Comment ficher les fauteurs de troubles

Le 26 mai 2011

En marge du sommet du G8 de Deauville, militants et manifestants courent le risque d'être apparentés à des terroristes. Décodage de fichiers de police de plus en plus flous.

Cécile Lecomte,  militante française installée en Allemagne, fait partie d’une troupe de militants escaladeurs, Robin Wood, qui bloquent des convois militaires ou des trains de déchets nucléaires. Surnommée l’Écureuil, elle ne compte plus les gardes à vues. Et nous assure qu’elle figure dans une dizaine de fichiers policiers – notamment ceux de l’agence Europol – dont certains destinés à la prévention du terrorisme.

Au moment où plusieurs mouvements entendent protester contre le G8 de Deauville, l’Union Européenne entretient toujours le trouble sur les caractéristiques exactes des fichiers permettant de suivre les « fauteurs de troubles » qui perturbent les grandes réunions internationales.  Au risque de confondre des contestataires très remuants avec des auteurs de crimes ou d’actes terroristes.

Un tel risque existe bel et bien si l’on en croit les travaux des groupes de travail du Conseil de l’Union européenne, disséqués par l’Ong britannique Statewatch. Même s’il n’y a pour l’instant pas de consensus pour créer des fichiers spécifiques, ou pour ajouter ces menaces potentielles aux fichiers policiers déjà existants au sein de l’UE, la question est sensible car elle touche une nouvelle fois à l’équilibre entre lutte contre le crime (et le terrorisme par extension) et libertés fondamentales.

La définition même de « fauteur de troubles » (troublemakers) soulève des problèmes. C’est en 2001, à l’issue de deux sommets particulièrement symptomatiques — ceux de Göteborg en juin (Conseil européen) et de Gênes en juillet (G8), donc bien avant les attentats du 11 septembre — que l’UE décide de rédiger deux « manuels » destinés d’une part à la « sécurité contre le terrorisme » et d’autre part à « la gestion de l’ordre public ». En 2007, début du mélange des genres : ces deux manuels n’en font plus qu’un (« EU Security Manual » .pdf). Et au lendemain des manifestations en marge du sommet du G8 de Heiligendam (Allemagne, juin 2007), que l’idée de créer une « base de données » intra-UE s’impose pour la première fois. Objectifs du gouvernement allemand, à l’origine de cette évolution:

Pouvoir partager de l’information sur des « fauteurs de troubles violents » et envisager la possibilité « d’utiliser SIS [Système d’information Schengen] pour cet échange d’information.

Actuellement, un Système d’information Schengen de deuxième génération (SIS II) est à l’étude. Le SIS est l’un des premiers fichiers centralisés créé au sein de l’Union — il est réservé aux seuls pays membres de l’espace Schengen (25 des 27 pays de l’UE).  Il peut déjà être utilisé pour empêcher, même temporairement, à des individus de pénétrer dans tel ou tel pays membre pour une durée limitée — le temps d’un sommet international, par exemple. Le problème, c’est que la « convention SIS » prévoit, dans son article 99, que ces restrictions à la liberté de circulation sont réservées aux cas de « crimes ou délits extrêmement sérieux » ou encore aux «menaces sérieuses».

Pour l’heure, aucun consensus n’a semble-t-il  été dégagé pour inclure la notion de « fauteur de troubles » dans le SIS. Mais l’idée rencontre encore un certain succès dans les appareils sécuritaires. Statewatch met en avant l’insistance du gouvernement allemand. Dans une note remise avant une réunion technique de coopération policière du 7 avril 2008, Berlin fait le même amalgame douteux entre « crimes » et « confrontations violentes » en suggérant la qualification tendancieuse de « délit particulièrement sérieux » (significant criminal offense).

Un délit particulièrement sérieux (…) tend à perturber sensiblement la paix publique et peut potentiellement avoir un effet considérable sur le sentiment public de sécurité.

Ficher les manifestants comme les tifosis ?

Cette notion n’est pas sans rappeler le fameux « sentiment d’insécurité », très en vogue en France pour servir de baromètre répressif après le moindre fait divers. Pour Tony Bunyan, fondateur et directeur de Statewatch, il est « absurde » de lier les délits ou crimes sérieux à la notion de « perturbation de la paix publique ». « Cela peut englober des manifestants non violents qui font un sit-in ou tout autre rassemblement de protestation. Ils pourraient être interprétés par la police comme ayant ‘un effet considérable’ sur le sentiment de sécurité ».

