Qui veut voter pour l’Enfer ?

Le 2 février 2012

La "crise" permet aux hommes politiques de proposer des remèdes plus qu'injustes à leur population, et ce particulièrement en période électorale. Pour le philosophe Jean-Paul Jouary, il s'agit là d'une énième manifestation de la "stratégie du choc" mise en lumière par Naomi Klein.

Citation : “S’il veut conserver sa réputation de libéral, un prince sera contraint de taxer extraordinairement les populations, d’être dur “- Machiavel.

Si l’on entend dire ces temps-ci que le courage politique consiste à infliger autoritairement aux peuples des régressions sociales qu’ils refusent, on entend dire aussi qu’avant une élection il faudrait être fou pour proposer des mesures qui frappent les conditions de vie des citoyens de plein fouet. Dans les deux cas il est vrai, on sous-entend qu’être élu c’est diriger un peuple comme un berger conduit un troupeau, et que le Prince élu prétend savoir seul ce qui est bon pour ses sujets.

Depuis plusieurs jours, des amis me reprochaient de n’avoir jamais lu La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, de la canadienne Naomi Klein. A coup de superlatifs, ils m’expliquaient que l’on y trouvait le fil conducteur de plusieurs décennies d’événements planétaires aussi hétérogènes en apparences que des dictatures latino-américaines, des pays mis en faillite par le FMI, des guerres, un tsunami, des pays de l’est qui sombrent dans un capitalisme sauvage, un massacre en Chine…

Je me disais qu’un tel bric-à-brac ne pouvait être éclairant. Ces amis ajoutaient que l’auteur démontrait avec précision qu’une véritable stratégie avait été conçue dans les années 80 aux États-Unis, à Chicago, autour de Friedman, qui consistait à provoquer de véritables catastrophes – ou à profiter de catastrophes aléatoires – pour mettre à genoux des peuples entiers, les apeurer, les résigner à des régressions sociales qui seraient ressenties comme “moins pires” que le sort dans lequel ils se sentaient enfermés. Il est vrai que la façon qu’on avait eue d’endetter délibérément des nations entières, en Afrique ou en Amérique latine, pour exiger d’elles d’affamer véritablement leurs peuples sous peine de mise en faillite totale, m’avait alors comme beaucoup d’autres choqué et stimulé dans mes engagements politiques.

Quelques économistes avaient observé qu’une véritable hyperinflation provoquait les mêmes effets qu’une guerre militaire.

Naomi Klein.

Au Chili ou en Argentine, une explosion de la dette, organisée et planifiée, anesthésia les prétentions des jeunes démocraties. On fit grimper les taux d’intérêt jusqu’à 21% ce qui dévasta des pays entier comme le Brésil, l’Argentine ou le Nigéria, et entraîna des baisses dramatiques des produits exportés, lourdes de conséquences sociales et humaines : 25 chocs entre 1981 et 1983 ; 140 chocs entre 1984 et 1987 !

Plus une situation apparaît désespérée, plus les citoyens acceptent de renoncer à leurs maigres acquis sociaux et démocratiques : déréglementations, privatisations, régressions sociales, sanitaires, salariales, tout apparaît préférable aux catastrophes vécues et annoncées comme autant de tsunamis irrésistibles. Les citoyens horrifiés se débarrassent alors de leurs ambitions et de leurs rêves, et chassent du pouvoir celles et ceux qui les avaient portés en leur nom. Effacer la mémoire, effacer l’espoir d’un meilleur avenir : une guerre totale, une tempête. Comme l’avait fort bien vu Spinoza dès le XVIIème siècle, le secret des régimes autoritaires consiste à “tromper les hommes afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut”.

Alors que ce livre alimentait ma réflexion, quelques épisodes de la campagne électorale pour les présidentielles m’ont interpellé : le Président UMP de l’Assemblée nationale évoquait le programme de François Hollande (pourtant estimé fort timide par bien des citoyens de gauche) comme d’une menace dont “les conséquences économiques et sociales pourraient être comparables à celles provoquées par une guerre”. Diable. Quelques jours plus tard, l’ancien ministre de triste mémoire Claude Allègre, pourtant pourfendeur des pessimistes climatiques, se mettait à appeler à soutenir Nicolas Sarkozy parce qu’il serait un bon capitaine en “pleine tempête”. Dès que le FBI fermait Megaupload, l’Elysée dans un communiqué applaudissait cette offensive contre cette entreprise aux profits “criminels”. Guerre, tempête, crime… Si l’on y ajoute la menace terroriste et la crise de la dette, cela ressemble fort à une adaptation en langue française des scénarios concoctés jadis à Chicago.

Dans ce contexte-là il devient compréhensible qu’en dépit de prévisions électorales plutôt sinistres pour le président sortant, celui-ci ait pris le parti de proposer pire encore : TVA “sociale”, régressions de l’emploi et du pouvoir d’achat, destructions sociales diverses, limitations du droit de grève, etc. La Grèce, délibérément mise en danger de faillite (notamment par son nouveau premier ministre en personne), par ceux-là mêmes qui prétendent la soigner en la sommant de se mettre à genoux et de détruire tous les outils qui lui permettraient de se redresser, est devenue le nouvel enfer promis à tous les peuples d’Europe qui prétendraient préserver leurs acquis sociaux et leur espérance de progrès.

Portrait posthume de Nicolas Machiavel (Niccolò Machiavelli, 1469-1527)par Santo di Tito. Wikimedia Commons/Domaine Public

C’est la nouveauté sur le “vieux continent”, mais une méthode éprouvée sur les autres continents : pour être élu il faudrait être dur, et plus dur encore. Il faudrait, comme le répètent d’autres candidats effectifs ou potentiels (et sans doute moins rejetés parce que moins arrogants)  “être réalistes”, “être courageux”, “dire la vérité aux Français”, pour les unir droite et gauche confondues pour sauver le pays.

J’ouvre Le Prince de Machiavel et je lis :

S’il veut conserver sa réputation de libéral, un prince sera contraint de taxer extraordinairement les populations, d’être dur.

Gageons que ce torrent de menaces catastrophiques donnera le la de toute cette campagne.

NB : à lire, pour comprendre les stratégies sous-jacentes des principaux acteurs de cette présidentielle, l’extraordinaire livre de la canadienne Naomi Klein La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (2007) traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné en 2008 aux Editions Leméac / Actes Sud. Une genèse passionnante, érudite et édifiante, étalée sur trois décennies, de cette stratégie du choc, qui surfe de dictatures chilienne ou argentine en fabrication de la dette, en passant par la guerre d’Irak. Au bout de cette analyse convaincante, Naomi Klein fait entrevoir la voie d’avenir : l’ “humble bricolage” des femmes et hommes qui réparent, solidifient, améliorent les matériaux qu’ils trouvent là où ils vivent, et visent l’égalité. A lire aussi, pourquoi pas, Le Prince de Machiavel…


Poster-citation par Marion Boucharlat pour OWNI.
Illustration par Sarai Photography/Flickr (CC-by) et portrait (détail) de Nicolas Machiavel par Santi di Tito [Domaine Public], via Wikimedia Commons

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