Le pétrole éthique n’existe pas

Le 7 avril 2011

Les gouvernements américains et canadiens entretiennent un mythe: celui que l'exploitation du pétrole de la province d'Alberta serait une bonne chose.

Article initialement publié sur OWNI.eu sous le titre : « There is no such a thing as ethical oil (or nuclear power) »

Sauf mention contraire, tous les liens contenus dans cet article sont en anglais.

Après la marée noire provoquée par BP dans le golfe du Mexique et maintenant la fusion des réacteurs nucléaires de Fukushima au Japon, il devrait être clair que le pétrole et l’énergie nucléaire ne sont pas des forces bénignes dans notre univers. Les deux sont des formes d’énergies toxiques, sales et insécures. Il est donc étonnant que l’industrie de l’énergie canadienne propose de combiner les deux.

La forêt boréale du Nord d’Alberta se trouve au sommet de l’un des plus grands gisements de combustibles fossiles du monde : les sables bitumineux de l’Athabasca. Les spécialistes de l’énergie l’appellent les “sables bitumineux” tandis que les écologistes préfèrent utiliser le terme de “sables goudronneux” – chacun y voyant ce qu’il préfère voir. À température ambiante, le bitume brut a la consistance de l’asphalte et ne peut s’écouler dans un pipeline sans être dilué ou transformé en pétrole brut synthétique.

Dans les sous-sols, le bitume existe sous la forme d’une mixture entre le sable et d’argile, et il existe deux techniques pour l’extraire. Les mines de surface ont été la méthode prédominante depuis que la production a commencé dans les années 60. Pour la mine de Suncor Energy – entreprise spécialisée dans l’extraction, la transformation et la distribution de pétrole – les fôrets primaires, la couche arable et les tourbières ont été dégagées. Puis, 50 mètres de mort terrain ont été enlevés afin d’exposer le dépôt de sables goudronneux, d’une épaisseur de cinquante mètres également. Le bitume est exploité 24h/24 avec de grandes bennes qui remplissent des camions hauts comme trois étages.

Les camions à benne transportent les sables bitumineux dans une unité de séparation où ils sont mélangés avec de l’eau chaude. Le bitume remonte à la surface et est écumé, tandis que les boues des eaux usées – qui contiennent sable, argile, sels, hydrocarbures aromatiques polycycliques, arsenic, acide naphténique, et autres substances – sont pompées vers de vastes bassins de décantation où elles reposent jusqu’à évaporation.

Le problème de ces bassins est que certaines particules mettent des années à se transformer en sédiments. Du coup, pour accélérer la remise en état du terrain, certaines entreprises expérimentent l’ajout de floculants polyacrylamide. Ce processus, similaire au traitement des eaux municipales, permet de contribuer à la séparation des solides et de l’eau.

Comme l’exploitation minière de gisements plus profonds n’est pas rentable, l’industrie a recours à des forages in-situ. Dans une installation classique, deux puits horizontaux sont forés l’un au dessus de l’autre. Le puits supérieur injecte de la vapeur dans le sable de manière à faire fondre le bitume, qui est ensuite pompé à partir du puits inférieur grâce à un procédé appelé “Steam-Assisted Gravity Drainage” (SAGD). Les infrastructures issues de ces installations parsèment cette région boréale reculée, d’un réseau de routes, pipelines et de lignes sismiques [ndlr : traces laissées par les engins d’exploration sismique].

Les mines et les opération in situ consomment beaucoup d’énergie. Mais, avantage de cette méthode, le territoire est moins perturbé, rendant plus facile le retour de la terre à son état naturel d’origine. La méthode SAGD sépare le sable et le bitume en sous-sol, ce qui nécessite significativement moins d’infrastructures.

Sur l’ensemble des gisements de l’Athabasca on estime que 80% d’entre eux peut être exploité in situ, et 20% par l’exploitation minière.

