Crise d’identité dans les Balkans

Le 12 novembre 2010

Rockers nationalistes en Croatie, exclusion linguistique au centre de la Bosnie, crise de nostalgie des émigrés d'ex-Yougoslavie... Dix ans après la fin du conflit, la guerre des identités continue dans les têtes.

[NDLR] Il n’y pas que le tourisme qui fleurit en Croatie : libéré par les nouveaux canaux de communication, le nationalisme s’épanouit, empêchant la pacification avec les nouveaux voisins. Pour ouvrir notre dossier sur les identités dans les Balkans, Enikao nous offre un tour d’horizon des divers fronts de poussée de fièvre du nationalisme croate.

La Croatie a déclaré son indépendance le 25 juin 1991, souhaitant tourner la page de la fédération yougoslave et trouvant dans les premières élections multipartites de 1990 l’occasion propice pour cela. Ce petit pays de moins de 5 millions d’habitants, avant de redevenir une destination touristique à la mode, a connu la partition, une guerre avec son vieux voisin serbe qui souhaitait maintenir les États yougoslaves au sein de la fédération, l’occupation d’une partie de son territoire par l’armée Yougoslave, et surtout un processus de reconstruction identitaire particulièrement intéressant. Plusieurs acteurs jouent un rôle dans la recomposition identitaire, entre imaginaire collectif, fierté patriotique et messages politiques aux accents nationalistes.

Un divorce armé : les frères ennemis se séparent

La Yougoslavie, fédération comptant six républiques et deux autonomies (Kosovo et Voïvodine, afin de respecter les minorités albanaises et hongroises), a été un modèle complexe et multiculturel difficile à appréhender comme à gérer. Ce patchwork comportait plusieurs cultures que l’histoire a mis en conflit : Empire romain d’Orient et d’Occident, Venise, l’Autriche-Hongrie, l’Empire Ottoman, monde slave et monde latin, continent et Adriatique, chrétienté d’Orient et d’Occident… La population s’exprimait dans trois langues officielles (serbe, croate, slovène) et une espèce de melting pot construit progressivement baptisé serbo-croate, deux alphabets (latin et cyrillique), rassemblait quatre religions (orthodoxe, catholique, musulmane et une minorité juive) et vivait dans un régime communiste non-affilié au Pacte de Varsovie. La Yougoslavie de Tito se permit même en 1956 de proclamer, aux côtés de l’Egypte, du Cambodge et de l’Indonésie, son non-alignement avec les grandes puissances.

La chute du Rideau de Fer a entrainé à l’Est de nombreuses recompositions territoriales, et même des partitions comme la Tchécoslovaquie, qui donna pacifiquement naissance à la Slovaquie et à la République Tchèque. Dans le cas de la Yougoslavie, la partition se fit dans la douleur et par le réveil des nationalismes longtemps tus par la poigne du Maréchal Tito et de sa police politique. Le décès du dictateur en 1980 et l’instabilité politique qui a suivi en raison du système de présidence tournante instauré alors, ont laissé une chance et une place à prendre, sur l’échiquier politique croate, à la génération contestataire du printemps des peuples de 1971 et à ses revendications « patriotiques » réprimées jusqu’alors.

Alors qu’en Serbie les nationalistes diffusaient un discours panserbe, attisant les craintes des minorités installées dans diverses régions (au Kosovo, en Krajina), la Croatie connaissait de manière symétrique le début d’un processus de renationalisation des symboles et des esprits. Ces deux processus se sont effectué sur fond de revanche des deux précédentes guerres, mondiales, qui avaient vu les deux pays dans des camps différents à chaque fois. Langue, religion, structures de pouvoir, culture : plusieurs strates ont été travaillées par des entrepreneurs identitaires pour réveiller la fièvre patriotique. Le poids de l’histoire leur a simplifié la tâche et l’engrenage de la violence s’est déclenché rapidement, attisé par les radicaux de chaque camp.

