#7 – Real-Barça: l’équilibre ibère y perd

Le 27 avril 2011

Ce soir, deux des plus grands clubs du monde se rencontrent pour la troisième fois en quelques semaines. Problème: ils sont tous deux espagnols, et la tension accumulée risque de nuire à l'équipe nationale.

La scène a lieu dans les couloirs du stade Santiago Bernabeu de Madrid, à l’issue du premier des quatre duels fratricides entre le Real de Madrid – le club du roi comme l’indique son nom – et le FC Barcelona – porte-étendard de toute la Catalogne. Gerard Piqué, incarnation de la fougue catalane, modèle star de la marque Mango et sextoy officiel de Shakira, célèbre le titre de champion quasiment acquis en taillant allègrement les Madrilènes.

A huit points, à huit points! Bande de petits Espagnols, on a déjà gagné votre championnat espagnol. Allez vous faire foutre! Petits Espagnols, maintenant on va gagner la coupe de votre roi.

Dans ce couloir où fusent les insultes, la réponse de ses coéquipiers madrilènes également en équipe nationale est tout aussi cinglante: “On verra si tu fais autant le beau la prochaine fois que tu viendras jouer en équipe d’Espagne.”

Rapportée dans les colonnes de Marca, journal sportif de référence en Espagne – connu pour être acquis à la cause du Real – l’anecdote, qu’elle soit exacte ou exagérée, traduit à merveille l’ambiguïté du football ibérique à l’égard de son équipe nationale.

Esprit de clan versus esprit d’équipe

L’Espagne a cette particularité d’avoir toujours placé le régionalisme à un niveau bien supérieur que l’intérêt national, mélange de post-franquisme et de guerre économico-sociale entre communautés autonomes. Appliquées au football, ces divergences régionalistes s’étaient à peu près toujours traduites par des déroutes internationales, à des moments où l’Espagne faisait pourtant office d’épouvantail et prétendait logiquement à des titres. Pour simplifier la chose, les rivalités entre joueurs du Barcelona FC et du Real – pour peu qu’on y rajoute un Basque, un Galicien et un Andalou – semblaient toujours prendre le pas sur l’intérêt global. La logique clanique prévalait sur l’unité sportive, et la Roja finissait toujours par s’écrouler misérablement, le meilleur exemple récent restant probablement la défaite en huitième de finale de la Coupe du monde 2006 face à la France.

A l’époque, l’Espagne sort de la phase de poule, forte de trois branlées infligées à la Tunisie, l’Ukraine et l’Arabie Saoudite. Vu le niveau pitoyable affiché en contre-partie par la bande de Domenech, la logique veut alors que le puissant taureau rouge et or punisse le frêle coq bleu. Je me souviens qu’en ce brûlant mois de juin 2006, l’attitude des Espagnols – et je m’en coltinais un en guise de colocataire – atteignait des niveaux d’insupportabilité rare, le tout symbolisé par une inoubliable couverture de Marca le jour du match “On va mettre Zidane à la retraite”. Trois pions et moins de quatre-vingt dix minutes plus tard, mon Valencien de colocataire s’éclipsait discrètement du bar de la rue des Lombards où l’on regardait le match, la queue du taureau entre les jambes, pour aller pleurer sa mère à la maison.

Euro, WorldCup: tout, sans Raul

A la suite de cet énième fiasco, Luis Aragones, l’entraineur espagnol, eut alors la bonne idée, dès la saison suivante de virer Raul de l’équipe. Remercier un type performant comme Raul paraissait pourtant impensable. Détesté par le pays tout entier, mais prophète à Madrid, Raul – capitaine inamovible du club de la capitale comme de la sélection espagnole – cristallisait en fait malgré lui tous les traumatismes et les tourments de l’Espagne sportive. Et magie, deux ans après l’éclipse de ce type à forte tête, l’Espagne remportait l’Euro en 2008 – sans doute la compétition la plus relevée. Impensable jusque là, l’unité nationale avait fait fi de toutes les querelles régionalistes. Il fallait voir la Plaza Catalunya et la Rambla à Barcelone. Noires de monde. Des Espagnols, mais aussi des Catalans, le maillot rouge et or du pays sur les épaules. Non je ne rêvais pas, j’étais bien dans l’épicentre de la Catalogne, une Catalogne devenue folle qui célébrait un événement de portée nationale. Même à Gracia, le quartier le plus catalaniste de la ville, régnait un bordel ambiant qui avait pris le pas sur la retenue traditionnelle. Impensable vraiment. Insatiable, la Roja doublait même la mise deux ans plus tard, en 2010, décrochant le sacre ultime en Afrique du Sud, parachevant au passage quatre années de domination totale sur le football mondial.

Mais dieu sait qu’en football, tout va très vite. Avec l’improbabilité de ces quatre classicos entre le Real et le Barça en l’espace de quelques jours, cette belle unité est à deux doigts d’éclater. Un peu comme si un type qui ne s’octroyait que deux bitures par an pour éviter de sombrer dans un alcoolisme irréversible, s’infligeait tout à coup quatre tôles en l’espace de quelques jours.

¡ Olé, Real !

En novembre dernier, lors de la toute première confrontation de la saison entre Madrid et Barcelone en championnat – le jour où les Catalans humilièrent plus que jamais les Madrilènes, les crucifiant d’un magistral 5 à 0 – l’histoire avait fini en queue de poisson lorsque Sergio Ramos, défenseur du Real, assena une tarte dans la gueule de son homologue catalan Carles Puyol. Tous deux étaient pourtant deux pièces maitresses de la défense nationale.

