Business model de l’Internet: des moments noirs à venir ?

Le 24 janvier 2011

Pour Serge Soudoplatoff, l'on s'achemine en France vers la fin des offres Internet mobile illimitées, si Free entre à son tour sur le marché de la téléphonie mobile.

Nous avons de la chance en France, grâce à Free, qui a forcé les opérateurs de télécommunications traditionnels à adopter des modèles tarifaires forfaitaires, non basés sur l’usage.

Comment cela est-il possible ? Il faut rappeler l’un des papiers fondateurs de l’Internet, si ce n’est le premier, publié en 1961 par Leonard Kleinrock, “Information flow in large communication Nets“.

Kleinrock s’intéressait à un problème simple : quel est le meilleur protocole pour faire communiquer deux ordinateurs entre eux ? Après avoir étudié les protocoles des opérateurs de télécommunication, il a conclu que ce n’était pas un bon paradigme, et sa thèse a porté sur le choix du paquet plutôt que de la commutation.

Pour dire les choses simplement, les protocoles des opérateurs de télécommunication sont basés sur le paradigme du train : la voie est ouverte et réservée, donc le train passera sans encombre. C’est la même chose avec le téléphone traditionnel : même s’il n’y a pas de voix sur la voie, celle-ci est réservée. À l’inverse, le protocole par paquet est basé sur le paradigme du camion : les messages sont mis dans des paquets qui sont mis dans des camions qui empruntent soit la route, soit l’autoroute, etc.

Économie de l’abondance vs économie de la rareté

On voit tout de suite l’importance du choix. Les protocoles de télécommunication sont basés sur une économie de la rareté : lorsque le nombre de communications atteint le nombre de canaux d’une antenne 3G, alors plus aucune communication supplémentaire ne passe, sauf à « virer » l’une des communications (ce que, semble-t-il, les opérateurs 3G font, sans franchement en faire de la publicité ; cela se nomme « les classes de service »). À l’inverse, le protocole par paquet est basé sur une économie d’abondance : jamais on ne refusera l’accès à l’autoroute sous prétexte qu’il y a trop de voitures. Tout au plus, le gestionnaire fera de la régulation de trafic. C’est la même chose dans le monde Internet, jamais des paquets ne sont refusés, sauf à vraiment atteindre la saturation absolue. Heureusement, jusqu’à présent, toutes les prédictions d’effondrement du réseau se sont révélées fausses. On le sait aussi dans l’économie du disque, le mp3 est dans une logique d’économie de l’abondance, alors que le disque est dans une logique d’économie de la rareté.

Le propre d’une économie de la rareté est de fournir de la très haute qualité, ce que les opérateurs nomment « la qualité totale » ; son inconvénient est d’être très chère de manière indifférenciée. Le propre de l’économie d’abondance est d’être efficace. Elle rationalise l’usage des moyens, elle profite de coûts de duplication faible. Son inconvénient est qu’elle privilégie le concept de « best effort » au détriment d’une garantie de service. La structure même de l’Internet, qui est « un réseau de réseau » et pas un réseau unique, est basé sur un jeu de LEGO. Des entreprises font des routeurs, d’autres des navigateurs, d’autres des moteurs de recherche, d’autres des réseaux sociaux, et tout ceci concoure à une économie à faible coût, chacun restant dans son domaine. Toute tentative de gérer l’ensemble des services de l’Internet s’est d’ailleurs soldée par un échec : AOL Time-Warner, Vivendi Universal, sont autant de rêves mégalos qui n’ont abouti qu’à des dépenses inutiles.

L’impact du modèle économique sur les usages est fondamental. Prenons l’exemple du stockage : à moins de 50 euros « street price » le téraoctet, le coût de stockage d’un fichier est ridiculement faible, donc sa duplication ne pose aucun problème. Google, en créant gmail, a fait le pari de l’abondance, alors que les directions informatique des grandes entreprises sont toujours dans une logique de rareté. Résultat : il vaut mieux avoir gmail qu’un email professionnel, on ne perd pas de temps à ranger et archiver. Prenons la bande passante : avec des offres forfaitaires illimitées, les fournisseurs d’accès sont dans une logique d’abondance ; alors qu’en faisant payer les directions informatique au volume, elles sont dans une logique de rareté. Résultat : il faut être chez soi plutôt qu’au travail pour voir des vidéos indispensables dans le cadre professionnel, ce qui est contraire au code du travail. Bref, ne nous étonnons pas si la France est un gros consommateur d’antidépresseurs.

Regardons maintenant la situation mondiale des fournisseurs d’accès. Nous avons la chance, en France, d’avoir Free. Sans Free, nous n’aurions pas d’offre triple play forfaitaire, avec des communications téléphoniques illimitées vers les fixes et les mobiles de 120 pays. Est-ce le cas partout ? Non.