Improviser une armée pour défendre la patrie

La guerre d’indépendance, que les Croates appellent « guerre patriotique », s’est étalée de 1991 à 1995, a causé plus de 20 000 morts et déplacé plus de 200 000 personnes en Croatie. Elle a bien évidemment laissé des traces physiques, mais aussi marqué durablement les esprits et contribué à forger et renforcer le nouveau sentiment d’appartenance. L’armée fédérale yougoslave étant très fortement encadrée par un état-major serbe centralisé, la Croatie dépourvue de structures a du improviser, faire le blocus des casernes pour récupérer du matériel, engager les volontaires et composer avec un pays occupé sur près d’un tiers de sa surface. L’armée fraîchement constituée a été la colonne vertébrale première d’un système de solidarité naissant, fournissant aux appelés vivres et vêtements, aux engagés volontaires des avantages plus importants comme le relogement dans des habitations de l’ancienne armée yougoslave et une couverture maladie efficace.

L’aura de l’armée croate a grandi encore suite à l’opération Eclair en mai 1995, puis à l’opération Tempête en août, deux blitz très bien préparés (d’aucuns y voient le soutien logistique et notamment l’appui d’images satellites de puissances étrangères) qui permirent à la Croatie de reprendre en quelques jours l’essentiel des terres occupées et de revenir à peu près dans ses frontières originelles. Ces faits d’arme restent présents dans les mémoires et sont régulièrement glorifiés dans les discours ou par des monuments et changements de noms de rues, de places. Nombre de cadres de l’armée de l’époque ont été accusés d’avoir participé à des exactions contre les Serbes et musulmans bosniaques durant cette période et inculpés par le Tribunal Pénal International de La Haye. Pourtant, la population les considère encore aujourd’hui comme des héros de guerre et voue un culte à son armée.

Le Général Ante Gotovina, en particulier, a joui du soutien actif de la population. Sa figure orne encore des bouteilles de vin blanc et des cartes postales visibles aux comptoirs des cafés. Certaines municipalités sont allées jusqu’à payer de grands panneaux indiquant qu’elles ne le livreraient jamais à des tribunaux jugés illégitimes et partisans. Certain de son impunité, l’ancien de la Légion Etrangère s’est même payé le luxe d’obtenir une audition papale durant sa cavale. Il a été dénoncé et arrêté en 2005 dans les îles Canaries, sa capture levant ainsi l’une des dernières barrières à une candidature officielle de la Croatie à l’entrée dans l’Union Européenne. Mais dans les esprits, Ante Gotovina reste le symbole d’un pays qui se bat seul. Faire partie des 500 000 vétérans de guerre officiels, un chiffre impressionnant (10% de la population !) masquant un clientélisme électoral du HDZ, demeure une source de fierté autant qu’un passe-droit.

Dieu et les croates, des retrouvailles politiques

Le Vatican fut un des premiers Etats à reconnaître officiellement la Croatie indépendante : Jean-Paul II vit là une occasion unique de renouer avec un pays catholique à plus de 90% et de signer un intéressant concordat. Le catholicisme est redevenu rapidement un ancrage très fort de l’identité croate, et même si le pays ne dispose officiellement pas de devise, l’expression Bog i hrvati (Dieu et les croates) reste très présente dans les esprits comme les écrits. Le catholicisme constitue un vecteur du renouveau nationaliste facile à mettre en œuvre car il distingue de l’orthodoxie du voisin serbe et de l’Islam des musulmans bosniaques. Le retour de la religion signe également une revanche contre l’époque communiste où la pratique et même l’affirmation de la croyance était socialement mal vue voire sanctionnée dans une carrière au sein de l’administration. L’Eglise croate a aisni pu s’imposer rapidement dans la sphère sociale et politique.

Dès 1992, le réseau Caritas (représenté en France par le Secours Catholique) a apporté une aide précieuse en nourriture, produits d’hygiène, aide aux blessés, veuves et orphelins, ce qui vint renforcer encore la popularité de l’Eglise. Celle-ci en a profité pour devenir un entrepreneur politique sourd et discret, appuyant sur divers leviers pour faire évoluer la société dans des sens nouveaux. Les Eglises furent parmi les premiers bâtiments à être rénovés dès la fin des bombardements, avant même les opérations de relogement des réfugiés. Les prêches des prêtres ont, pendant toute la guerre, pris des tournures étranges dans lesquels la justification de l’indépendance croate devenait un commandement divin voire une grâce mariale. Ces prêches aux accents politiques perdurent aujourd’hui encore.

