Quelle philosophie est inscrite dans Facebook?

Le 27 décembre 2010

Xavier de la Porte revient sur un article de The New York Review of Books. Son auteur Zadie Smith analyse pourquoi le monde que les utilisateurs de ce réseau social ont créé suscite en elle le malaise.

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de Zadie Smith, qui vient de paraître dans la New York Review of Books [en]. Zadie Smith est une jeune écrivaine britannique, dont le premier roman, Sourire de loup, avait connu un succès mondial et parfaitement mérité. Elle signe pour la New York Review of Books un excellent papier sur The Social Network, le film de David Fincher qui raconte la naissance de Facebook. Comme tous les papiers de la New York Review of books, celui-ci est très long, je vous incite tous à le lire dans son intégralité, tant il est intelligent et drôle, je ne vous en donnerai qu’un aperçu.

Zadie Smith fait une longue et très fine critique du film de Fincher, mais, après avoir raconté qu’elle était étudiante à Harvard à peine 9 ans avant Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, elle dit ressentir une forme de malaise devant le monde qu’est en train de fabriquer sa génération. Et essaie de comprendre pourquoi.

“Vous voulez être pleine d’optimisme pour votre génération. Vous voulez aller à son rythme et ne pas vous effrayer de ce que vous ne comprenez pas. Pour le dire autrement, si vous vous sentez mal à l’aise dans le monde qu’elle fabrique, vous voulez avoir une bonne raison pour l’être. Le programmeur de génie et pionnier de la réalité virtuelle Jaron Lanier [en] n’appartient pas à ma génération, mais il nous connaît et nous comprend bien. Il a écrit un livre court et effrayant, You’re not a Gadget, qui fait écho à mon malaise [...]. Lanier s’intéresse à la manière dont les gens se réduisent pour faire d’eux-mêmes une description informatique qui leur semble la plus appropriée. “Les systèmes d’information, écrit-il, ont besoin d’information pour fonctionner, mais l’information sous-représente la réalité.”

La vie devient une base de données

Dans la perspective de Lanier, reprend Zadie Smith, il n’y a pas de parfait équivalent informatique à ce qu’est une personne. Dans la vie, nous en sommes tout à fait conscients, mais dès qu’on est en ligne, on l’oublie facilement. Dans Facebook, comme dans tous les autres réseaux sociaux, la vie devient une base de données. C’est une dégradation, qui, selon Lanier est “fondée sur une erreur philosophique la croyance que les ordinateurs d’aujourd’hui puissent représenter la pensée humaine ou les relations humaines”.

“Instinctivement, reprend Zadie Smith, nous connaissons les conséquences de cette réalité, nous les sentons. Nous savons qu’avoir cent amis sur Facebook, ce n’est pas comme dans la vraie vie. Nous savons que nous utilisons le logiciel pour nous comporter vis-à-vis d’eux d’une manière qui est particulière et superficielle. Nous savons ce que nous faisons “dans” le logiciel. Mais savons-nous, sommes-nous prévenus, de ce que le logiciel nous fait à nous ? Est-il possible que ce que les gens se disent en ligne “devienne leur vérité” ? Ce que Lanier, qui est un expert en logiciel me révèle à moi, qui est idiote en la matière, est sans doute évident pour tout expert en informatique : le logiciel n’est pas neutre. Différents logiciels portent en eux différentes philosophies et ces philosophies, dans la mesure elles sont ubiquitaires, deviennent invisibles.”

La question est évidemment : quelle philosophie est inscrite dans Facebook ? Et Zadie Smith s’inquiète par exemple de l’Open Graph de Facebook, une application qui permet de voir en un instant tout ce que nos “amis” sont en train de lire, de regarder ou de manger, dans le but de pouvoir faire comme eux. Elle s’inquiète du fait qu’il y a dans la philosophie de Facebook une crainte générationnelle : celle de ne pas être comme les autres, une crainte de ne pas être aimé.

“Quand un être humain devient un ensemble de données sur un site comme Facebook, reprend Zadie Smith, il est réduit. Tout rapetisse. La personnalité. Les amitiés. La langue. La sensibilité. Dans un sens, c’est une expérience transcendante : on perd nos corps, nos sentiments contradictoires, nos désirs, nos peurs.”

Une nation sous format

“Avec Facebook, poursuit Zadie Smith, Zuckerberg semble vouloir créer une sorte de Noosphere, un Internet avec un seul cerveau, un environnement uniforme dans lequel il n’importe vraiment pas de savoir qui vous êtes, du moment que vous faites des choix (ce qui signifie, au final, des achats). Si le but est d’être aimé par de plus en plus de gens, tout ce qui est inhabituel chez quelqu’un doit être atténué. Facebook serait une nation sous format.”

Et il est important, selon Zadie Smith qui prend là les termes de Lanier, de savoir dans quoi on est enfermé. Or, écrit Zadie Smith, “Je crois qu’il est important de se rappeler que Facebook, notre interface chérie avec la réalité, a été créé par un étudiant de Harvard avec des préoccupations d’étudiant de Harvard. Quelle est votre situation amoureuse ? (Choisissez-en une. Il ne peut y avoir qu’une seule réponse. Qu’on se le dise) Avez-vous une vie ? (Prouvez-le. Postez des photos) Aimez-vous ce qu’il faut aimer ? (Faîtes une liste. Ce qu’on doit aimer incluant : des films, des groupes de musique, des livres, des émissions de télé, mais pas l’architecture, des idées, des plantes.)”

La personne mystère, espèce en voix de disparition ?

“Mais, reconnaît Zadie Smith, j’ai peur de devenir nostalgique. Je rêve d’un web qui nourrisse un genre d’être humain qui n’existe plus. Une personne privée, une personne qui reste un mystère aux yeux du monde et – ce qui est plus important encore – à ses propres yeux. La personne mystère : c’est une idée de l’humain qui est certainement en train de changer, qui a peut-être déjà changé.”

“Ne devrions-nous pas faire la guerre à Facebook ? se demande Zadie Smith. Tout y est réduit aux proportions de son fondateur. C’est bleu, parce qu’il s’avère que Zuckerberg est daltonien. On peut poker parce que ça permet aux garçons timides de parler aux filles dont ils ont peur. On donne des infos personnelles parce que Mark Zuckerberg pense que l’amitié, c’est l’échange d’infos personnelles. Facebook est bien “une production de Mark Zuckerberg”. Nous allons bientôt vivre en ligne. Ça va être extraordinaire. Mais à quoi va ressembler cette vie ? Regardez cinq minutes votre mur Facebook : est-ce que ça ne vous semble pas, tout à coup, un peu ridicule ? Votre vie réduite à ce format ?”

Sa conclusion The Social Network n’est pas le portrait cruel d’une personne réelle qui s’appelle Mark Zuckerberg. C’est le portrait cruel de nous tous : 500 millions de victimes consentantes, emprisonnées dans les pensées insouciantes d’un étudiant de Harvard.”

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission, publiée également sur InternetActu.
Image CC Flickr Andrew Feinberg, boltron- et ♥KatB Photography♥

L’article de Zadie Smith sur The New York Review of Books, “Generation why?”


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