En revanche, la méthode SAGD consomme beaucoup de gaz naturel, pour produire de la vapeur. Du taux de vapeur à injecter pour extraire le pétrole dépend les émissions de carbones ainsi que la profitabilité de l’exploitation. Ainsi, l’exploitation minière et la méthode SAGD réunis consomment des centaines de milliards de mètres-cubes de gaz naturel par an, une part substancielle de la demande globale du Canada.

C’est là où le nucléaire intervient. Comme la production de bitume devrait augmenter pendant les décennies prochaines, et que la production de gaz va diminuer, il faudra que les producteurs consomment leur propre production de bitume (et donc réduire leurs bénéfices) ou bien qu’ils trouvent de nouvelles sources d’énergie pour produire de la chaleur ou de l’électricité.

L’énergie nucléaire a été évoquée pour résoudre ce problème. Et tandis que le Japon a choisi cette dernière lors du choc pétrolier des années 70 pour compenser sa dépendance au pétrole étranger, de manière très ironique, le Canada envisage aujourd’hui le nucléaire pour augmenter ses exportations de pétrole.

Car la plupart du pétrole issu des sables bitumineux est vendue au Sud de la frontière, à travers un réseaux de pipelines qui fournit la demande américaine. Dans les provinces de l’Est du Canada, on continue d’importer du pétrole.

On peut se demander pourquoi le Canada brûle autant de son gaz naturel, un combustible fossile plutôt propre, pour extraire une énergie encore plus sale. L’explication est évidemment une question de gros sous.

Car la plupart du pétrole du monde est contrôlé par des entreprises nationales, faisant du Canada l’un des derniers endroits où l’industrie de l’énergie peut jouer dans le bac à sable. Et les gisements de l’Athabasca, d’une taille similaire à l’État de New York sont, pour l’industrie, un très grand bac à sable. On estime qu’elle contient environ 1.700 milliards de barils de bitumes, dont environ 170 milliards sont extractibles avec les technologies existantes. Multiplié par 100$ le baril, les sommes en question sont plutôt éloquentes.

Mais l’extraction de ce pétrole non-conventionnel jusqu’au baril est “capitalistiquement” très intensive. Des centaines de milliards de dollars ont déjà été investis dans les sables bitumineux d’Alberta, où il faut un prix de vente d’environ 65 à 85 dollars le baril pour couvrir les coûts. Or, pas plus tard qu’en 2009, la chute du cours aux environs de 40$ avait suspendu ou ralenti de nombreux projets.

Alors, le pétrole des sables bitumineux est-il sale ?

Bien sur que oui. Tout pétrole est sale. La question est donc plutôt de savoir s’il est plus sale que d’autres sources ? En moyenne, oui. Selon le Cambridge Energy Research Institute, le pétrole d’Alberta a tendance à être entre 5 et 15% plus polluant que la moyenne du pétrole consommé aux États Unis, si on les compare avec la méthode “well-to-wheels” (du puits à la roue). 25% des émissions lié au pétrole se produit durant la phase de production, alors que 75% provient de la combustion par les véhicules.
Les experts de l’industrie répètent souvent l’argument suivant : c’est la faute du consommateur, qu’il s’agisse des propriétaires de voiture ou des américains en général.

“Si les consommateurs arrêtaient de conduire autant, nous arrêterions de déterrer tout ce pétrole pour vous l’envoyer”

Telle est la ligne de défense typique des industriels. Puis, à chaque fois que les américains renient leur affection pour le pétrole canadien, l’argument devient une menace : « Si vous arrêtez d’acheter notre pétrole, nous le vendrons simplement aux chinois plutôt qu’à vous ! ».

Cet argument n’a aucun sens du point de vue des individus. Car à la pompe, les consommateurs américains n’ont pas vraiment le choix. Leur choix se résume à trois indices d’octane et éventuellement un soupçon d’éthanol douteux dans le mélange. Le seul véritable pouvoir d’une personne pour réduire sa consommation réside dans le choix de son lieu d’habitation. Laisser tomber sa voiture pour déménager dans une communauté urbaine dense, et favorable aux piétons et deux-roues est la solution la plus efficace. Pour ceux qui ne peuvent ou veulent pas se déplacer, l’alternative restante est de s’engager politiquement pour changer les choses.

