Réseaux sociaux dans l’entreprise.fr: ||les 5 obstacles culturels

Le 26 septembre 2010

Cecil Dijoux, blogueur sur Hypertextual, analyse à l'aune du rapport qu'entretiennent les Français avec le travail les freins à la mise en œuvre des réseaux sociaux dans l'entreprise.

Il s’agit d’un questionnement qu’avait déjà soumis Bertand Duperrin depuis son blog dans la préparation de l’enterprise 2.0 summit : quelles sont les spécificités de l’entreprise française qu’il convient de prendre en compte dans la mise en œuvre de réseaux sociaux dans l’entreprise.fr ?

Comme le rappelle le slide illustrant ce billet, cette approche n’implique pas seulement des outils collaboratifs mais aussi un changement profond dans notre relation au travail au sein d’une organisation.

La réponse aux spécificités françaises tient en 5 obstacles culturels majeurs. Bien sûr ces obstacles existent aussi dans d’autres cultures mais pas de manière aussi particulièrement saillante que chez nous et ce pour plusieurs raisons, développées ci après.

1 – Un rapport passionnel au travail

Le séminal Capitalisme d’héritiers de Thomas Philippon (professeur d’économie à l’université de New York et l’école d’économie de Paris), rappelle que de tous les pays de l’OCDE, la France est celui pour lequel l’activité professionnelle joue le rôle le plus important dans la vie de ses citoyens. (étude du World Value Survey)

Cela a un écheveau de conséquences évidentes :

  • l’importance du statut professionnel dans la construction de l’identité.
  • l’importance accordée à la hiérarchie non pour ce qu’elle est (un système d’organisation du travail collaboratif) mais comme révélateur de réussite sociale, ce qui a des effets pervers et politiques.
  • la terreur à l’idée de perdre son emploi, terreur évoquée non seulement par l’essai de Philippon mais aussi par celui, non moins remarquable de Gérard Grunberg. Si mon travail est ce qui me caractérise le mieux dans mon identité, le perdre correspond à un perte d’identité. Cela implique une réticence maladive à partager l’information dans le but de se rendre indispensable. De plus il s’agit là d’un frein à l’évolution latérale au sein de l’organisation et, partant, d’un accélérateur de sclérose.
  • L’incapacité à différencier son travail de ce qu’on est. Ainsi ce rapport affectif au travail rend très difficile la critique et crée bon nombre de conflits. Dans le domaine de l’informatique, les Anglo-saxons ont créé le manifeste de l’egoless programming pour sensibiliser sur ce point.
  • l’incapacité à reconnaitre ses erreurs, aptitude pourtant essentielle dans la fluidification des rapports professionnels. Et dans l’enrichissement personnel car cette incapacité est le symptôme d’une réelle difficulté à se remettre en cause.

Problème pour l’entreprise 2.0 :

  • Accepter une structure à plat, où l’importance accordée à l’interlocuteur n’est plus proportionnelle à l’intitulé du poste mais à l’autorité acquise avec la contribution objective.
  • Accepter la notion d’émergence, le fait qu’il n’y a pas un grand architecte qui définira en amont ce que sera la topologie de diffusion et échanges des informations.
  • Accepter qu’on ne passera pas des heures à définir des processus pour rassurer le management. Mais qu’au contraire il y a aura une organisation agile qui ne sera jugée qu’à l’aune de sa productivité.
  • Accepter pour la hiérarchie, une communication et des préconisations qui viennent des forces productives (i.e bottom-up).
  • Convaincre de l’importance primordiale de partager l’information lorsque c’est identifié par certains employés comme l’assurance de conserver leur emploi et par des managers comme un instrument de contrôle.

