[ITW] “C’est l’armée qui a chassé Ben Ali du pouvoir, pas la rue”

Le 27 janvier 2011

Et si le processus de démocratisation en Tunisie débouchait sur l'élection démocratique d'un militaire islamiste ? Une hypothèse envisagée par Alain Chouet, ancien haut responsable de la DGSE.

Alain Chouet est un ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE chargé de la lutte anti-terroriste, co-auteur de plusieurs ouvrages concernant l’islam et le terrorisme. Dans La Sagesse de l’Espion, paru aux éditions L’Oeil neuf en octobre 2010, il explique ainsi que “C’est ne rien comprendre que d’accuser les services secrets de faire « dans l’illégalité ». Bien sûr, qu’ils font « dans l’illégalité ». Ils ne font même que cela. C’est leur vocation et leur raison d’être“.

Autant dire que son point de vue sur la “révolution” tunisienne, et l’éventualité d’un processus de démocratisation du Maghreb, dénote quelque peu avec les visions romantiques que certains se font de ce qui se passe en Tunisie.

L’exemple de la Tunisie est-il en train de faire tâche d’huile en Égypte ?

Alors, d’abord sortez un peu de votre vision de journalistes bobos coincés au sein du périphérique parisien. C’est l’armée qui a chassé Ben Ali du pouvoir, pas la rue. Des troubles, en Tunisie, il y en a toujours eu, depuis des années. Là, le chef d’État-major des armées, le général Rachid Ammar, a dit au président : « C’est fini, on ne te protège plus ». Mais il n’a pas fait cela sans avoir de garanties. Le soutien n’est pas venu de ses voisins… alors d’où a-t-il eu ces garanties ?

Des Américains… pourquoi Washington a-t-il donné son feu vert ?

Le plan américain du grand Moyen-Orient, qui consiste à remodeler la région sur des bases démocratiques, n’a pas été abandonné par l’administration Obama. Ce qu’ils ont du mal à comprendre, c’est que le « one man, one vote » est un système de riches. Ou alors, on vit dans une société fondée sur l’esclavagisme, comme sous la Grèce antique. Je m’explique : ce système marche lorsque le privilège de se mettre à l’abri des aléas de la vie dépend de sa richesse. Si votre avenir dépend de la famille, du clan, de la tribu… alors vous allez voter comme la famille, le clan, la tribu. Dans les pays pauvres, c’est la règle.

Bien sûr, la Tunisie était le maillon faible du Maghreb. Mais aujourd’hui, nous sommes le 26 janvier. Le 30, il va falloir payer les fonctionnaires, avec une administration qui est en panne. Dans quelques jours, l’armée va donc sortir du bois pour remettre tout le monde au boulot. Il faudra un patron, venant de la structure existante du pouvoir, soit :

  • le RCD et ses restes qui a géré l’État
  • l’armée
  • et les islamistes, car tout le monde va jouer avec eux

La démocratisation, telle que nous la voyons, ne plaît pas aux voisins immédiats (Algérie, Libye), ni aux voisins lointains (les Saoudiens, vous allez leur parler de démocratisation ?). Il faudra des élections : que va-t-il en sortir ? Le candidat de l’armée ou celui des islamistes, en priant pour que ça ne soit pas le même. L’opposition tunisienne est démonétisée, d’abord parce qu’elle n’était pas là quand ça n’allait pas. Alors, on va donc faire des élections, comme on l’a fait en Afghanistan. Les dirigeants algériens et les Libyens ne vont pas pas laisser passer ça.

Les États-Unis vont-ils faire la même chose en Égypte ?

L’Égypte, ça va mal se terminer. Le régime Moubarak est en bout de course, complètement exsangue. La société est pénétrée par l’idéologie des Frères Musulmans, qui ont infiltré tout le système social. Le tout est soutenu par les Saoudiens. Enfin, la population connaît une misère noire : le Caire est en train de devenir Calcutta. Quand vous avez 3 à 5 millions de personnes dans la rue (et cela s’est déjà produit dans ce pays), ce n’est pas maîtrisable. Les Américains ne pourront rien faire.

Il faut laisser tomber l’Égypte ?

Ils vont se retrouver comme la poule qui a trouvé le couteau, avec un truc ingérable. Soit il faudra assumer la prise du pouvoir par les Islamistes, soit il faudra trouver un dictateur à poigne, comme l’actuel patron des services de renseignement, le général Omar Souleïman, un bon mais très dur. A la place du pouvoir « civil » qui préserve les apparences, il va falloir mettre les militaires.

Quid de l’Algérie, devenue la place forte de plusieurs bases militaires américaines (à Tamanrasset notamment) ?

Du moment que l’on contrôle les tuyaux pétroliers… Le nord du Niger, ce n’est pas que de l’uranium (encore que cela a son importance) c’est aussi un immense dôme de gaz. Comme pour le gaz en Algérie, le problème va être de faire sortir ce gaz. La voie passant par le golfe de Guinée est de plus en plus complexe, l’autre voie passe par le Nord, par l’Algérie. Ce qui importe aux Américains, c’est que l’ordre règne pour le passage des tuyaux.

A propos de la zone sahélienne, que pensez-vous du changement de doctrine revendiquée par l’Élysée depuis la dernière prise d’otages au Niger qui s’est terminée par un bain de sang ?

Je pense qu’on va être obligé d’en rabattre, parce qu’on voit bien que cela ne marche pas. Pour que la politique française marche, il faut tenir des mois, avec le risque d’avoir des dégâts collatéraux comme on dit. Encore un coup comme la mort des deux jeunes au Niger et la coupe est pleine. D’un autre côté, à 1 ou 2 millions d’euros l’otage, cela va devenir une rente. Il faut donc une adhésion populaire sans failles -à l’israélienne- pour cette politique de fermeté marche.

L’Elysée a pris le parti de réagir (ce qui pour moi est pas mal), mais est-ce tenable à long terme ? Je ne sais pas.

Propos recueillis par Jean-Marc Manach et David Servenay. Illustration CC magharebia.

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