Scènes de la lutte politique dans des toilettes publiques

Pourquoi, une fois installés sur le trône dans un espace public, nous retrouvons-nous souvent nez à nez avec des messages griffonnés à la va-vite sur la porte des latrines ? Le point de vue du sociologue.

La sociologie a ce défaut qu’elle finit rapidement par contaminer tous les aspects de votre vie, au point qu’il peut être difficile d’arrêter de regarder le monde sous cet angle. Même lorsque l’on se rend dans un lieu normalement dédié à la satisfaction de bien naturels besoins. Certains y voient des signes divers d’inégalités ou de sexisme. Pour ma part, dans la continuité de ce que j’ai pu écrire récemment, j’ai vu dans des toilettes récemment visitées un espace d’expression politique.

C’est en me rendant dans la bibliothèque d’une grande école parisienne que je suis tombé par hasard sur quelques graffitis qui m’ont réfléchir. Commençons tout d’abord par poser les choses, afin de rendre le propos aussi vérifiable que possible. L’objet du délit se trouve donc situé au 30 rue Saint-Guillaume dans le 7ème arrondissement de Paris, au premier étage du bâtiment – et, pour des raisons évidentes, je n’ai visité que le côté réservé aux hommes. Voici une photo générale (oui, sortir son appareil photo dans un tel lieu peut sembler étrange, mais c’est aussi ça, d’être sociologue) :

A priori, rien de bien folichon. Des tags dans les toilettes, ce n’est pas exactement ce que l’on peut appeler une découverte sociologique de première ampleur. Et j’ai traîné mes guêtres dans suffisamment d’établissements d’enseignement, secondaires ou supérieurs, pour ne pas m’étonner outre mesure de la présence de quelques graffitis. Alors pourquoi ceux-ci ont-ils retenus mon attention ? Observons de plus près :

Il ne s’agit pas des habituels petites annonces invitant à des échanges que Benoit XVI réprouve, mais d’un véritable dialogue politique qui s’est visiblement instauré entre plusieurs participants. Un tag originel, en noir, peut-être distingué au centre : il liste une série de grandes dates historiques, toutes renvoyant à des révolutions ou révoltes françaises – de 1793 (étrange d’ailleurs de choisir la Terreur comme point de référence) à 1968 – et se termine par un “2011″ accompagné d’un point d’interrogation. La signification ne demande donc pas d’avoir fini son cursus dans la maison pour être saisie. Mais au cas où, l’auteur a cru bon de rajouter “la commune refleurira”.

Ce premier message me fascine pourtant. Habitué à chercher à expliquer les comportements des individus, celui-ci, le fait de laisser à cet endroit une marque écrite, et celle-là en particulier, me pose quelques problèmes. Difficile d’y voir l’intérêt quand le gain d’un tel message, anonyme qui plus est, est de l’ordre du zéro absolu. Difficile aussi d’y voir, simplement, le sens prêté par l’auteur à sa propre action. C’est donc de là dont je suis parti, de la difficulté de comprendre l’expression politique par les tags dans les toilettes publiques.

Des tags dans les cabinets Sciences Posards

On pourrait d’abord essayer de rationaliser tout cela en tenant compte de l’institution où cette forme d’expression prend place. Que les étudiants qui fréquentent le plus cette bibliothèque fassent sciences popo, ça pourrait ne pas être si étonnant (désolé, il fallait que je fasse ce jeu de mot). Il me semble cependant que la chose est ici un peu différente de ce qui peut se faire le plus souvent.

Fions-nous pour cela à une source inattaquable, à savoir le Guide du Routard de l’IEP de Bordeaux, édition 2005-2006, création de Mie de Pain et Démocratie, journal simple et funky auquel j’ai eu l’honneur et la joie de participer en mon jeune temps. Voilà ce que l’on peut lire dans une rubrique consacrée aux toilettes de l’institut de Pessac (le texte n’est pas de moi, mais probablement de Choléra ou de Bartabas, je ne suis plus sûr) :

Vous avez le temps de repérer les meilleurs citations. Dans mon meilleur de (je me refuse à parler de best of, parce que j’aime pas le McDo), citons le mythique : “- M. Le tapon est professeur d’économie ? – Héron, Héron, petit, pas Tapon“, le grinçant “Sardin m’a tuer”, le facile “Institut de l’Éradication de la Pensée”, le philosophique “Dieu est mort (Nietzsche)/Nietzsche est mort (Dieu)”, ou encore le surréaliste “message de l’Amicale des bouchers girondins”

Florilège rigoureusement authentique (je le sais, j’y étais), et qui laisse à penser que, si dans ces lieux de haute tenue intellectuelle, on préfère tutoyer les hautes sphères de la pensée plutôt que d’y rechercher quelques partenaires d’un soir, on y exprime d’abord des messages à caractère humoristique (d’une folle drôlerie, il faut bien le dire) plutôt que des incitations à la mobilisation politique. On a d’ailleurs un exemple sur la photo ci-dessus avec le “Mieux vaut chier à la bibli ici que bosser à l’Apple Store en face” (je vous avais prévenu, on se bidonne grave).

