Le bourreau de mes thunes (3)
Pire que la cave, le petit personnel qui se rebiffe. Elle n'avait pas l'air pourtant comme ça Ginette Caoutchou, la fidèle assistante de Madame et de Monsieur. C'est que le ballet des hypocrites et des enveloppes finit par vous écœurer.
Pauvre Ginette Caoutchou, célibataire et sans un marmot à se caler au creux du bras, sans un amour, sans un amant. Vingt ans de bons et loyaux services chez des nobles du XXe siècle. Vingt longues années à trimer à l’ombre des tentures de l’hôtel particulier des de Châlong ! Masser Madame et laver Monsieur, et les anxiolytiques de Madame et le Martini blanc de Monsieur et le chéquier de Madame, l’agenda de Monsieur, le sac Hermès de Madame, la Rolex de Monsieur, la constipation de Madame, les humeurs de Monsieur, le clébard de Madame, le thé du soir de Monsieur, les amies de Madame, les assistants de Monsieur, l’amant de Madame, les mains de Monsieur. Et les centaines de soirées débiles à attendre que les délicats convives puant le Dior à plein nez aient terminé de siroter leur cognac Martel en égrenant leurs imbécillités. Des milliers de réunions dans le grand salon des partages, comme l’avait baptisé Madame, où les familles se succédaient pour toucher leur part de gâteau. Familles d’artistes, familles de politiques, familles d’industrielles, grandes mafias du luxe.
Combien de valises, combien d’enveloppes, combien de milliards ? Ginette ne savait pas, n’avait jamais su. Débordée, la Ginette, dès le départ. Submergée. Et maintenant que l’odeur de la cinquantaine lui frôlait les narines, c’était le temps des points, des bilans, des retours sur un passé sans passion, le temps de l’ennui qui, comme la partie immergée de l’iceberg, se révélait si lourd sur les fonds arides d’un océan asséché. Dans une vie, quand t’en arrives à l’heure des comptes, c’est que t’en es à l’extrême onction, y a comme dans l’air des relents d’huile d’olive. Tandis qu’la vie, ça n’a pas d’but, à part çui d’vivre.
Elle en avait vu de toutes les couleurs, la petite infirmière de Choisy-le-Roi. Et elle avait choisi la Reine. Et l’avait aimée, même, cette cruche ! On avait acheté son silence, sa confiance, sa complicité. Et sa servilité, combien leur avait-elle coûtée ? C’est sûr, Ginette en avait mis à gauche, un bon paquet, de quoi se tirer en retraite anticipée, loin de toute cette dégénérescence, cette hypocrisie, cette aliénation. Mais aujourd’hui, un sentiment de honte lui sauta au visage à l’instant même où du Bouffin-le-bouffi pénétrait dans la salle à manger. Pourquoi avait-elle tout accepté ? Peut-être qu’il faudrait aller chercher du côté de Voltaire pour répondre à la question.
Madame de Châlong était amoureuse. Ne pas inquiéter Madame, ne pas contrarier Madame, servir Madame, l’accompagner jusqu’au coffre, l’aider à composer le code, sortir des liasses de cinq cents, les compter, les glisser dans des enveloppes, respecter la liste des noms qu’avait communiquée du Bouffin-le-biffeton, livrer ces enveloppes aux adresses indiquées, une chez l’avocat, une chez le député, une chez le ministre et, même, une chez le président. Faut pas être rapiat dans les investissements. Car chez ces gens-là , on n’a pas de scrupules, Monsieur, non, on n’a pas de scrupules. Mais des stratégies. On a des masques, des sociétés écrans, des exonérations, des boucliers fiscaux. On a des amis dans le milieu artistique (ça fait gonfler la nouille de fréquenter l’gratin), on apprécie la grande peinture (car qu’invente-t-on soi-même à part des plans sociaux quand on est de la haute ?), on hérite, on place, on investit, on a des Van Gogh derrière dix centimètres d’acier. C’est sûr qu’on n’est pas du genre à se couper une oreille. On a des maîtresses, on a des amants, et puis des chirurgiens et des homéopathes, des psychanalystes de renom (on est tellement bien dans son Œdipe, vautré dans son hypnose, dans le vide sidéral de ses pensées nulles qu’avec un divan sous le cul, on a l’air moins con). Ils ne crachent pas sur les enveloppes, les psy de la rue du Lichtenstein. La parole s’achète autant que le silence. On graisse les pattes des bons juges, on finance les bons partis, on soutient les bons dictateurs d’Afrique et on organise des soirées de charité. On se tirlipote la bonne conscience devant les caméras de l’info-porno. On vit quoi. Ça fait un bien fou de sentir l’argent liquide couler dans ses veines. On fait fonctionner la machine. On donne envie aux pauvres. Le fric, c’est un instant de paresse. Tout le monde peut pas se l’offrir.
