L’illustration, ou comment faire de la photographie un signe

Le 17 octobre 2010

Qu'est-ce qu'une illustration? A l'heure où les frontières entre journalisme et communication se brouillent, André Gunthert s'attache à faire la distinction entre photographie, illustration, document et icône, pour en arriver à ce qui dans la photographie peut faire signe.

Article initialement publié sur Culture Visuelle, média social d’enseignement et de recherche

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Dans la lignée des travaux ouverts par le colloque “La trame des images” en 2006, nous sommes plusieurs à nous attacher à caractériser les usages effectifs de l’image médiatique. Le schéma traditionnel du recours à la photographie pour des raisons documentaires est manifestement inadapté à la plupart des situations que nous observons. Usages décoratifs, narratifs, allégoriques, signalétiques, jeux visuels, allusions, suggestions déploient au contraire une gamme de pratiques éditoriales aussi complexe que celles de l’énonciation écrite.

Le brouillage de la frontière entre communication et information

Le terme d’illustration s’est imposé pour décrire ces situations où l’image est mise au service d’un discours, d’un récit. Mais sa définition n’est pas encore suffisamment précise. Nous butons sur la polysémie du mot. Dans son sens le plus courant, “illustration” renvoie à toute insertion d’une image dans un contexte éditorial. Mais un emploi plus spécialisé lui fait désigner les usages construits de l’image, en opposition dialectique avec le terme “photographie”, qui connote ses usages documentaires. Le terme est également utilisé dans différents domaines audiovisuels. Au cinéma, accompagner un plan d’une illustration musicale revient à orienter la perception de la scène par le biais de l’ambiance sonore. Dans un journal télévisé, les professionnels désignent comme une illustration l’inévitable séquence du micro-trottoir qui accompagne le traitement d’un mouvement social.

(1) Publicité Végétaline, 1965. (2) Nouvel Observateur, couverture du 11 mars 2010. (3) Sciences & Vie, couverture du n° spécial "Climat" de janvier 2010 (cliquer pour agrandir).

L’illustration est d’abord une catégorie graphique. Dans le domaine de l’image fixe, un fossé infranchissable sépare en théorie l’illustration de la photographie. Non que la photographie ne puisse être utilisée à des fins non documentaires (voir ci-dessus). Mais cet usage retire en principe au matériau photographique toutes les propriétés habituellement reconnues au médium. Photographie d’illustration et photographie documentaire sont supposées relever de deux univers différents: la première est l’affaire du graphiste et implique une commande a priori; la seconde, celle du photographe et suppose une publication a posteriori. La première relève de la communication et admet la retouche, le montage et toutes formes d’édition d’une image qui n’est que le support d’un message; la seconde se veut un document authentique, porteur d’une information objective, et implique le refus de toute manipulation.

Mais la réalité des pratiques déploie un espace plus complexe et plus flou, où la photographie d’information peut très bien servir à des usages narratifs ou allégoriques soigneusement contrôlés. C’est notamment le cas dans la forme du magazine, dont Life représente depuis 1936 le modèle par excellence, voué à la promotion d’un “pictorial journalism” placé sous le signe de l’expressivité. D’où une seconde dichotomie, plus discrète, mais parfaitement opératoire pour les professionnels, entre quotidiens et magazines, entre information “sérieuse” et mise en scène de l’information. Un écart de plus en plus difficile à distinguer, quand la presse quotidienne adopte, notamment dans ses Unes, la culture graphique du magazine, comme le journal Libération à partir de 1981 (voir ci-dessous).

(4) Life, couverture du 30 avril 1965. (5) Courrier international, couverture du 1er février 2007. (6) Libération, Une du 20-21 août 2005 (cliquer pour agrandir).