On vit également apparaître au début des années 2000 des mouvements christiques et charismatiques, qui ont culminé avec la médiatisation d’un personnage étrange, le père Zlatko Sudac. Ce dernier cultive une apparence proche du Jésus popularisé par ses représentations traditionnelles en Occident et affirme avoir reçu des stigmates ainsi qu’une croix de sang sur son front. Le père Sudac (littéralement : le père Juge) a reçu un certain écho dans de nombreux médias grand public, ses messages traditionalistes en direction de la jeunesse ont été particulièrement repris au début des années 2000 et ont marqué une génération, contribuant à ancrer la religion comme valeur centrale de la société.

L’enseignement religieux à l’école obtenu grâce au concordat véhicule encore aujourd’hui, parfois jusque dans les manuels scolaires, des thématiques aux accents fortement nationalistes voire xénophobes, en particulier à l’égard des gitans et des musulmans. La critique systématique de l’avortement (dont la pratique est devenue dix fois moins courante en 20 ans) et de la contraception, l’homophobie et la stigmatisation des malades du SIDA ont été critiqués à plusieurs reprises par l’Union Européenne, sans effets. Quant à l’œcuménisme, il n’est clairement pas à l’ordre du jour.

Des carrés pour encourager le ballon rond

Parmi les héritages de l’époque yougoslave, le goût du sport, en particulier des sports collectifs (football, handball, basket, water polo) est demeuré très vif autant qu’il est devenu source de fierté et enjeu politique. Les sportifs yougoslaves, disposant de bonnes structures de formation et d’entrainement, ont longtemps été des « valeurs » recherchées par les équipes européennes. C’est ainsi par le sport que la Croatie a pu faire parler d’elle de manière positive à l’échelle internationale dans la seconde moitié des années 90, alors que la guerre venait de s’achever et que le pays cherchait à faire revenir les touristes sur ses côtes déjà célèbres à l’époque Yougoslave. La présence remarquée d’un Toni Kukoč dans l’équipe des Chicago Bulls ou d’un Dino Rađa chez les Cetics, le succès d’un Goran Ivanišević sur les cours de tennis, les excellents résultats de l’équipe de handball et surtout la troisième place de la Croatie à la coupe du monde de football en 1998 et le succès des joueurs emblématiques comme Zvonimir Boban ou Davor Šuker, constituèrent en réalité les premières brochures touristiques. Les grandes compétitions sportives firent également connaître un peu partout ces drôles de supporters portant des maillots à damier rouge et blanc, rappel du blason figurant sur le drapeau national.

Mais les succès sportifs masquent un double visage, en particulier dans le football. Les belles réussites ont vu naître en parallèle un comportement jusque là très marginal : le hooliganisme. En particulier, deux clubs se haïssent de longue date sur un mode ressemblant à la dualité PSG / OM en France. Le Dynamo de Zagreb, riche capitale administrative de l’intérieur des terres, et le Hajduk de Split, grande ville portuaire du Sud connue pour son « milieu » proche de la ‘Ndranghetta calabraise, s’affrontent sur les terrains comme dans les tribunes et sur les murs des villes. Ces violences touchent désormais les autres clubs que ces deux ville affrontent au cours des compétitions sportives.

Les ultras des deux clubs, radicaux et violents, sont composés en grande partie d’anciens militaires proches du grand banditisme, souvent impliqués dans le trafic d’armes et de stupéfiants. Les plus sages se sont reconvertis dans la sécurité privée dont les affaires fleurissent : les gardiens à l’entrée des banques et des sièges des grandes entreprises sont armés. Ce milieu bénéficie d’un certain soutien politique ou du moins d’un laisser-faire, les bandits d’aujourd’hui étant encore considérés par beaucoup comme des héros de la guerre d’hier.

Un air patriotique enflammé : la musique endurcit les mœurs

La musique a également servi de vecteur pour les messages nationalistes. Le cas le plus emblématique reste celui de Marko Perković dit « Thompson », en hommage à la mitrailleuse du même nom dit la légende. Chanteur rock très populaire auprès de toutes les tranches d’âge, Thompson a composé des chansons et ballades aux thèmes ouvertement nationalistes qui ont plu très rapidement. Ses déclarations fracassantes contre les communistes, les Serbes de Croatie ont reçu un fort écho dès le départ.