2 – Une culture de la relation hiérarchique conflictuelle

Encore une fois, l’ouvrage de Thomas Philippon nous indique une piste passionnante et cite les travaux du sociologue britannique Colin Crouch dressant un comparatif saisissant entre 1) les pays où sont entretenus les relations hiérarchiques les plus conflictuelles dans le travail et 2) les pays pour lesquels les syndicats ont été autorisés le plus tard. Ainsi :

Dans l’échantillon des 15 pays étudiés par Crouch, la classification en fonction de de l’attitude des États vis-à-vis du développement syndical entre 1870 et 1900 explique 53% de la variance des opinions des managers sur les relations sociales dans l’entreprise en 1999. Les pays où le développement syndical au XIXe a été faible et tardif sont précisément ceux qui souffrent de relations sociales conflictuelles. Réciproquement les pays où les syndicats se sont implantés rapidement sont ceux qui aujourd’hui ont des relations sociales constructives.

Ainsi les pays latins d’Europe dont la France où les syndicats ont vu leur levée d’interdiction la plus tardive, sont aussi les pays pour lesquels on trouve les relations hiérarchiques les plus conflictuelles.

Problèmes pour l’entreprise 2.0 :

  • Difficulté de mettre en œuvre une culture de l’ouverture, du partage et de la transparence dans un climat conflictuel.
  • Difficulté à concevoir un rapport pacifique et constructif à travers les niveaux hiérarchiques.
  • Possibilité pour les employés d’identifier ces plateformes comme des outils de surveillance sur l’activité.
  • Barrière à l’adoption et réticence au changement.

3 – La société de défiance

Il s’agit d’un ouvrage des universitaires Yann Algan (enseignant à Sciences-Po) et Pierre Cahuc (à Polytechnique). Hypertextual en a déjà parlé ici. Cet ouvrage explique comment la France est un pays où culturellement se perpétue une défiance permanente, pour des conséquences inquiétantes.

Baseline : En France bien plus que dans n’importe quel autre pays riche, on se méfie de ses concitoyens, des pouvoirs publics et du marché. Cette défiance va de pair avec un incivisme bien plus ancré dans les mentalités et constaté dans les actes.

Accessoirement la confiance est avant tout un élément essentiel du succès d’entreprises commerciales comme le rappelle Kenneth Arrow, enseignant à Stanford et prix Nobel d’économie 1972.

« Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. »

Problème pour l’entreprise 2.0 :

  • Difficulté de mettre en œuvre une culture de l’ouverture, du partage et de la transparence dans un climat de défiance perpétuelle.
  • Faire comprendre que la confiance au sein de l’entreprise peut exister et que cela aboutit à une relation gagnant-gagnant.
  • Faire entendre aux DSI, pour citer le totem Cluetrain Manifesto (la thèse 41), que la religion de sécurité empêche moins des fuites vers la concurrence qu’une plus grande et plus fertile communication au sein des employés et entre les employés et le marché.

4 – La diabolisation de l’entreprise

Il s’agit là encore d’un trait culturel prononcé et caractéristique de notre société : l’entreprise et l’entrepreunariat sont diabolisés bien plus que dans n’importe quel autre pays riche. Les exemples sont légions. Hypertextual a adressé cette caractéristique à plusieurs reprises.

Il y a de nombreux exemples, mais nous n’en conserverons qu’un : le remplacement en France (et en France uniquement) de la compétence “esprit d’entreprise” par “autonomie” dans le socle commun des connaissances et compétences agréé par les pays de la communauté européenne.

Au-delà du système éducatif il persiste une immanence culturelle dans la défiance de l’entreprise et son extension, la mondialisation. Comme le dit le philosophe Gilles Lipovetsky dans la Société de déception :

Dans notre modèle colbertiste-jacobin-interventionniste, l’économie de marché, la culture du profit, n’ont jamais été acceptées. La puissance publique est reconnue comme l’appareil suprême de l’unité et de la cohésion sociale, l’instance productrice du bien public et du lien social. Or la mondialisation heurte de front le modèle de l’état producteur de la nation. Les Français vivent la globalisation économique comme un violence faite contre eux, véritable menace de disparition de leur identité nationale.

De manière plus prosaïque cette défiance est représentée tous les soirs à 20 heures dans les guignols de l’info, ce depuis vingt ans : une vision caricaturale de la vie d’entreprise et de la mondialisation avec leurs représentants de la World Company.

