté l’article 8 de la directive (2009/140/CE) dit : en favorisant la capacité des utilisateurs finaux à accéder à l’information et à en diffuser, ainsi qu’à utiliser des applications et des services de leur choix.» Cet article a été particulièrement débattu au Parlement Européen. Lors de sa première lecture, il assurait une garantie, affirmant : “les utilisateurs finaux doivent pouvoir accéder, diffuser, et utiliser. Dans la version adoptée, les opérateurs ont juste à “favoriser”. Il parlait aussi de limiter ces principes aux contenus/applications/services licites. Ce qui a finalement été supprimé, mais ne manquera sûrement pas de réapparaître dans le cadre de la consultation lancée fin juin par la Commission Européenne.

La neutralité peut-elle être non neutre?

De même, en France, de Brice Hortefeux“Le respect du principe de neutralité des réseaux ne s’applique pas aux sites illicites“‘ — à Pascal Rogard, le directeur de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques ) – «Je n’ai pas de définition de la Net neutralité. Par contre je sais que la Net neutralité ne peut pas être la Net impunité” — certains souhaitent limiter la neutralité aux seuls contenus licites.

Ce que soutient le rapport de NKM : «les agissements illicites (…) doivent être poursuivis et sanctionnés, ce qui peut impliquer la mise en place de dispositifs de filtrage ou de blocage de certains contenus». Parmi ces “agissements illicites”, on retrouve pèle-mêle : “fraudes et escroqueries, délits de presse, atteintes à la vie privée, contrefaçon, piratage des œuvres protégées par le droit d’auteur, diffusion de contenus pédopornographiques, etc.” Pas très surprenant. Le gouvernement croit avoir trouvé dans le filtrage/blocage — et plus particulièrement dans le DPI (Deep Packet Inspection) – le bouton pour contrôler Internet.

Pour d’autres, comme Benjamin Bayart, président du fournisseur d’accès Internet FDN, c’est un contre-sens. Il écrit : cela “revient à supposer que le réseau est capable, en regardant un paquet IP, de décider de la licéité du contenu, et, ayant à coup sur reconnu un contenu illicite, il peut décider d’en faire n’importe quoi. Ce qui revient à supposer que le réseau n’est pas neutre du tout, et analyse très en profondeur tout ce qu’il voit pour décider de ce qu’il fait”. Il ajoute : “Internet n’est qu’un outil. On ne peut pas demander à un outil d’empêcher un usage. (..) La bonne formulation est: le réseau Internet étant par nature neutre, et donc permettant de transporter tous les contenus, comment lutter contre les contenus illégaux ?”

Le secret des correspondances, principal principe ?

Derrière les questions techniques, économiques, stratégiques qui divisent les différents acteurs, se pose un principe central. Celui de la vie privée et du secret de la correspondance des citoyens.

Comme le fait remarquer l’avocat Olivier Iteanu, la neutralité par les opérateurs n’est pas une notion nouvelle dans le droit français. Elle y est même fortement ancrée depuis des décennies. Et souvent associée à celui de confidentialité. Par exemple, l’article 32-1-II-5 du Code des postes et Communications Électroniques parle du “respect par les opérateurs de communications électroniques du secret des correspondances et du principe de neutralité au regard du contenu des messages transmis».

Le secret des correspondances est plus ancien encore. On peut citer Mirabeau et l’arrêté du 5 décembre 1789 selon lequel : “ le secret des lettres doit être constamment respecté”. Aujourd’hui, ce droit, et ses exceptions, sont encadrés par un certain nombre de textes (articles 226-15 et 432-9 du Code Pénal, article L 33-1 du Code des Postes et des Communications électroniques, etc.).

Or, à la discrimination de l’accès et — selon les termes du rapport NKM — au «traitement différencié de certains flux», s’oppose ce droit simple du secret des correspondances. Par exemple, sur le réseau public qu’est Internet, utiliser le DPI à des fins de filtrage, de blocage, de profiling ou de QoS (Quality of Service) implique d’ouvrir tous les paquets IP transitant sur le réseau. En dehors du fait que le réseau français, maillé et décentralisé, n’est pas conçu pour ça, ouvrir les paquets implique d’un côté la responsabilité des opérateurs de l’usage fait par les internautes du réseau, et de l’autre l’atteinte au secret des correspondances des internautes.

Et donc ?

Actuellement, la neutralité est présentée comme terriblement complexe. Noyée sous une multiplicité de paramètres et d’enjeux (coût des infrastructures, pratiques d’interconnexion, services managés, licité des contenus, etc.) certes importants, mais qui sont des éléments séparés ou rapportés à la question de la neutralité du réseau Internet.

C’est pourtant assez simple.

Il s’agit de garantir qu’Internet reste ouvert, libre, neutre, une source d’innovation et de création et un marché concurrent. Soit avant tout s’assurer que les FAI ne privilégient ni ne discriminent pas certains contenus, services et applications. D’un côté, cela implique de comprendre et préserver l’infrastructure d’Internet (dite “de bout à bout”) où l’intelligence est aux extrémités non au cœur du réseau. C’est-à-dire que les tuyaux sont “bêtes” et servent uniquement à acheminer le trafic. Et que les FAI ne sont pas responsables de ce qui y circule. De l’autre côté, cela veut dire que les FAI sont par contre responsables de leurs pratiques, et de leurs abus. Et cela peut être facilement énoncé par la loi.

Donc à partir du moment où le secret des correspondances est respecté, et ces principes (tuyaux “bêtes”, non-responsabilité des FAI sur les usages, mais responsabilité des pratiques devant la loi), cela évacue une grande partie des débats.

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Crédits Photos CC FlickR paltelegraph

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