En février 2009, la délégation allemande ne lâche pas prise. Prenant prétexte de lutter contre les hooligans de football, elle propose de pouvoir ajouter dans SIS des alertes « fauteurs de troubles violents », et cela « même si ces alertes sont incompatibles avec les lois nationales »…

Il ressort de ces échanges que seuls deux pays, le Danemark, et donc l’Allemagne, ont inséré cette notion de « fauteur de trouble » dans leurs fichiers policiers. Reste que ce n’est pas toujours pour embrigader des supporters de foot, comme le montrent les mésaventures de notre militante anti-nucléaire.

A l’heure actuelle, le dossier « fauteur de trouble » est en stand-by. Mais Statewatch indique que la Commission devrait publier une note d’orientation, au plus tard en 2012. Ou plus tôt… Car lors de chaque « débordement » — toujours attribué aux manifestants, curieusement —, les faucons de l’ordre public européen mettent la pression. Juste après le sommet de l’OTAN d’avril 2009 à Strasbourg, une note de la présidence suédoise évoque le:

besoin d’échanger des informations sur des personnes qui perturbent l’ordre public et/ou menacent la sécurité publique, cad: hooligans sportifs, émeutiers violents, agresseurs sexuels, auteurs récidivistes de crimes sérieux.

Notez la nuance « et/ou », qui mélange de nouveau « criminels » et « perturbateurs ». Une idée qui a déjà séduit l’Italie de Berlusconi. Suite à des manifestations étudiantes violemment réprimées en décembre 2010, le ministre de l’Intérieur Roberto Maroni a ni plus ni moins proposé que les manifestants soient fichés comme les tifosi, et soient exclus des manifs en cas de « violences répétées » comme un supporteur est interdit de stade après une bagarre… En France, le débat a été vif lors du lancement du funeste fichier EDVIGE, mis de côté puis légalisé fin 2009 dans le fichier PASP (« prévention des atteintes à la sécurité publique »).

Des hooligans aux manifestants en passant par les migrants et les musulmans

Interrogé par OWNI, le Superviseur européen à la protection des données, Peter Hustinx, n’a pas souhaité commenter ces développements. Ses services se sont contentés de nous renvoyer vers les innombrables avis et recommandations qu’il a publié sur les traitements de données à visées policières. Cela va sans dire: le Superviseur n’a aucun pouvoir pour bloquer ni amender les plans du Conseil en la matière. Pour Tony Bunyan de Statewatch:

La réponse de l’UE à la ‘guerre contre le terrorisme’ a conduit à cibler en premier les musulmans, les migrants aussi bien que les réfugiés et les demandeurs d’asile (…) Maintenant, l’idée émergente au sein de l’UE, c’est que les manifestations et le droit de protester deviennent une cible prioritaire de la politique européenne de ‘sécurité intérieure’

Statewatch insiste aussi sur la volonté du Conseil de l’UE, dès avril 2010, de créer un « instrument multidimentionnel » pour «collecter des données sur les processus de radicalisation».

Tony Bunyan y voit une autre porte ouverte à l’amalgame. Dans un document technique, la notion d’ « idéologie supportant directement la violence » est élargie à une liste disparate de groupes divers:

extrémisme de droite ou de gauche, islamisme, nationalisme, anti-globalisation, etc.

Les documents du Conseil montrent en outre qu’il s’agit plus de renseignements que d’informations concrètes (faits constatés) visant des groupes condamnés pour des faits avérés. En réponse à une question écrite de députés européens sur ces notions de radicalisation violente, le Conseil et la Commission rivalisent de déclarations vertueuses:

Les conclusions du Conseil sur l’utilisation d’un instrument normalisé de collecte des données constituent des recommandations (…). L’un des objectifs de cet instrument, conformément à la stratégie de l’UE visant à lutter contre le terrorisme, est d’analyser les raisons pour lesquelles certaines personnes recourent à la violence pour poursuivre des objectifs politiques. La décision d’utiliser cet instrument technique revient à chaque État membre. » (Réponse du Conseil, 18/2/2011)

Le programme de Stockholm invite la Commission à examiner la meilleure manière de faire en sorte que les autorités compétentes des États membres puissent échanger des informations sur les déplacements des délinquants violents et à présenter une communication à ce sujet en 2012. (…) il est toutefois trop tôt pour préjuger de l’issue de l’analyse actuellement en cours. (…) ces termes n’ont été utilisés que dans des documents d’orientation, et pas dans des textes juridiques. (Réponse de la Commission, 10/01/2011)

Pourtant, la liberté d’expression est directement concernée car il est question de surveiller les « messages radicaux », c’est-à-dire les opinions et les écrits de tels ou tels groupes qui contesteraient l’ordre libéral actuel.


Photos Flickr CC : AttributionNo Derivative Works par Dario.C & AttributionNoncommercialShare Alike par alephnaught

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