On trouve aussi régulièrement des œuvres de l’industrie artistique telles que le film La Question Humaine, pour prendre un exemple récent, où est établit le plus simplement du monde une analogie entre l’entreprise et la Shoah.

Un peu comme la défiance et l’incivisme, il s’agit là de conséquences directes de la main-mise particulièrement prégnante dans le pays des Derrida, Foucault et Baudrillard de la pensée contre-culturelle sur notre appréhension de la société de marché : cet aspect est particulièrement bien montré par les universitaires canadiens Joe Heath et Andrew Potter dans leur remarquable ouvrage La Révolte consommée.

Problème pour l’entreprise 2.0

  • Faire comprendre à une population éduquée dans une culture de diabolisation du marché que non, tout le système n’est pas vicié et qu’il existe des entreprises en France comme ailleurs où les employés sont ravis de leur emploi, de la place qui leur est faite et de leur capacité à s’épanouir. Et qu’une approche ouverte et collaborative peut servir de levier pour y parvenir.

5 – La réticence à partager l’information chez les élites

Pour ce dernier point, ma perception est plus diffuse et ne dispose pas de l’assise théorique des précédentes. Il s’agit plus d’un ressenti discuté ici . Elle renvoie à cette description de Jon Husband dans son essai Wirearchy qui rappelle comment depuis toujours dans les société humaines l’exercice du pouvoir est passé par le contrôle de l’information.

La France est une société qui a une tradition de formation des élites avec les grandes écoles érigées sous l’ère napoléonienne. Ainsi avons-nous une population qui est passée par des sacrifices et des efforts importants pour accéder à des statuts importants dans la République, statut leur octroyant si ce n’est l’exclusivité tout au moins la primauté à l’accès à la  connaissance et à l’information.

Cela nous mène des journalistes aux scientifiques ou plus généralement en ce qui nous concerne ici, les diplômés des grandes écoles qui forment l’essentiel des dirigeants d’entreprise.

Problème pour l’entreprise 2.0

  • Le manque de disposition de ces élites à accorder, si ce n’est du crédit, tout au moins du temps d’écoute à des individus qui n’en font pas partie. Et qui grâce à Internet ont la possibilité de développer des compétences très pointues dans des domaines particuliers.
  • Le discrédit systématique de sources de connaissance “non officielles” – eg Wikipedia, etc … qui  sont, de plus, perçues comme une menace tendant à déposséder l’élite d’un privilège atavique de primauté d’accès à l’information
  • Une culture de l’élitisme qui se dresse en obstacle à la mise en place de la convivialité comme l’évoque Valery Giscard d’Estaing dans cet entretien avec François Mitterand de décembre 1995, entretien tiré de son ouvrage Le Pouvoir et la vie :

V. Giscard D’Estaing : Que regrettez vous de n’être parvenu à changer ? F. Mitterand : L’entreprise. Je n’ai pas réussi à la changer. Les rapports restent beaucoup trop hiérarchiques, distants. Les dirigeants méprisent leur personnel, il n’y a pas de convivialité.

Que faire ?

Comment surmonter ces obstacles dans la mise en œuvre de réseaux sociaux au sein de l’entreprise.fr ? Je ne sais pas trop mais une chose est sûre : la pédagogie ne peut pas faire de mal.  Sensibiliser les cadres et employés de l’entreprise au fait que ces éléments ne sont pas co-substanciels à l’entreprise mais plutôt aux particularismes de l’entreprise.fr. Puis montrer que l’on peut vaincre le fatalisme par une mise en œuvre graduelle, jonchée de petites victoires.

Je demeure toutefois désespérément optimiste, et ce pour une raison : le logiciel libre. Quel meilleur exemple de travail collaboratif sans hiérarchie, mû par la passion, de qualité remarquable et reconnue ? Dans un des pays où la culture de l’open source est la plus développée, que ce soit au niveau de la contribution ou de l’utilisation, ces 5 obstacles rejoignent ces  paradoxes qui donnent à notre pays ce charme unique, ambigu (et épuisant).

Billet initialement publié sur Hypertextual

Image CC Flickr Emmanuel Frezzotti  et Anna Gay

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