Pauvre Ginette Caoutchou, les deux pieds dans cette merde ! Elle en avait jusque là .
- Bonzour mon vieux, avait fait Jean-Édouard du Bouffin à l’attention du majordome en pénétrant dans le grand hall marbré. La vieille a fini son potaze ? avait-il ajouté de son habituel dédain.
- Madame est au salon avec son infirmière, Monsieur, avait répondu l’impassible domestique.
- Très bien. Dites, mon vieux, soyez zentil de me préparer donc un petit en-cas rapide. Avec le décalaze horaire, z’ai les boyaux qui font des nœuds, avait ordonné la bête.
- Bien Monsieur. Il nous reste quelques bouchées de turbot sauce aigrette de la réception d’hier soir, cela conviendra-t-il à Monsieur ?
- Parfait, mon vieux, parfait. Avec un p’tit ballon de sauternes ? Ce serait le nec ! avait sugzéré le nabot en guise de conclusion tout en dessinant un rond de son pouce et de son index boudinés.
Du Bouffin-the-requin jeta son baise-en-ville sur le Louis XV, ralentit le rythme de ses gestes sous le regard énamouré de Madame de Châlong (elle en aurait pété une durite) au bout du nez de laquelle perlait une goutte de morve translucide (un léger rhume, c’est rien, le naturopathe ne devrait plus tarder avec sa valoche de granules sucrés), tira la chaise voisine, s’assit à la gauche de sa muse décatie, lui prit la main, inspira profondément, soupira, ferma doucement les yeux et les rouvrit, et dit :
- Viviane, cette semaine, vous m’avez tant manquée.
C’est à cet instant précis, en spectatrice silencieuse de l’abjecte hypocrisie, que Ginette Caoutchou prit la décision de mettre son plan à exécution. Sans plus rien attendre. Ce fut la mort des illusions, des espérances, des compromis.
Du Boufourbe était un homme pressé. Et pragmatique. Les campagnes électorales l’avaient toujours profondément excité. Quelle jouissance d’observer tous ces candidats au fauteuil de la gloire s’agiter, frénétiques, autour des puissants comme des mouches en nœuds pap autour d’une bouse étincelante. Ah les ronds de jambes, les courbettes, les révérences, les cérémonies ! La demeure seigneuriale des financeurs du GPM (la Grand Parti de la Majorité) allait incessamment se transformer en moulin. En théâtre du joli ballet des enveloppes.
Quelques ombres pourtant au tableau : l’arrière-petit-fils de Monsieur Antoine de Châlong, un ingrat, menaçait de déposer plainte contre l’amant du Bouftrou pour abus de confiance, recel, délit d’initié, blanchiment, fraudes diverses et financement occulte. C’était dégueulasse de faire ça. Mais on allait s’occuper de lui. Un gros chèque viendrait à bout de ses velléités de justicier. S’ajoutait à cela le problème d’une petite sauterie élyséenne de fin d’année lors de laquelle le ministre des Finances avait l’intention de décorer de la médaille de l’Ordre national du Mérite le comptable de la société Proxipez qui gérait la fortune de Châlong (comptable et, par hasard, beau-frère du dit ministre… quand on bosse en famille, ça va plus vite). Sauf que des journaleux parmi les plus fouilles-merde étaient à deux doigts de pondre leur papier. Du Boufdurhône était donc très pressé. C’est lui-même qui avait informé le président des risques d’une telle collusion et, sans remettre en cause la sauterie décorative, avait suggéré l’organisation d’une adéquate diversion du type émeute de banlieue insécurisée réprimée de manière exemplaire par les Compagnies de Robocops Sécuritaires. Ça marche bien ce genre de trucs.
- On peut se voir cinq minutes, Zinette ? fit du Boufdégoût en se dirigeant vers le bureau.
Ginette savoura son immanquable victoire en suivant l’artiste d’un pas légèrement nonchalant. Du Boufancudepoule était peintre, poète, écrivain, comédien, il lui manquait une corde à son arc. Ginette Caoutchou allait le faire chanter. Tsoin tsoin !
À suivre…
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Épisode 1, épisode 2 et épisode 4
Olivier Bordaçarre est publié aux éditions Fayard
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