Divers mécanismes ont contribué à accentuer le brouillage des genres. Le développement des banques d’images, initialement destinées à répondre aux besoins illustratifs, a progressivement conduit à inverser la logique de production des images. Anticipant la commande, ces agences ont entrepris de proposer des photos “prêtes à l’emploi”, adaptées à des demandes stéréotypées et à des budgets restreints, et susceptibles d’être réutilisées dans des contextes divers. Circuler aujourd’hui sur la partie “créative” d’un portail comme Corbis donne une idée de l’industrialisation de l’illustration photographique – amplifiée par la puissance de l’indexation informatique (voir ci-dessous une page de résultats du portail Corbis sur la requête “problèmes de couple”). Compte tenu de la porosité culturelle entre les domaines de la communication et de l’information, il est à peine surprenant de constater que de nombreuses photographies de reportage semblent elles aussi comme composées d’avance pour les besoins éditoriaux. Les photos les plus célèbres, celles qu’on gratifie du titre d’”icônes”, ne sont souvent que des images passées au tamis de la simplification allégorique – des photos que nul n’oserait appeler des illustrations, et qui en appliquent pourtant scrupuleusement les codes (voir ci-dessous, un échantillon de photos célèbres proposées par l’AFP).

Page de résultats du portail Corbis sur la requête "problèmes de couple" (cliquer pour agrandir).

Photos AFP

D’où notre difficulté. Dans une période où les pratiques éditoriales évoluent à vive allure, où poser la limite entre document et illustration? Cette distinction a-t-elle même encore un sens? Audrey Leblanc, qui travaille sur le traitement journalistique de mai 1968, montre que chaque occurrence visuelle est l’expression d’un récit. Ne faut-il pas plutôt admettre que l’allégorie a dévoré tout l’espace médiatique et que, puisque toute image publique est une image éditée, aucune ne peut relever de la fiction de l’authenticité? Pour ma part, mon intuition me pousse à maintenir une frontière entre éditorialisation et usage illustratif. S’il n’existe évidemment aucune forme d’expression chimiquement neutre, pas plus écrite que visuelle, en tirer la conclusion que tout ne serait qu’illusion (ce qui était à peu près la position d’un Baudrillard) me paraît une impasse du raisonnement plutôt qu’une description efficace. Pourtant, mercredi dernier au cours d’une discussion à l’atelier du Lhivic, faute d’une argumentation suffisamment claire, je n’ai pas réussi à tracer la limite.

Faire de l’image un signe

Rien de tel que l’examen d’un exemple pour préciser les choses. L’actualité me fournit le cas de la visite de Nicolas Sarkozy au Vatican, le 8 octobre 2010. Quoi de mieux qu’une entrevue protocolaire, phénomène ponctuel à la scénographie établie, dont la raison d’être est précisément de créer des images?

En suivant peu ou prou la méthodologie décrite par Patrick Peccatte, je collecte un échantillon, sinon exhaustif, du moins représentatif de l’événement: une trentaine de photos publiées sur divers sites d’information entre le 7 et le 9 octobre (voir ci-dessous). Pour des raisons de bouclage précoce, un bon tiers reprennent des images réalisées lors la visite précédente, en 2007 (ce qui est d’ailleurs l’occasion de constater l’absolue uniformité du protocole). J’écarte cette partie de l’échantillon pour me concentrer exclusivement sur les images d’actualité proprement dites. Si je veux repérer une limite, autant me confronter à la situation où les images sont au plus près de l’événement.

Je vois rapidement se dessiner mon cas. Parmi la vingtaine d’images sélectionnées, la plupart privilégient la réception dans la bibliothèque privée du pape (on peut se faire une idée plus complète des différentes étapes de la visite à partir de l’iconographie réunie sur le site de l’Elysée). Neuf d’entre elles sont issues du vis-à-vis des deux hommes sur fond de La Résurrection du Pérugin. Reproduite cinq fois dans différents cadrages, une même image (due à Christophe Simon/pool AFP-Reuters) se détache du lot: elle montre le pape, souriant, en train de glisser un cadeau dans la main du président qui s’esclaffe, tête baissée (voir ci-dessous).

