A quoi ressemblerait Internet sans ses défenseurs?

Face à l'avalanche de lois sécuritaires sur Internet, les organisations citoyennes sont souvent le meilleur levier pour contrer la répression. Et si elles n'existaient pas?

Cet article est une fiction basée sur l’extrapolation de faits réels. Disclaimer: Il fait suite aux appels au don de la Quadrature du Net.

1er avril 2011. Henry allume son ordinateur portable, confortablement installé dans son salon. Il ne vit pas dans une blague, et le monde qu’il connaît n’est pas différent du nôtre. La centrale nucléaire de Fukushima continue d’affoler les compteurs Geiger en même temps que les foules mondiales, et les pays arabes se soulèvent toujours pour chasser leurs potentats.

D’ailleurs, une fois connecté à Internet, Henry essaie de rejoindre un chan IRC pour suivre les actions des Anonymous en Libye, qui s’attellent à la mise en place de radios pirate pour faciliter la communication entre les dissidents. Henry n’est pas un “petit génie de l’informatique”, de ceux que les médias aiment monter en épingle. Il n’a jamais lancé une attaque par déni de service, mais est atteint d’un mal incurable: il aime le web. Le problème, c’est qu’il ne peut plus se connecter à certains de ses sites favoris. Pourquoi? Parce que le Net n’est plus aussi libre qu’avant. Pourquoi? Parce que ceux qui le défendent n’ont jamais existé. Pourquoi? Parce qu’ils n’en avaient plus les moyens.

“Ma conviction est que les règles qui s’imposent à toute la société et aux échanges classiques de biens et de services doivent également s’appliquer à Internet”, expliquait Nicolas Sarkozy dans un courrier adressé à son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, le 29 septembre 2010. L’objectif? “Bâtir un Internet civilisé”. Le pari a été tenu, puisque la France, un pays qui compte la bagatelle de 44 millions d’internautes, a été récemment placée dans la liste des pays sous surveillance par Reporters sans Frontières. Fierté nationale, c’est le seul pays européen du lot, siégeant aux côtés de la Libye, de la Russie ou de la Thaïlande.

Hadopi votée en première lecture

L’Internet sage et obséquieux dans lequel vit Henry n’est pas un futur dystopique digne de Brazil. Il a été phagocyté par une série de lois qui sont passées comme des lettres à la poste, sans qu’aucune voix ne soit suffisamment puissante pour arrêter le rouleau compresseur de la répression. Tout a commencé en février 2009, quand le gouvernement français a réussi à tempérer le rapport de l’eurodéputé grec Stavros Lambrinidis. Prévoyant initialement “un renforcement de la sécurité et des libertés fondamentales sur Internet”, celui-ci a fini par pencher dangereusement vers le premier terme de l’équation.

Quelques mois plus tard, en avril, la loi Hadopi a été votée sans débat digne de ce nom et en première lecture. Le Conseil Constitutionnel n’a rien trouvé à y redire: une autorité administrative “indépendante” peut donc, sans contrôle du juge, suspendre l’accès à Internet aux individus qui échangent des fichiers. Henry en a été particulière choqué. Pour lui, le droit d’accéder à Internet – tout l’Internet – est fondamental. Il a donc commencé, sous pseudonyme, à poster des commentaires argumentés, mais acides, sur les articles traitant de ces sujets. Malgré toute sa fougue, la loi Masson de mai 2010, criminalisant l’anonymat sur Internet, a mis un coup d’arrêt à ses velléités de résistance passive.

Le vote de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, la fameuse Loppsi 2, a été plus fastidieux, mais là encore, les sages du Conseil Constitutionnel ont entériné cette nouvelle loi sécuritaire en mars 2011. Même s’ils ont censuré 13 passages sur les 142 articles du texte, les grandes dispositions, telles que le délit d’usurpation d’identité ou la légitimation des très opaques fichiers de police, ont été validées.

Un ACTA pour les contrôler tous

Vexé par l’échec de ses tentatives pour faire interdire l’hébergement de WikiLeaks sur des serveurs français, le ministre Eric Besson s’apprête à réclamer une révision de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui élargirait le champ des responsabilités des hébergeurs et des fournisseurs d’accès à Internet.

Comment a-t-il introduit une telle requête, qui aurait jadis fait bondir les défenseurs du web libre? Grâce à l’ACTA, l’accord anti-contrefaçon mondial si contesté. Pendant plusieurs mois, des parlementaires européens, soutenus par une poignée d’activistes (les derniers), ont essayé d’introduire la déclaration écrite n°12, qui aurait fait échec au texte. Au lieu de ça, celui-ci est en voie de finalisation, et attribue des prérogatives coercitives aux FAI, qui n’auront guère d’autre choix que de s’y plier. Avec eux, c’est toute l’industrie du divertissement qu’on encourage à contrôler l’activité des internautes.

Avec le vote de cette dernière loi, la plus controversée du lot, la plupart des initiatives citoyennes ont rendu les armes, acculées par les gouvernements. Avec leur disparition, le principe de neutralité du Net, le plus important et le plus structurel, s’apprête à disparaître. En effet, les opérateurs télécom sont désormais tenus de discriminer certains contenus sur la base d’une “liste blanche”, qui bannit les sites pédopornographiques autant qu’elle occasionne des dommages collatéraux. Les soutiens d’un Internet ouvert, eux, se sont définitivement tus. Parce que l’essentiel de leurs actions ne se voit pas, personne n’a su anticiper leur déclin.

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Crédits photo: Flickr CC Steve Rhode, Geoffrey Dorne

Les affiches réalisées pour la campagne de soutien à la Quadrature sont également disponibles sur Jaffiche.fr

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