La frénésie sécuritaire est une “stratégie suicidaire”

Le 19 janvier 2011

A l'occasion de l'adoption déjà programmée de la Loppsi 2 au Sénat, le sociologue Laurent Mucchielli, qui étudie le traitement du thème de l'insécurité, revient sur trente ans de surenchère sécuritaire.

La sécurité. Problématique qui ne date pas d’hier, “cependant revenue en force dans le débat public à partir du milieu des années 1970 et [qui] ne l’a plus quitté depuis”, écrit Laurent Mucchielli en introduction à l’ouvrage collectif dont il assuré la direction, La frénésie sécuritaire — Retour à l’ordre et nouveau contrôle social.

A l’heure du bouclage des dernières formalités de la Loppsi, dont l’adoption imminente est plus que probable, le sociologue, spécialiste du traitement politique et médiatique des concepts de délinquance et de sécurité, retrace pour OWNI trente années d’escalade répressive et de banalisation du discours sécuritaire dans la société française.

Le titre de votre livre est La frénésie sécuritaire. Concrètement, comment se traduit cet emballement pour le thème de la sécurité ?

Il se traduit d’abord par une frénésie législative, autrement dit par un empilement de lois sur le sujet. Dans le premier chapitre du livre1, nous revenons avec un juriste, Jean Danet, sur ce phénomène d’inflation des lois police et sécurité. Nous nous sommes arrêtés en 2008, juste après la loi sur la rétention de sûreté mais nous en trouvions plus d’une trentaine. Ce qui signifie que le Code pénal est modifié tous les 2 ou 3 mois en moyenne ! Par ailleurs, nous observons que, sur un même sujet (par exemple la récidive ou bien la délinquance des mineurs), les nouvelles modifications sont votées avant même que l’on ait évalué sérieusement l’impact des précédentes lois. On cherche davantage à justifier a posteriori les décisions déjà prises qu’à prendre les décisions en fonction des résultats des évaluations. Autrement dit, ce qui compte manifestement le plus pour les gouvernants actuels, c’est la valeur symbolique, la fonction d’affichage des lois, et non la recherche d’une mesure objective de leur impact sur la société: c’est un usage politicien de la production de la loi.

La thématique sécuritaire ne date pas d’hier…

C’est en effet une vieille histoire. Depuis toujours, ce thème est fortement mobilisé du côté droit de l’échiquier politique où c’est un fond de commerce. Cet usage est revenu en force à partir du milieu des années 1970, qui coïncide avec une montée en puissance de la gauche politique. C’est à ce moment là que la droite remet en avant la sécurité et l’immigration. A partir de 1983-1984, elle se fait doubler sur sa droite par le Front National et on voit bien comment, jusqu’à nos jours, cela lui pose problème.

Mais le changement le plus important s’est opéré à gauche. Jusqu’au début des années 1990, le clivage droite/gauche sur la thématique sécuritaire était assez fortement marqué. Il commence à s’estomper par la suite, surtout avec le nouveau discours du Parti Socialiste en 1997, quand Lionel Jospin déclare que la sécurité sera sa priorité avec le chômage et qu’il reprend même à son compte, deux ans plus tard, le langage classique de la droite sur les “causes sociales” qu’il faut bannir car elles donneraient “des excuses aux délinquants”. Cette petite révolution a entraîné à la fois une banalisation du discours sécuritaire et l’ouverture d’une surenchère qui culminera en 2002.

Le discours sécuritaire dramatise en permanence la réalité, met en avant des faits divers criminels qui ne sont pas représentatifs de la délinquance quotidienne à laquelle se confrontent les citoyens. On ne compte que quelques centaines de meurtres chaque année en France, alors que les vols se comptent en millions ! Il n’y a donc pas de rapport entre la représentation du danger criminel et les risques réels de la vie quotidienne. Le discours sécuritaire déforme totalement la réalité.
De même, on constate la répétition à gauche des mêmes prétendues analyses sur l’évolution des problèmes : “les délinquants sont de plus en plus jeunes et de plus en plus violents, cela touche plus les filles et arrive en campagne”. C’est la bonne vieille métaphore médicale de la contagion, où le fléau quitte les villes corrompues pour les sains et paisibles villages, où classique chez les hommes il aurait contaminé les femmes… Au fond, on utilise surtout le registre ordinaire du café du commerce : “ma brave dame, tout fout le camp, y’a plus de jeunesse, de notre temps c’était pas comme ça”, etc.

Le discours sécuritaire est par nature moralisateur, il cherche donc ensuite des coupables, pour ne pas dire des boucs-émissaires. La faute peut aussi bien être rejetée sur les parents (“démissionnaires”), l’école (qui ne transmet plus), la justice (“laxiste”), les immigrés ou les Roms.

La question fait désormais consensus? Plus personne ne remet en cause l’objet sécuritaire dans les rangs politiques?

La pensée sécuritaire a fait de gros progrès avant et après 2002, elle a converti beaucoup de gens en leur faisant croire qu’elle n’était que du “bon sens”. Cependant, je pense qu’il y a eu une évolution ces dernières années, du fait du niveau de caricature sécuritaire auquel nous sommes arrivés. Et puis pendant très longtemps, il n’y avait aucun discours sur ces thèmes à la gauche du PS: les Verts ne se positionnaient pas collectivement sur ce terrain, le PCF était actif au niveau local mais n’avait pas de discours national, l’extrême gauche n’y voyait qu’une manipulation. Aujourd’hui, ça bouge. Europe Écologie par exemple tente de structurer un discours sur ces questions là, ce qui laisse penser que le parti se positionnera là-dessus en 2012.