L’image est vivante, intéressante, colorée. Elle présente l’essentiel des informations associées à l’événement, qu’elle restitue d’une manière positive. Retenir cette photo plutôt qu’une autre est bien sûr un choix éditorial, qui trahit une certaine orientation. Peut-on affirmer pour autant que cette image relève du régime de l’illustration, au sens d’une construction du récit?

Mais l’illustration de quoi? Lorsqu’on analyse les articles que cette image ponctue, on note des différences sensibles entre l’approbation enthousiaste de Paris-Match, la description ostensiblement neutre de RTBF Info, la version plus critique du JDD, ou celle franchement acide de 20 Minutes (voir ci-dessous). Qu’une seule et même image accompagne une gamme de réactions aussi large apporte la preuve que cette photo ne peut être ramenée à un symbolisme univoque. Elle renvoie une certaine image de la rencontre, différente d’autres options iconographiques. Mais cette coloration se combine avec les autres informations et facteurs d’orientation éditoriale fournis par les titres, intertitres, chapôs, légendes et textes des articles. La photographie joue ici un rôle principalement informatif et testimonial, auquel sont associées des fonctions décoratives et signalétiques.

A une exception près: l’édition de Paris-Match (ci-dessus, à gauche), qui la présente sous la forme d’une photo légendée, en lui conférant le format le plus important de l’échantillon. Dans ce cas, le titre “Tout sourire” semble moins constituer une synthèse de la rencontre qu’un commentaire du cliché, avec lequel il semble entretenir un rapport nécessaire. C’est l’établissement de ce lien qui indique qu’on est passé au régime illustratif.

Plutôt que de qualifier d’illustration cette photo, dont on a vu qu’elle pouvait être employée dans différents contextes, disons qu’elle fait ici l’objet d’un usage illustratif. Celui-ci est caractérisé par le fait qu’il veut faire dire quelque chose à l’image, autrement dit qu’une intention narrative préside au choix iconographique. Cette intention se manifeste par la création d’un rapport entre texte et image, qui n’est autre que le lien qui fonde la relation sémiotique: il s’agit ni plus ni moins de faire de l’image un signe.

Qu’est-ce qu’un signe? Une nuée d’oiseaux qui vole dans le ciel change soudain de direction. Dans un contexte culturel donné, ce phénomène pourra être perçu comme doté d’une signification, que l’haruspice est à même d’interpréter. Cet événement et celui dont l’interprétation va le rapprocher ne sont pas de même nature: le lien établi entre eux est, comme l’explique Saussure à propos du langage, “arbitraire”. Créer ce lien est l’opération qui fait d’un objet un signifiant, support d’un signifié, et de cette double entité un dispositif unique, dont les parties apparaîtront ensuite comme inséparables.

Comme la nuée d’oiseaux ne donne aucune indication réelle sur les événements humains, le rire de Sarkozy dans la photo vaticane n’a pas de signification à l’échelle globale de la visite. Il serait plus correct de le décrire comme la traduction visuelle d’une sorte d’accident. Un blog du Post.fr révèle que le moment qu’immobilise cette image est celui où Benoît XVI donne à Nicolas Sarkozy le chapelet supplémentaire que ce dernier a réclamé pour la petite nièce de Carla Bruni. Dans cette lecture, la photographie constitue un document qui atteste l’«incartade» typique «des mauvaises manières du chef de l’État français qui font jaser». Dans Match, au contraire, la photo légendée est proposée comme uneallégorie rendant compte de l’atmosphère générale de la rencontre, dans une continuité sans faille du titre, du récit de l’article et de l’image, unis dans un même dispositif.

La force du signe est de dissimuler le caractère construit du dispositif. Je n’entre pas ici dans la discussion sur la nature du signe (sur laquelle je reviendrai), sinon pour indiquer que son application à la photographie, qui n’est pas un signe, représente un vrai coup de force – et une ressource considérable. Comme l’a bien compris la publicité, l’usage illustratif des images d’enregistrement renforce la suggestivité du dispositif, par le caractère d’authenticité qu’il lui confère. En s’appuyant sur la culture des usages documentaires de l’image, l’illustration photographique se donne comme la preuve irréfutable d’une construction narrative qui a la structure d’une fiction.