On notera toutefois qu’un certain nombre de ces graffiti, tant ceux relevés à Bordeaux que les parisiens que je commente ici, ont pour thème la dévalorisation de l’institution dans laquelle les étudiants se sont pourtant plus ou moins battus pour rentrer (voir l’image ci-dessus, qui a subit une rotation de 90° pour être plus lisible). Ce type d’expression se comprend plus facilement, parce qu’elle est finalement assez classique dans la pratique du graffiti. Porter un regard désabusé ou humoristique sur l’environnement dans lequel on évolue est presque la raison du graffiti depuis qu’il a dépassé le stade du simple tag, c’est-à-dire de la simple signature. S’exprimer dans les toilettes a dès lors du sens.

Pour un slogan politique plus radical, les choses sont encore un peu difficile à comprendre. Continuons donc à observer le mur en question. Comme on peut le voir, le premier graffiti et son invitation à la révolte populaire n’est pas resté sans répondre. On peut tenter de reconstituer une chronologie. Un deuxième intervenant, armé d’un marqueur violet, lui a fait une première réponse par un commentaire laconique sur chaque date, concluant que l’on n’était pas “parti pour” le refleurissement de la commune, avec visiblement quelques regrets au bout de la plume. Vient ensuite un commentaire du commentaire au-dessus, relié au premier par d’autres flèches. Et en même temps, ou après, ou avant – il devient difficile de reconstituer la séquence – d’autres remarques soit sur les réponses, soit sur le débat lui-même (voir photo suivante).

Voici donc cet innocent mur de toilette transformé en lieu de débat politique, où l’on s’affronte avant tout sur la définition des évènements et le sens à leur prêter – définir si les dates évoquées sont, ou non, de “vraies” révolutions, de vraies révoltes. L’actualité, d’ailleurs, intervient assez vite dans cet affrontement. Trois semaines après avoir pris la première photo, je suis retourné au même endroit pour découvrir qu’un nouvel intervenant avait pris part à la discussion.

Le stylo bille noir pense que les révoltes dans le monde arabe constituent le soulèvement tant attendu pour l’année en cours. Ce point est important. Il témoigne qu’il ne s’agit pas simplement de réactions rigolardes à quelqu’un qui aurait le mauvais goût de s’exprimer dans les toilettes, mais bien d’un dialogue politique : il y a des gens qui discutent d’un sujet, et d’autres qui commentent leurs discussions, éventuellement en s’en moquant ou en remettant en cause sa légitimité ou sa forme. C’est exactement ce qui se passe quotidiennement dans le débat public français.

Écrire aux toilettes

Mais pourquoi répondre au message original ? Pourquoi prendre la peine d’interrompre ou de prolonger son passage aux lieux d’aisance pour ajouter une intervention à un débat dont on n’est même pas sûr qu’il s’agisse bien d’un dialogue ? Alors que l’on n’a aucune certitude, loin de là, que celui à qui on s’adresse verra la réponse qu’on lui fait ?

On peut supposer que c’est la forme écrite du message qui suscite la réponse, ce qui verse de l’eau au moulin d’une performativité de l’écrit. C’est parce que le message est là, parce qu’il n’est pas une parole qui s’envole mais un écrit qui reste, parce qu’il acquiert, en étant transformé en partie d’un environnement quotidien, une certaine permanence qu’il appelle à une réponse. On ne se sentirait pas obligé de faire la leçon à quelqu’un qui, se présentant dans le hall de la bibliothèque, crierait haut et fort la même série de date et la même conclusion. On se contenterait sûrement d’attendre qu’il soit mis dehors manu militari et on le considérait comme fou. Mais à celui qui prend la peine d’écrire le message sur un mur, même celui le moins considéré du monde, on se sent obligé de répondre, nonobstant le fait que son geste n’en est peut-être pas moins fou.

Mais la force de l’écrit n’est pas une explication suffisante. En effet, il y a dans ces mêmes lieux, d’autres messages écrits qui ne suscitent pas de réponses.