Lors du match retour, il y a une dizaine de jours, l’épisode du tunnel évoqué plus haut a donc placé un jalon supplémentaire dans l’escalade verbale. Puis mercredi dernier, en finale de la Coupe de Roi, les gestes ont succédé aux mots quand cette petite catin madrilène d’Alvaro Arbeloa écrasa volontairement la cheville de David Villa au sol – l’arbitre n’y voyant que du feu. Tous deux étant également des joueurs inamovibles du dispositif de Vicente Del Bosque, l’entraineur de la selección, on imagine là encore assez mal ces deux-là se claquer la bise au moment des retrouvailles.

Toujours est-il que bien mal en avait pris à Piqué d’ouvrir trop sa gueule le weekend précédent, le Real finissant par remporter la coupe. Mais une fois l’onde sonore du coup de sifflet final dissipée dans le ciel de Valence, le jeu des petites provocations ne cessa pas pour autant. Sergio Ramos, sans doute la plus grosse teigne du Real, le genre de mec à chercher la merde en permanence, avait décidé de fêter la victoire en grande pompe. L’Andalou eut alors le bon goût de se pointer sur le terrain avec une muleta. S’acquittant de quelques mouvements qu’on est plus habitué à voir exécutés par un torrero que par un footeux, avec un lacet dans les cheveux, il prit un plaisir intense à transformer le stade Mestalla de Valence en plaza de torros. Moquant les Barcelonais en les réduisant à l’état de bête blessée, la scène était d’autant plus symbolique que la Catalogne a voté l’interdiction des corridas en juillet 2010.

La selección, reflet des clivages politiques

Tout dans cette quadruple opposition entre le Barça et le Real renvoie l’Espagne à sa politique et ses batailles régionalistes. Et forcément, certains politiques n’ont pas tardé à s’emparer de ce sujet brûlant. Nacho Uriarte, jeune député madrilène du Parti Populaire – la droite espagnole – n’a ainsi pas manqué de revenir sur le cas Gerard Piqué et ses moqueries à l’égard de la monarchie, le qualifiant sur son blog de “personnage ultranationaliste” coupable “d’idioties politiques et excluantes [...] visant à tourner en ridicule le sentiment d’Espagne.”

Au-delà de la suprématie footballistique entre les deux villes économiques motrices de la péninsule, ce sont aussi deux conceptions politiques qui s’affrontent. Le règne de la monarchie contre la volonté d’indépendance régionaliste. Alors certes, l’équipe nationale d’Espagne est depuis longtemps le théâtre de cette logique d’opposition. Mais devant la réalité financièrement viciée du football espagnol – un championnat à deux vitesses où les deux mastodontes économiques aux dettes incontrôlées, écrasent le reste des équipes – la selección a fini par en devenir le meilleur reflet. Treize de ses vingt-deux joueurs au moins sont ainsi issus des deux clubs. Et les clans traduisent cette logique, certains ne s’exprimant par exemple qu’en catalan entre eux, se mettant à la marge ou excluant – au choix – les autres. Il y a quelques années, Oleguer Presas – alors défenseur du Barcelone et fervent catalaniste – avait même provoqué un intense tollé en Espagne, tergiversant plusieurs semaines avant de finalement accepter d’évoluer sous les couleurs du pays.

Au sortir de la deuxième des quatre confrontations, même Santiago Segurola, un des éditorialistes les plus respectés de Marca commençait ainsi à sérieusement s’inquiéter des répercussions que pourraient avoir les deux matchs de Ligue des Champions à venir. Décrivant une équipe espagnole plus que jamais sur le point de “se convertir en un monoculte du Barça et du Real”, le journaliste se demandait si les joueurs seraient capables de faire fi du “degré de crispation de cette saga Madrid-Barcelone qui pourrait avoir des effets peu salutaires pour l’harmonie de la sélection” espérant qu’ils soient capables de se plier à “un exercice extrême de contrôle, de professionnalisme et d’oubli”.

Le plaisir de l’amateur

Quand Vicente Del Bosque récupérera tout ce petit monde en juillet prochain pour une tournée de match amical aux États-Unis, il risque bien de devoir user d’une sacrée dose de calme et d’une volonté résolue de pacification pour éviter que la machine rouge ne vole en éclat. En attendant, les deux matchs à venir constituent le summum de ce que le football peut offrir en matière de plaisir.

À vrai dire, il n’y a rien de plus excitant pour l’amateur qu’une tension exacerbée et des mecs qui se fritent sur un terrain pour démontrer la suprématie d’une école sur une autre, d’autant plus quand il s’agit des meilleurs. Avec cette ultime double confrontation, c’est aussi la froideur, l’impact physique et le culte de la stratégie d’un Jose Mourinho et de son Real qui vont disputer la postérité à un Josep Guardiola et son Barça garant d’une philosophie qui ne vit que pour le mouvement, le beau jeu et la construction. Et si l’équipe nationale d’Espagne doit endosser le rôle du taureau qui s’effondrera au bout de cette corrida footballistique, entre nous, je n’en ai rien à cirer. En espérant même qu’on lui coupe les deux oreilles et la queue.

Illustration CC FlickR marcp_dmoz

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