En Australie, par exemple, aucun des grands ISP n’a d’offre illimité. Telstra [en], par exemple, limite l’usage, et lorsque cette limite est atteinte, baisse dramatiquement la bande passante. C’est le cas pour la grande majorité des ISP en Australie [en], avec des limites entre 2 et 200G par mois. À l’inverse, aux États-Unis, la guerre fait rage sur la baisse des prix [en], qui sont en ce moment entre 20 et 50 dollars par mois en illimité. En Angleterre [en], la situation ressemble à celle de l’Australie, avec d’une côté des opérateurs de télécommunication qui limitent l’usage, et de l’autre des nouveaux entrants qui offrent de l’illimité. En Allemagne, l’opérateur historique, T-Mobile, propose des packages illimités pour 35 euros par mois, avec possibilité de migrer vers le VDSL.

Maintenant, regardons ce qui se passe dans le mobile. En France, nous avons, sur le territoire, des offres en data illimitées. Même s’il faut faire attention lorsque l’on franchit les frontières, car le prix va jusqu’à 10 euros par mégaoctet, en fonction de règles qui sont totalement absconses, lorsqu’on reste bien franchouillard, il est possible de surfer de manière quasi illimitée. Que va faire Free en terme de modèle tarifaire lorsqu’il installera son service ? Va-t-il nous proposer des illimités dans le monde entier ou presque à bas prix ? Ou bien va-t-il se mettre dans une logique économique de rareté et facturer à l’usage ?

La tentation de la tarification à l’acte

J’ai coutume de dire que l’économie de l’Internet suit, avec une dizaine d’années de retard, celle du transport aérien. Or, les compagnies low cost, qui ont des points communs avec la logique de Free, ont toutes décidé, il y a quelques années, de faire payer les services un par un : le nombre de bagages, la priorité aux comptoirs, les kilogrammes, jusqu’à tester l’idée, émise par le PDG de Ryanair, de faire payer les toilettes, voire de faire payer pour un vrai siège, les autres étant debout. On le voit bien, la tentation est grande de revenir à une tarification à l’acte.

Cela peux-t-il se passer dans le monde de l’Internet ? J’en ai bien peur. Les fournisseurs d’accès en mobile commencent à parler d’abandonner le forfait pour aller à une tarification en fonction des données consommées. Les trois opérateurs français actuels, pour lesquels le mobile représente le revenu le plus important, ne pourront plus laisser faire un nouvel entrant avec d’autres logiques plus efficaces. Si Free arrive avec des offres forfaitaires en mobile, alors il n’y aura plus aucun gisement de revenus pour les trois autres, situation aggravée si la migration des clients est conséquente. France Telecom, qui a encore un nombre de salariés impressionnant, dont beaucoup de fonctionnaires difficilement transférables ailleurs, sera le plus touché. Étant en plus fortement syndicalisé, il est probable que 2013 verra des manifestations violentes de SUD et de la CGT, une version moderne de la révolte des canuts. Il n’est pas facile de prédire comment le gouvernement, quel qu’il soit, réagira ; mais il est sûr que les caisses de l’État, déjà très basses, ne permettront pas un modèle à la Bull, et donc France Telecom sera abandonné, sauf à avoir un gouvernement communiste dans son esprit, ce qui, hélas n’est pas impossible. Il ne restera donc que la solution d’une entente entre Free et les trois autres, sur des accords de roaming sympathiques par exemple ; la tentation sera alors grande pour Free de faire payer l’Internet mobile à l’usage. De plus, étant capable de rationaliser ses coûts, entre autres par l’utilisation d’antennes 3G sur les Freebox, Free aura une marge nettement supérieure aux autres opérateurs. Ça ne se refuse pas…

Et alors, si l’Internet mobile revient au paiement à la durée, quid du fixe ??? La tentation est grande de faire payer au volume, avec une première étape de limite supérieure, comme cela se pratique dans certains pays, comme on l’a vu.

Nous allons vivre quelques moments noirs. Les modèles économiques traditionnels risquent de revenir en force. Il faudra alors lutter, et trouver des solutions alternatives, par exemple des coopératives télécom, comme ce qui se pratique à Nuenen [néerlandais] en Hollande, au Canada, ou bien ce que fait notre ami Billaut-San à Villiers-le-Mahieu.

Je crois au modèle des coopératives télécom, pour contrebalancer les modèles économiques des opérateurs. Mais alors, que feront les ARCEP du monde entier ? Que décideront les politiques ??? Ceci est la clé. Les réseaux sont vraiment un acte politique de gestion du territoire.

Billet initialement publié sur Almatropie

Image CC Flickr R4vi

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