Bulletins de santé républicains

Le 3 mai 2012

Si la santé d’un peuple ne tient qu’à la qualité personnelle d’une personne, cela signifie que ce peuple a perdu sa liberté. Il n’est de constitution juste que celle qui assure la justice sociale et la liberté, sans avoir besoin d’un bon maître. À trois jours du scrutin, notre chroniqueur philo prend parti et rentre bille en tête dans le débat. Rousseau est convoqué. Et pas que.

Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat.
- Louis Aragon

Le second tour. François Hollande, Nicolas Sarkozy. Deux candidats en lice, plus un fantôme morbide et son cliquetis de chaîne : le score inédit du Front National, auquel se sont abandonnés des millions de gens qui transforment leurs souffrances et leurs angoisses en haine de l’autre. Il n’y a pas que cela bien sûr, et peut-être pas chez tous, mais aucun ne peut ignorer que ce vote est associé à cette haine. Cette maladie n’est pas nouvelle, mais elle a gagné en ampleur et surtout en banalisation.

L’actuel Président et sa garde rapprochée l’ont décomplexée en multipliant des mots et des actes à haute teneur xénophobe et parfois raciste. Ce qui signifie que les réflexes de haine, anti-républicains en leur principe même, imprègnent aujourd’hui deux électorats, celui du Front national et une fraction dominante de celui de l’UMP. Quant à ceux qui du bout des lèvres font sentir une petite différence histoire de rappeler leurs principes humanistes, auront-ils réussi autre chose que minorer plus encore aux yeux des citoyens la gravité des idées véhiculées par leur camp ?

Qu’aucun intellectuel ou presque n’ait osé soutenir la candidature de Nicolas Sarkozy est à l’honneur des créateurs et penseurs de notre pays. Et aucun philosophe qui se consacre à la philosophie. Aucun. Il faut dire que pour qui cultive l’amitié aristotélicienne ou la joie spinoziste, l’universel de Rousseau ou celui de Kant, l’esprit de libération de l’œuvre effective de Marx ou le souci de bannir tout esprit de ressentiment de Nietzsche, ce second tour électoral devient d’une rare simplicité.

À défaut de trouver dans un candidat le moyen de s’attaquer en profondeur aux causes profondes de cette maladie du corps social, au moins peut-on trouver dans un rejet sévère, insolent et joyeux de l’actuel Président le remède évident à ce que cette maladie a de pire.

Une punition pour avoir identifié immigration et insécurité, pour avoir fait l’apologie d’une “identité nationale” fortement teintée de xénophobie, pour avoir organisé une chasse aux sans papiers jusque dans les classes des écoles, pour avoir osé identifier la viande hallal à une menace sur la France et associé l’immigré avec le terroriste, pour avoir inventé l’incroyable concept “d’apparence musulmane”, pour toutes ces vulgarités qui ont sali l’image même de liberté et de culture que l’histoire avait associée à quelques belles périodes de la France.

En qualifiant désormais le Front national de “parti républicain”, Nicolas Sarkozy a dépassé toutes les bornes admissibles. République signifie “chose commune”, et rien ne détruit plus violemment la communauté humaine que la haine de l’autre et le favoritisme des puissants. Vraiment, cette poussée xénophobe est une maladie qui exige de chacun une attitude claire et nette.

Soit on combat ce cancer, on agit sur ses causes sociales et l’on propose courageusement de quoi reconstruire une solidarité humaine ; ce fut le cas de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly, et François Hollande a eu aussi le mérite de proposer que l’on supprime la notion de “race” des textes constitutionnels. Ainsi que d’accorder aux étrangers le droit de vote aux élections locales, à défaut de proposer une politique économique et sociale en rupture avec celle qui a engendré le mal.

Soit comme Nicolas Sarkozy, pour des motifs électoraux sans principes on propose non seulement d’amplifier les traits les plus négatifs de la politique qui a développé le mal, mais on l’amplifie délibérément en faisant campagne dans le sens du courant xénophobe. Et cet odieux calcul mériterait une défaite humiliante. Les jours qui viennent revêtiront en ce sens une signification de grande portée. On devra compter dans les urnes les bulletins de santé.

Bien sûr, alors, on chantera et l’on dansera un peu partout. Mais nul ne devra oublier qu’après les bals de 1981 il y eut les déconvenues de l’après 1983, les privatisations, l’argent-roi, le retour de la droite et l’essor du Front national. Ainsi que l’affaiblissement des forces citoyennes militantes.

On ne devra pas oublier non plus qu’après l’accession de Lionel Jospin à Matignon en 1997 il y eu des privatisations, le mépris des enseignants, l’argent-roi, le retour de la droite et l’essor du Front national. Ainsi qu’un nouvel affaiblissement du militantisme.

Nicolas Sarkozy et le Front national ont désormais démembré des pans entiers de la société et approfondi comme jamais des souffrances humaines : rien ne serait plus grave qu’un nouveau recul devant les nécessités sociales et politiques de transformation. Ce sera, comme toujours, l’affaire de l’ensemble des citoyens.

Mais, quelles que soient leurs espérances ou leurs doutes, encore une fois, quels citoyens épris de progrès humain pourraient hésiter le 6 mai prochain ? Dans un tout autre contexte bien sûr, chacun peut réciter pour lui-même et pour les autres ces beaux vers de La rose et le réséda de Louis Aragon :

Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat.

N.B : En cette année de tricentenaire de sa naissance, Rousseau demeure bien utile aussi dans notre situation électorale et institutionnelle. Relire par exemple, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, une note (n°9, ou « i ») dans laquelle Rousseau rappelle cette évidence qu’il vaut mieux choisir un bon maître qu’un mauvais. Mais il ajoute que si la santé d’un peuple ne tient qu’à la qualité personnelle d’une personne, cela signifie que ce peuple a perdu sa liberté, se trouve dépendant, et se trouve privé d’une Constitution. En effet, il n’est de constitution juste que celle qui assure la justice sociale et la liberté, sans avoir besoin d’un bon maître. Pire : les bons maîtres banalisent cette dépendance et empêchent les peuples d’agir pour recouvrer leur liberté politique. Il faut donc opter pour les personnalités politiques vertueuses, mais s’empresser de leur demander de bâtir ensemble une bonne constitution. Chiche ? À méditer pour le futur.


Illustration via Flickr par Temari09 [cc-by-nc] remixée par Ophelia Noor pour OWNI.

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