L’Etat, actionnaire prédateur du nucléaire français

Le 22 mars 2011

Devant l'extrême gravité de la situation à Fukushima, les voix se multiplient à gauche - mais pas seulement - pour demander un contrôle public à 100% des installations nucléaires françaises. Un pari difficile.

Dans la deuxième moitié des années 80, les objectifs assignés par l’État à la compagnie nationale d’électricité ont insidieusement évolué. La première étape prend la forme d’un rapport émanant de la direction de la prospective d’EDF. Il s’intitule “EDF dans vingt ans”. Ce document distribué en comité restreint aux cadres dans la seconde moitié des années 2000 analyse l’évolution probable de l’entreprise publique et initie les transformations qui vont se produire dans les deux décennies à venir.

La première manifestation concrète de la transformation de l’entreprise, la préparation de l’ouverture du capital et du changement de statut est la signature, en 2000, d’un contrat de groupe entre EDF et l’État. Le gouvernement socialiste de Lionel Jospin inaugure la transformation d’EDF en une machine à cash. Au sein de l’entreprise qui avait jusque là été dirigée par des ingénieurs, souvent issus du corps des Mines, les financiers prennent peu à peu le pouvoir.

Séparation des fonctions

La rentabilité des capitaux engagés devient la priorité et des termes anglophones comme ROCE (Return On Capital Employed) ou ROI (Return On Investment) déterminent l’orientation de l’opérateur public. C’est une révolution dans la culture d’EDF puisqu’auparavant, les critères sociaux, industriels et techniques, étaient une priorité absolue. La mission d’EDF était depuis 1946 de produire et de distribuer l’électricité au moindre coût pour les Français. En matière nucléaire, il s’agissait de prendre toutes les mesures pour assurer une sécurité absolue de ses installations.

Un exemple : jusque dans les années 2000, les ingénieurs étaient responsables des aspects techniques et de la gestion des contrats et des achats. Puis, les fonctions commencent à être séparées : d’un côté les techniciens, de l’autre les acheteurs. Ces derniers sont mis en avant afin d’obtenir un effet de levier financier et réorienter progressivement la politique d’achats. La direction des achats est de moins en moins composée par des experts du secteur nucléaire, mais par des financiers venant par exemple du secteur automobile pour imprégner l’industrie nucléaire de méthodes qui ont, paraît-il, fait leurs preuves. L’objectif unique est la réduction des coûts, le fameux “cost killing” mené par Carlos Ghosn au sein de Nissan, puis de Renault.

En 2003, Francis Mer, ministre de l’Economie et des finances du gouvernement Raffarin crée l’APE, l’Agence des participations de l’Etat. Cette structure rattachée à la direction du Trésor, puis directement au ministère en 2011, a pour mission d’aider l’État à jouer son rôle d’actionnaire au sein des entreprises dans lesquelles il détient des participations.

Dans le cas d’EDF, les représentants de l’État disposent d’une écrasante majorité et prennent rapidement l’ascendant. Les besoins financiers de l’Etat deviennent incontrôlables et tous les moyens sont bons pour accaparer les bénéfices dégagés par EDF. Le changement de statut et l’ouverture du capital ne sont effectués que dans ce dessein. Tout l’argent gagné est transféré à l’Etat, notamment sous forme de soultes1.

Augmentation de la sous-traitance

En 2005, la direction financière d’EDF impose un plan d’économies appelé “Altitude 7500″, qui va s’étaler sur trois ans. Il s’agit ni plus ni moins de réaliser une économie de 7,5 milliards d’euros, en partie sur le personnel et en partie sur les achats et les besoins en fonds de roulement. Dans le secteur nucléaire, cet ensemble de mesures est décliné dans le plan “Phares et Balises”.

Cette recherche effrénée d’économies conduit à des aberrations. La direction financière s’aperçoit qu’il existe au sein du parc d’équivalent d’une centrale en pièces détachées et matériel de rechange. L’idée d’immobiliser plusieurs milliards est insupportable et des directives sont données pour réduire le stock et modifier l’organisation.

A l’heure actuelle, les agents sont alarmistes : il est devenu impossible de se procurer des pièces adéquates en cas de besoin. C’est un facteur de démotivation et de désorganisation puisque les temps d’arrêt s’allongent et qu’il faut parfois envoyer un taxi chercher dans une autre centrale la pièce manquante. Les conséquences des décisions prises sur des critères uniquement financiers s’avèrent très coûteuses sur le long terme.

Mais c’est surtout sur l’augmentation de la sous-traitance que les effets sont les plus néfastes. Quand la direction décide d’externaliser des activités en créant les contrats PGAC (Prestations Globales d’Assistance de Chantier), la plupart des opérations de maintenances, auparavant effectuées par des agents statutaires d’EDF, est confiée à des sociétés privées. EDF ne parviendra jamais à prouver qu’elle gagne de l’argent de cette manière, mais cela permet aussi d’externaliser les risques de cette activité. C’est ainsi que la totalité des travaux en arrêt de tranche, où l’on remplace le combustible, sont délégués à des tiers. Les sous-traitants étant choisis, quoiqu’en dise la direction d’EDF, en fonction des coûts, des opérations sensibles sont effectuées avec des rythmes de travail épuisants, par des salariés dont le moral et le salaire sont au plus bas, et les manquements aux règles de sécurité deviennent de plus en plus courants.

Bien sûr, il existe encore des garde-fous, comme l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) et le contrat de service public passé entre EDF et l’État, mais on éprouve des difficultés croissantes à faire la différence entre la gestion de cette entreprise très particulière et celle d’une société commerciale privée. Dans cette affaire, l’État français se comporte comme un rentier uniquement préoccupé de ses intérêts à court terme, au détriment de la sécurité de la population et d’une vision ambitieuse de sa politique énergétique.

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Crédits photo: Flickr CC OllieD, Let Ideas Compete, Marylise Doctrinal

  1. Versement d’une somme d’argent permettant de compenser l’excédent de valeur du ou des biens reçus à l’occasion d’une transaction. []

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