Le caractère artificiel de ces constructions est souvent repérable par l’observation d’un décalage apparent entre les composantes du dispositif, comme la mobilisation d’une image en dehors de son contexte original. Cependant, le traitement illustratif peut également s’appliquer à des photos contemporaines de l’événement, comme c’est le cas avec l’image légendée de Match. Il sera alors détecté par comparaison avec d’autres élaborations éditoriales.

La distinction illustrative

Sur Culture Visuelle, nous avons recensé depuis plusieurs mois un certain nombre d’usages illustratifs de l’image photographique. La collection de ces exemples montre une gamme qui va du recours le plus élémentaire à l’image comme signifiant redondant du récit à l’allégorie proprement dite, en passant par divers stades d’élaboration narrative. En discutant ou en contredisant les propositions de lecture, certains commentaires ouvrent de véritables querelles interprétatives, qui montrent bien que la construction du sens de ces images relève de l’économie du signe.

Mais l’examen global du traitement visuel d’un événement apporte une précision utile. Sur la vingtaine d’images de l’échantillon, un seul emploi, celui de Match, participe de la construction narrative. Un autre, celui du Post, appartient de manière claire au registre opposé de l’usage documentaire. Tous les autres déclinent les variantes d’une utilisation plus banale et moins construite de l’image photographique, où celle-ci joue un rôle à peine informatif de confirmation visuelle de l’événement, associé à des fonctions décoratives et signalétiques.

Un cas est plus intéressant encore: c’est celui de l’article de 20minutes.fr, où l’usage d’une photographie souriante de la rencontre semble en contradiction avec la tonalité de l’article, qui rassemble plusieurs réactions critiques. Interrogée à ce sujet, la journaliste Oriane Raffin indique qu’elle s’est bornée à reprendre l’illustration déjà utilisée dans un premier compte rendu de la visite, rédigé quelques heures plus tôt à partir de la dépêche AFP (voir ci-contre). A l’occasion d’une de ces hétérophanies pointées par Patrick Peccatte, on découvre ici un exemple d’usage a contrario, sorte de lapsus éditorial que la lecture du texte avait laissé deviner.

La visite éclair de Nicolas Sarkozy au Vatican n’a pas été traitée comme un événement majeur. La plupart des rédactions se sont contentées de reprises plus ou moins développées des dépêches d’agence. Malgré le cliquetis permanent des obturateurs qui frappe à l’écoute de la vidéo de la rencontre diffusée sur le site de l’Elysée, le traitement iconographique n’a pas fait l’objet de beaucoup plus d’efforts. L’image qui a été la plus reproduite était celle qui sortait du lot, dans un ensemble de vues plutôt figées ou stéréotypées – mais c’était aussi l’une des premières images diffusées, par l’AFP aussi bien que par Reuters, puisque réalisée en “pool”.

Rédigé à partir de la dépêche de Reuters, le bref article de Match n’a fait que retenir les éléments les plus positifs de la rencontre, assorti d’un titre qui est lui aussi un énoncé stéréotypé, déjà utilisé à maintes reprises par la rédaction pour légender des images souriantes. Si l’ensemble forme bien un dispositif narratif, c’est plus en raison de la culture de l’illustration du magazine qu’à cause d’une élaboration particulièrement soignée.

Le travail que suppose la construction d’un rapport illustratif réserve la formule aux Unes, aux événements d’importance ou à des cas spécifiques plutôt qu’au tout-venant journalistique. Le recours à l’illustration fournit ainsi une indication d’échelle dans la hiérarchie de l’information. Si son caractère expressif attire l’attention, il reste à l’évidence une large place pour d’autres formes d’éditorialisation, passées au second plan en raison de leur aspect routinier.

Crédit Illustration (ou autres) CC FlickR par ƅethan

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