Ce chanteur est véritablement né de la guerre et a participé en tant que soldat à l’Opération Tempête. Dix ans après la prise de Knin, ancienne place forte serbe de la minorité vivant en Krajina, la ville organisa une grande fête à l’occasion de la Saint-Roch et Marko Perković, qui fut l’un des premiers soldats croates à entre dans la ville, était le clou du spectacle. Le concert en plein air rassembla plus de 20 000 personnes, la sécurité était assurée par des gros bras au crâne rasé arborant des T-shirts faisant référence aux Oustachis, mouvement nationaliste fasciste fondé par Ante Pavelić qui s’allia avec l’Axe et participa au massacre et à la déportation des Serbes, Tziganes, Juifs, musulmans de Bosnie et Monténégrins qui fit environ 800 000 victimes de 1941 à 1945.

Čavoglave, au stade Maksimir, Zagreb 2007. A 1’41’’ le spectateur qui arbore un drapeau porte clairement un T-shirt de la Légion Oustacha qui se porta volontaire pour le front de l’Est aux côtés de la Wehrmacht.

Le concert débuta d’ailleurs par un hommage appuyé à Ante Pavelić et à l’ancien président Franjo Tuđman, père de l’indépendance croate souvent accusé de révisionnisme et qui n’hésitait pas à déclarer « je suis heureux que ma femme ne soit ni serbe ni juive ». Son entrée en scène fut saluée par de nombreux bras tendus et saluts romains. Ces débordements sont monnaie courante et Thompson a l’intelligence de garder le plus possible ces moments de directs hors de portée des caméras et micros afin d’éviter les procès. A plusieurs reprises, ses concerts ont été annulés hors de Croatie et à l’occasion de matches de football. Il ya quelques mois encore, les fans du chanteur ont lapidé des journalistes et des Serbes à l’occasion du quinzième anniversaire de l’opération Tempête.

Une télévision très nationale

Les médias et les journalistes ne sont pas en reste dans le processus de reconstruction identitaire. En particulier, la programmation des deux chaînes de télévision nationale, HRT1 et HRT2, montre des choix partisans. Plusieurs émissions, sous couvert de culture ou de pédagogie, sont l’occasion de mettre en avant le folklore et c’est surtout dans les commentaires des présentateurs, dans la voix off ou dans les insinuations des invités en plateau que se niche le discours nationaliste.

Le « calendrier » quotidien, émission éducative diffusée avant le journal du midi, relate les temps forts de l’histoire du monde et inclut ainsi souvent une vision de l’histoire orientée. Autre exemple fort : les reportages de Goran Milić, qui prend différents angles pour partir micro à la main à la découverte du monde entier, des peuples et des cultures, sont autant d’occasion de glisser des idées infondées et des comparaisons partisanes sur le ton badin de la discussion avec ses interlocuteurs. Le travail d’implantation des idées par le soft power s’effectue ainsi depuis déjà près de 20 ans.

Des esprits maintenus dans le conflit

Ainsi, malgré des apparences paisibles, une économie assainie et un tourisme fortement reparti à la hausse autour des destinations phares de sa côte, la Croatie n’est pas devenue une nation apaisée. Les relations avec certains voisins comme la Serbie sont à peine normalisées, elles demeurent conflictuelles avec la Slovénie pour des raisons de zone de pêche dans le golfe de Piran. Les négociations d’adhésion à l’Union Européenne divisent fortement la société : une certaine élite y tient mais une large part de la population ne souhaite pas abandonner une souveraineté si récente. Sous couvert de particularismes locaux, la culture et les pratiques sont ainsi teintées d’un fort nationalisme lancinant et d’un sentiment de revanche.

Les entrepreneurs identitaires poursuivent un travail qui est assuré d’un certain succès populaire, mais qui mine par ailleurs le retour du pays sur la scène internationale et son insertion politique. Les dérives sont encore nombreuses et l’interpénétration des milieux nationalistes, sportifs, mafieux et politiques laisse planer une forte inquiétude pour l’avenir et la stabilité du pays, qui n’a toujours pas fait un pas en direction de son voisin serbe. La visite récente du Président Serbe à Vukovar et ses excuses publiques, dans une ville chargée d’un fort pouvoir symbolique, n’a pas été bien accueillie. Il n’y a pas eu à ce jour d’excuses réciproques. La réconciliation des anciens ennemis, qui fut pour l’Allemagne et la France un moteur de croissance et un projet politique engageant, n’est toujours pas à l’ordre du jour dans cette partie des Balkans malgré les bonnes intentions de certains courants politiques. Certains veillent activement à ce qu’elle ne le soit pas.

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