Faut-il donc chercher l’origine de la réponse dans le contenu du message, dans quelque caractéristique grammaticale des propos tenus qui serait de nature à susciter une réponse ? C’est douteux. Le message d’où tout est parti est assez péremptoire. S’il contient un point d’interrogation, celui-ci n’est que rhétorique, et d’ailleurs les premières réponses n’ont absolument pas porté sur celui-ci. Il faut donc qu’il y ait autre chose.

La meilleure explication que je puisse trouver est la suivante. Les graffiti ont toujours été une pratique profondément agonistique, c’est-à-dire une forme de lutte et d’affrontement par l’écriture. L’objectif des premiers taggers étaient de laisser leur “signature” partout, y compris dans des endroits que les autres ne pouvaient pas atteindre – par exemple, les métros new-yorkais. Il s’agit toujours de se mesurer aux autres. On peut se reporter par exemple à ce passage de Street Art. The graffiti revolution de Cedar Lewishon, où ce dernier interviewe la graffiti writer Lady Pink :

Cedar : de 1975 au moment où vous commencez, en 1979, le graffiti s’est étendu de manière incroyablement rapide, n’étant plus juste un tag basique, mais devenant une forme complète d’art. Comment expliquer ce développement si rapide ?
Lady pink: en raison de la concurrence entre différents quartiers. Les rames de métro allaient de Brooklyn au Bronx et les personnes se lançaient mutuellement des défis, non pas verbalement ou physiquement, mais pour un meilleur travail, un plus grand travail, et plus de travail.

C’est à une forme d’affrontement assez proche que l’on assiste sur le mur qui nous intéresse : on rivalise d’à propos, d’esprit ou même de culture, comme en témoigne le texte de Chateaubriand apparaissant sur la photo suivante :

On y voit aussi la façon dont des mots d’esprit, dont je laisse chacun seul juge de la qualité et de la profondeur, viennent se mêler aux commentaires sur le message originel. On est bien dans une forme d’affrontement, et c’est cette relation particulière qui est à l’origine des différents tags, c’est la lutte qui donne la motivation suffisante pour rentrer dans le jeu, braver l’interdiction d’écrire sur les murs pour apporter son trait d’esprit au débat. Et cet affrontement découle avant tout de la forme du message : c’est parce que celui-ci est inscrit sur un mur que ce type de relation se met en place entre les participants.

En effet, les premiers graffiti, en se présentant sous une forme humoristique, changent la signification du mur et font de lui un lieu d’affrontement. Le reste découle naturellement de cette redéfinition de l’espace des toilettes en espace politique et en espace de lutte. La série de dates s’inscrit ainsi dans cette logique : puisque le lieu existe en tant qu’espace d’expression et d’affrontement, autant proposer un message guerrier, qui n’appelle pas tellement de réponses mais sonne plutôt comme une prévision ou un défi, en tout cas, quelque chose qu’il faut mettre à l’épreuve.

Le débat politique, un lieu d’aisance comme les autres ?

Il est sûr cependant que n’importe quel espace ne peut pas être redéfini ainsi. D’ailleurs, il existe d’autres pratiques de graffiti au sein de la même institution (cf. photo suivante). Celles-ci, parce qu’elles sont plus aisées à contrôler par ceux qui exercent un pouvoir sur l’espace, ne peuvent être subverties de la même façon. Il faut également tenir compte du fait que les murs des toilettes sont définis comme des lieux potentiels d’expression depuis bien longtemps.

On pourrait penser qu’une réflexion sur les murs des toilettes, fussent-elles susceptibles de recevoir les postérieurs de futurs leaders politiques, ne mérite pas une heure de peine. Mais il y a peut-être des leçons plus générales à en tirer. A commencer par celle-ci : parce qu’il est défini comme un lieu d’affrontement, ce mur n’est pas un lieu de dialogue ou de débat, pas un espace où l’on n’essaye de convaincre l’adversaire mais où on essaye avant tout de l’humilier et de le ridiculiser aux yeux d’un public que l’on ne rencontre vraiment jamais. Or, de quelle façon est défini le débat politique plus classique si ce n’est celle-là ? Si l’on trouve parfois que le débat public n’a pas la qualité qu’il devrait avoir, il faut peut-être moins en chercher la raison dans les caractéristiques de ce qui y prennent part que dans la façon dont ils s’affrontent. C’est sans doute la restitution de leurs paroles sous une forme écrite ou enregistrée, dans la presse écrite, puis dans la télévision et aujourd’hui, encore plus, via Internet, qui conduit à cette forme de lutte qui, finalement, n’est peut être pas si différente de ce qui se passe ici, dans ces lieux d’aisance…

Article initialement publié sur le blog Une heure de peine

Illustrations: CC FlickR Elvert Barnes; photographies par Denis Colombi.

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