Facebook : de la rationalité des chiffres et de l’irrationalité des marchés

Le 7 janvier 2011

Facebook vaut-il vraiment 50 milliards de dollar ? Comment et pourquoi ces estimations sont-elles faites ? Decryptage d'une actualité trop souvent prise pour argent comptant.

Incongruité : pour une fois, Facebook ne donne pas matière à réfléchir sur la confidentialité des données personnelles, mais plutôt sur la façon dont fonctionnent les investisseurs.

Le néophyte pourrait assez logiquement penser que les investisseurs sont des pros de l’analyse financière. Que leurs décisions sont guidées par une prise en compte de tous les chiffres qui fleurissent dans les colonnes des bilans des entreprises. Ce serait méconnaitre les trois composantes les plus prégnantes des marchés financiers : d’une part, les marchés sont irrationnels, contrairement à une théorie économique bien connue telle que l’efficience du marché. D’autre part, les marchés carburent au risque. Inutile, donc, de tenter de « rassurer les marchés ». Sans risque, pas de bénéfices. Enfin, les bénéfices des uns sont les pertes des autres.

Facebook vaudrait 50 milliards…

Une nouvelle a traversé le Web ces derniers jours : Facebook est valorisé à 50 milliards de dollars. Lâché comme ça, ça ne représente pas grand-chose dans l’esprit de Mme Michu. Ni dans le mien. Et peut-être pas plus dans le votre. 50 milliards de dollars, c’est 50 suivi de neuf zéros. C’est plus d’argent, nous dit-on, que la valeur de Yahoo !, Time Warner ou eBay. C’est à peu près le double de la capitalisation boursière de Dell.

Voilà qui rappelle de vieux souvenirs… Avant l’explosion de la bulle Internet, les mêmes media que ceux qui relayent ce chiffre de 50 milliards s’extasiaient en constatant que la valorisation boursière de Yahoo ! ou d’autres était supérieure à celle de Boeing (et ça recommence). Un peu de bon sens et d’analyse financière aurait bien entendu pu éviter l’explosion de la bulle Internet : un site Internet qui vaut plus cher qu’une société fabriquant des avions, avec des usines, des stocks, c’est improbable. Il y avait donc un problème.

Revenons à 2011. Un site Internet qui vaut plus cher que Dell, le premier fabriquant mondial d’ordinateurs, ça ne vous intrigue pas ? Même un site avec plein de petites applications kikoulol…

Ce qui devrait intriguer, c’est ce qui permet de valoriser une société non cotée (Facebook) à 50 milliards et ce qu’il y a derrière.

Des artifices de la finance

Le détail de l’actionnariat de Facebook n’est pas public. En outre, la forme juridique de l’entreprise étant une “Limited Liability Company”, l’équivalent de la Société à responsabilité limitée française, il ne peut y avoir plus de 499 actionnaires. La société n’étant pas cotée, ses comptes ne sont pas publics. Petit souci donc pour faire de l’analyse financière et prendre une décision d’investissement raisonnable.

La valorisation de 50 milliards repose sur les investissements réalisés par Goldman Sachs et un groupe russe, Digital Sky Technologies et sur les cours de Facebook sur des marchés « officieux ». C’est à dire que la valorisation de 50 milliards se fait au doigt mouillé. Rien de concret ne vient conforter ce chiffre.

Goldman Sachs vient d’apporter 450 millions à Facebook et va lever auprès de ses clients les plus fortunés quelque 1,5 milliard de dollars supplémentaire. Magie de l’ingénierie financière qui a si bien fait ses preuves dans la crise des subprimes, le seuil de 499 actionnaires ne sera pas franchi. Goldman va en effet créer un « instrument spécial » (Special purpose vehicle). Ses plus gros clients seront « fondus » dans ce SPV et pour la S.E.C. (l’autorité des marchés financiers aux US), même si Goldman permet à 1000 clients d’acheter des actions Facebook, il n’y aura qu’un actionnaire, ce SPV.

Mais revenons à la rationalité des chiffres. A part pour Jean-Claude Van Dame, un plus un font deux. Dans le cas de Facebook, les investisseurs, s’ils étaient rationnels, pourraient se dire qu’ils sont en présence d’une société non cotée, dont on ne connaît pas officiellement le chiffre d’affaires, qui ne vend pas grand chose d’autre que de la publicité sur Internet… Bref, pas de quoi valoir 50 milliards. Surtout que le chiffre d’affaires qui filtre ici ou là serait de 2 milliards de dollars par an. Les analystes financiers ont un indicateur qui leur est précieux : le price earning ratio (PER). Il s’agit de diviser la capitalisation par les bénéfices.

Prenons 50 milliards de « capitalisation ». Nous avons par ailleurs 2 milliards de chiffre d’affaires. Ce qui devrait laisser, avec une marge nette de 25% (évaluée avec le même doigt mouillé que la capitalisation), quelque 500 millions de dollars de bénéfices. Nous avons donc un price earning ratio de 100. Maintenant comparons ce PER à celui de sociétés cotées dont les comptes sont publics. Comme Google (24), eBay (14,5) ou Apple (22).

Il y a comme un problème…

L’un des deux chiffres (capitalisation ou chiffre d’affaires) est une blague. Probablement le premier… Dans le cadre d’une éventuelle pré-introduction en bourse, Goldman Sachs a tout intérêt à faire monter la sauce. D’une part parce que la valeur de ses investissements dans Facebook grimpe à vue d’œil au fur et à mesure que l’estimation de 50 milliards se propage (pourquoi pas 100 milliards dans 6 mois ?). D’autre part parce que la banque se projette en tant que leader pour l’introduction en bourse. De sonnants et trébuchants honoraires en perspective.

Enfin, dans le cadre du placement de 1,5 milliards d’actions via son Special purpose vehicle, Goldman pourra engranger de juteux bénéfices. Et si l’on en croit Reggie Middleton (dont les analyses économique sont souvent très intéressantes), ceux-ci seront au rendez-vous, que la valeur de l’action de Facebook s’écroule ou qu’elle s’envole.

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>> Photos flickr CC Catherine isdøe ; maua_czarna ; artemuestra

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