Pour en finir avec la discipline japonaise

Le 16 mars 2011

Alors que le Japon continue de faire face à un risque nucléaire majeur, les médias s'échinent à décrire la réaction de la population à travers des préjugés récurrents sur leur esprit de dévouement.

Le 25 novembre 1970, Yukio Mishima, monument de la littérature japonaise, auteur de la Mer de la fertilité, se donne la mort par seppuku sous les yeux médusés de quelques dizaines de militaires. Après une tentative ratée de coup d’Etat qui tenait plus du testament esthétique que du calcul politique, l’écrivain nationaliste fait couler son propre sang au siège des forces d’autodéfense. Avant d’être décapité par un kaishakunin de fortune (comme le veut le rituel), il clame une dernière fois son amour pour l’empereur, sanglé dans son uniforme.

Nombreux sont ceux qui pensent que le suicide de Mishima est hautement symbolique de la psyché nipponne: il serait la rémanence des pratiques de certains soldats – parfois même des civils – préférant la mort à la capitulation pendant la Deuxième guerre mondiale, durant la bataille de Saipan par exemple. Au fil des décennies, cette image sacrificielle a perduré. Avec la catastrophe qui frappe l’archipel depuis quelques jours, elle se dilue dans une commisération déplacée. “Les kamikazes du nucléaire sacrifient leur vie”, titrait mardi 15 mars Le Figaro en évoquant les liquidateurs de la centrale de Fukushima. Comme si les cinquante techniciens qui essaient tant bien que mal de rétablir la situation allaient précipiter des hélicoptères chargés d’eau sur les parois de l’enceinte de confinement. Ridicule. Et faux.

Culture du risque

À lire ces analogies, il existerait un déterminisme japonais, une conscience collective de la discipline, du calme et de la rigueur, qui se manifesterait autant dans le quotidien des keiretsu que dans la fureur d’un événement cataclysmique. Pire, cet élément structurant caractériserait autant l’île que Sony, Toyota ou Yellow Magic Orchestra (les Kraftwerk locaux). Dans les heures qui ont suivi le séisme d’une magnitude de 8,9, l’un des plus importants du siècle, les médias ont presque unanimement loué l’organisation nipponne, l’absence de panique, de pillages, de mouvements de foules. Idem après le tsunami. Et quand survient un incident nucléaire de niveau 6, probablement le plus grave depuis Tchernobyl, ils chantent encore les louanges d’un peuple serein face à l’apocalypse, comme si 127 millions d’habitants allaient attendre stoïquement la fin du monde, les mains jointes et le port altier.

Mais ce n’est pas un quelconque esprit de corps qui est inscrit au patrimoine génétique des Japonais, c’est la culture du risque qui est inhérente à la géographie du pays. Ou alors, est-ce une culture de la catastrophe, distinguo intéressant fait par Slate.fr ?

La culture de la catastrophe, ou culture du danger, a un côté fataliste au sens où elle suppose que les catastrophes se produiront de toute façon et qu’il faut les accepter, alors que la culture du risque est à l’opposé même de l’acceptation.

Qu’ils habitent Tokyo, Sapporo ou Okinawa, tous les Japonais sont préparés aux caprices de la nature, comme en témoignent les séries d’exercices antisismiques menés chaque année. Sensibilisés dès le plus jeune âge, les habitants ont moins développé un sentiment de résignation qu’une capacité de résilience. Dans Le Monde du 16 mars, Hayao Miyazaki, le célèbre réalisateur du studio Ghibli, explique très simplement ce phénomène, et dégonfle la charge quasi-mythologique des analyses :

Il y a beaucoup de typhons, de tremblements de terre au Japon. Il ne sert à rien de faire passer ces désastres naturels pour des événements maléfiques. Ils font partie des données du monde dans lequel nous vivons. Je suis toujours ému quand je viens à Venise, de voir que, dans cette cité qui s’enfonce dans la mer, les gens continuent de vivre comme si de rien n’était. C’est une des données de leur vie. De même, au Japon, les gens ont une perception différente des désastres naturels.

Exaltation du patriotisme

Quand Philippe Pelletier, géographe à l’université de Lyon-II et spécialiste du Japon, estime que le pays “donne une leçon de sang-froid”, l’article ne peut s’empêcher d’étoffer son verbatim d’une lecture légèrement biaisée, dont la formulation exalte une sorte de patriotisme qui oblitère l’individu. “Face à l’épreuve, les Nippons respectent à la lettre les consignes, et se soumettent au destin avec un civisme et une entraide qui forcent l’admiration”, peut-on lire. Bien sûr, une telle appréciation témoigne d’une empathie certaine à l’égard des Japonais, mais elle tend à faire croire que ceux-ci s’en remettent à l’intérêt supérieur de la nation plutôt que de s’abandonner à la peur.

C’est probablement une erreur. A l’instar de cet expatrié français qui exprime sa colère contre des autorités dont la communication se fait chaque jour plus erratique, un nombre croissant d’habitants de l’archipel s’inquiètent de l’évolution de la situation. Hier soir, un de mes amis tokyoïtes exprimait une opinion que peu de commentateurs semblent avoir prévu dans leurs calculs prédictifs : “J’ai envie de quitter le pays”.

Quelques minutes avant l’effondrement de la vague et le déferlement du tsunami, les municipalités côtières ont déclenché l’évacuation des habitants. Sur place, plusieurs envoyés spéciaux ont recueilli les témoignages d’un homme, d’une femme, d’un fils ou d’une petite fille ayant dû se résoudre à laisser les moins valides derrière eux. Sur les diaporamas proposés par le Big Picture du Boston Globe, l’immense majorité des cadavres laissent apparaître la main ou le pied légèrement flétri d’une personne âgée. Certains témoins le reconnaissent, “les gens ne faisaient pas attention au sort des autres”. De quoi fissurer quelques préjugés. Mais qui osera les blâmer ?

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Crédits photo: Flickr CC Leo-setä, Leo-setä

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