La plupart des familles n’a pas pris cette décision pour le moment. Leur seule réponse consiste à acheter une plus grosse voiture quand l’essence est peu chère, et inversement quand le prix remonte. En fait, sans un mécanisme de prix plancher, les américains ne se débarrasseront jamais de leur dépendance pétrolière, qu’elle soit étrangère ou domestique. Si la taxation du pétrole était suffisamment élevée, elle pourrait contribuer à instaurer un prix plancher, mais malheureusement, les Etats-Unis, ont choisi de fixer la barre très bas. De fait, la taxe sur les produits pétroliers est dérisoire par rapport au prix de l’essence, et surtout, elle n’est pas indexée à l’inflation, ce qui signifie que sa valeur a en fait diminué depuis les dernières décennies.

En prétendant qu’un collectif non-organisé et réactionnaire tel que les consommateurs seraient fautifs de la consommation de pétrole, les politiques ont abandonné leur responsabilité politique. L’essence de l’éthique est de savoir si nos institutions sont capables de prendre des décisions qui aillent dans le sens de l’intérêt général pour toutes les parties, qu’elles soient locales, internationales, et quel que soit leur coût.

Vu sous cet angle, est-ce que nous pouvons faire confiance aux gouvernements du Canada et d’Alberta de ne pas se transformer en état au service du pétrole ?

Les perspectives sont tristement sombres. Le ministre fédéral de l’environemment canadien a récemment déclaré que le pétrole du Canada était un « pétrole éthique ». Ce concept est directement tiré du livre du militant politique conservateur Ezra Levant, dans lequel il prétend que le pétrole du Canada est moralement supérieur au pétrole des pays où les droits de l’Homme sont menacés. Mais même si le Canada et les Etats-Unis boycottaient les importations de tous les pays considérés comme problématiques – une option qu’ils ne sont pas plus enclins à étudier – le pétrole demeurerait toujours une matière première négociée dont le prix serait fixé de manière globale. Et surtout, la consommation de pétrole continuerait de profiter à des dictateurs douteux.

A l’échelle de sa province, le gouvernement d’Alberta soutient l’opinion que l’exploitation des sables bitumineux “devrait” être développée davantage. Ceci malgré le fait qu’un panel ait récemment établi que le programme de surveillance de l’eau et de l’environnement était inapproprié.

Le développement de l’exploitation des sables bitumineux a aussi contribué à la violation des engagements du protocole de Kyoto. Plutôt que de réduire ses émissions de 6% par rapport au niveau des émissions de 1990, comme le stipulaient les engagements pris par le gouvernement, les émissions du Canada ont augmenté de 24%. Et ceci notamment à cause de l’exploitation des sables bitumineux, qui représente aujourd’hui près de 5% des émissions totales du pays.

Par ailleurs, Alberta a réussi à adopter une politique innovante que peu d’autres juridictions auraient ne serait-ce qu’envisagé : une taxe carbone de 15$ par tonne. Ce changement devrait être applaudi, mais est malheureusement accompagné par des des milliards d’investissements dans les technologies non éprouvées de captation et la séquestration du carbone – une couteuse béquille pour contribuer à l’avenir de l’industrie des énergies combustibles – avec une attention minimale portée à la recherche, le développement et le déploiement des énergies renouvelables.

Une autre préoccupation pour l’avenir énergétique du Canada est que le système de redevances (pdf) sur les sables bitumineux est trop faible. Le taux est fixé à 1% jusqu’à ce qu’un projet devienne rentable, et qu’il augmente jusqu’à 25% – ce qui reste bas comparé à d’autres pays. Avec ce système, Alberta risque de manquer une opportunité de renforcer son patrimoine souverain alors que les ressources du peuple disparaîtront dans les poches d’acteurs privés, laissant ainsi la province sans moyens financiers lui permettant de transiter vers une économie plus propre.

Les américains sont-ils bienveillants dans cette transaction, ou bien encouragent-ils simplement leurs collègues pétroliers ?