De même, 2002 fait clivage au sein du Parti Socialiste. Certains ont à mon avis compris la leçon, à savoir que la surenchère avec la droite sur les thèmes sécuritaires était un jeu perdu d’avance. En effet, la gauche ne pourra jamais se permettre les outrances de la droite: elle fera plus ou moins la même chose, mais dans une version plus molle. C’est donc une stratégie suicidaire. Pour le coup, Le Pen a raison: les gens préfèrent l’original à la copie. Ce repositionnement se voit notamment dans la position du secrétaire national du parti délégué à la sécurité, Jean-Jacques Urvoas, qui connaît très bien les dossiers et ne se laisse pas abuser par les postures type matamore.

Mais d’autres les cultivent au contraire activement. Le plus célèbre est bien sûr Manuel Valls, chez qui on voit bien que c’est une stratégie personnelle et électorale. Mais il y a plein de petits Manuel Valls à l’échelle municipale. Tout ce qu’on peut dire sans doute c’est que, au plan national, la majorité des socialistes a la volonté de revenir au pouvoir avec une vision clairement différente de la droite. Ce qui est très bien pour le débat démocratique. Sans contradiction, sans débat, il n’y a plus que la pensée unique sécuritaire.

Quels moments législatifs marquent une prévalence des libertés sur la sécurité ?

L’une des seules périodes claires est sans doute celle du premier gouvernement Mauroy, avec les promesses du programme commun et Robert Badinter ministre de la Justice. Après, d’autres périodes existent, mais elles sont moins évidentes. C’est une sorte d’équilibre et d’arbitrage permanent entre contrôle et libertés publiques.

Pendant le gouvernement Jospin, le discours sécuritaire n’a jamais été complètement dominant: malgré le colloque de Villepinte en 1997, certaines réformes vont dans le sens de la promotion des libertés, les droits de la défense par exemple. Disons que le Parti Socialiste a repris le discours sécuritaire à son compte mais sans exclusive. Ceci étant, la période 2001-2002 marque un lourd virage sécuritaire, qui fait suite à une série d’évènements, qui débute en janvier 1999, à l’occasion des voeux de Lionel Jospin à la presse (reprise du discours sur les causes sociales qui “donnent des excuses”).

En 2001, deuxième choc: la gauche commence à paniquer suite aux résultats des municipales, qui ont fait tomber plusieurs villes sous le discours sécuritaire. L’exemple le plus flagrant étant peut-être celui d’Orléans, qui voit la chute d’une personnalité de gauche (Jean-Pierre Sueur, ancien ministre) face à un homme politique de droite de second ordre (Serge Grouard), et dont l’adjoint, Florent Montillot, est une figure du discours sécuritaire dans les rangs de la droite dure. S’ensuivent les grandes manifestations policières, ainsi que le 11 septembre 2001; bref, tout un ensemble de basculements, dont la conclusion est la défaite de Lionel Jospin, très mal conseillé, qui se tire une balle dans le pied en disant à la télévision avoir “pêché par naïveté” sur la question de l’insécurité, offrant ainsi quasiment la victoire à son adversaire.

Et pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, on est clairement dans le sécuritaire ?

En effet, pour le coup je ne vois pas très bien ce qui peut nuancer cette tendance, si ce n’est très à la marge.

La LOPPSI est examinée en seconde lecture au Sénat. Est-ce l’aboutissement d’un mouvement sécuritaire ?

La Loppsi est une loi fourre-tout mais qui va bien dans un seul sens, le contrôle social (certains diront le “flicage” généralisé) : Internet, code de la route (avec à mon sens une mesure scandaleuse de confiscation du véhicule qui va affecter des familles entières), fichage, modification des pouvoirs de police municipale, pressions sur les mairies pour l’installation de la vidéosurveillance, énième durcissement de la législation concernant les mineurs et leurs parents, peines planchers, peines incompressibles… Un grand nombre d’éléments sont choquants pour les libertés publiques et les principes fondamentaux du droit. On est toujours dans la manifestation de cette frénésie sécuritaire et avec une Chancellerie qui semble de nouveau une annexe du ministère de l’Intérieur. D’un point de vue historique, ce qui se passe depuis 2002 est d’ailleurs inédit à ma connaissance. Jusque là, ces deux grands ministères régaliens avaient une même importance et se retrouvaient souvent en désaccord – on se souvient des tandems Badinter/Deferre et Guigou/Chevénement sous la gauche. Depuis 2002, il y a clairement une hiérarchie. Et depuis 2007, non seulement la supériorité du ministère de l’Intérieur est confirmée, mais les réformes sont de toutes façons désormais directement pilotées par le cabinet de la Présidence de la République…


Illustration CC Flickr: Môsieur J ; banspy

Voir aussi:
- “Lois sécuritaires : 42, v’la les flics”
- L’interview de l’eurodéputée Sandrine Bélier: “Cette vision de la société que nous propose la droite n’est pas ma France”

  1. “Cinq ans de frénésie pénale” []

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