La proposition d’une extension du réseau de pipeline Keystone XL qui transporte le pétrole d’Alberta vers les États-Unis est en train d’être étudiée. En raison du franchissement d’une frontière internationale, la décision finale relève de l’autorité du département d’État américain. Cette dernière annonça le 15 mars qu’une déclaration supplémentaire sur l’impact environnemental sera publiée, suivie par une nouvelle période de débat public afin de déterminer si le projet est « dans l’intérêt national des Etats-unis ».

Au premier abord, acheter plus d’énergie à un ami voisin apparaît comme une bonne idée. Mais alors que la sécurité énergétique semble être un concept solide, il est en fait très relatif, et se déguise d’un halo de nécessité militaire – y compris en temps de paix. Le paradoxe est que les pays fournisseurs veulent la sécurité de la demande, tandis que les pays consommateurs veulent la sécurité de l’approvisionnement. Tout simplement car ce que l’industrie redoute le plus, c’est de ne plus faire d’affaires.

Philip Auerswald, expert en technologies et innovation écrit :

« Les producteurs qui recherchent la maximisation de leurs revenus à long terme voudront maintenir un prix du pétrole le plus haut possible, tout en évitant de grands investissements dans des produits de substitution »

Devrions-nous être inquiet du niveau actuel des prix ? Auerswald ne le pense pas, car les prix forts accélèrent simplement la transition vers une économie post-pétrole. Et si les estimations varient quant au moment où le pic pétrolier arrivera vraiment, la limitation des ressources n’est pas contestée, de même que l’arrivée du moment où l’extraction coûtera aussi cher que la valeur du produit.

Dire que les États-Unis devraient importer plus de pétrole issu des sables bitumineux est en fait juste une nouvelle version de l’argument du “perce ici, perce maintenant” actuellement en vigueur pour justifier l’exploitation des réserves naturelles de l’Alaska. L’administration Obama, il faut bien le noter, a été un moteur de la production domestique américaine, si bien que la production a fortement augmenté ces 5 dernières années. De son coté, la production canadienne a aussi augmenté significativement ces dix dernières années, grâce au développement des sables bitumineux. Mais après deux pics pétroliers majeurs durant la même période, en 2008 et maintenant, il apparaît clair que la production croissante au Canada ne permet pas de contrôler le cours mondial, et que la meilleure stratégie serait certainement de trouver des technologies de remplacement, et de réduire activement la demande.

Mais il est difficile de vendre cette idée quand vous pensez au nombre de camions bennes Caterpillar 797B requis pour extraire les sables bitumineux, et dont les pièces sont fabriquées dans tous les États-Unis, par un certain nombre de travailleurs… Ajoutez à cela la résistance du grand public à l’idée d’une augmentation des taxes sur les produits pétroliers, et vous comprendrez pourquoi il est si difficile de mettre en place la politique énergétique pourtant nécessaire. Et les centaines de millions de dollars que l’industrie pétrolière dépense en lobbying n’aident certainement pas nos sénateurs à être clairvoyants.

Depuis 50 ans, les politiciens américains ont toujours dit que nous avions besoin de nous débarrasser du pétrole étranger. De leur coté, les cadors de l’énergie et les politiciens canadiens ont des frissons lorsqu’ils entendent ce genre de choses. Ils sentent que d’une manière ou d’une autre, le pétrole canadien ne devrait pas être considéré comme étranger, puisqu’il vient du Nord de l’Amérique.

Mais l’éthique voudrait plutôt que les deux pays poursuivent une stratégie d’indépendance énergétique, fondée sur des sources d’énergies propres, renouvelables, qui ne polluent pas l’environnement, ni ne nuisent à la santé humaine, ou à l’équilibre du climat planétaire.

A l’heure du changement climatique, le Canada fait l’autruche, et a la tête dans le sable bitumineux.


Article initialement publié par PolicyInnovations.org. Une version de cet article est disponible sur Carnegie Ethics Online.

Traduction : Stanislas Jourdan

Photos crédit Evan O’Niel, Flickr CC Neogene et Stéfan ; Suncor Energy

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés