L’Hadopi s’introduit dans les lieux publics d’accès à Internet

Le 15 juin 2011

L'Hadopi s'intéresse de près aux collectivités territoriales et aux espaces publics numériques pour y prêcher la bonne parole sur le droit d'auteur... tout en laissant de côté les licences libres ?

Cela fait un moment maintenant que j’essaie d’alerter sur les risques qu’Hadopi fait courir pour l’accès public à Internet, dans les bibliothèques, mais aussi dans les universités, les espaces publics numériques, les hôpitaux, les parcs, les aéroports, les administrations, les associations, et toutes les personnes morales en général.

Or le lancement aujourd’hui de la campagne de communication de l’Hadopi autour de son Label PUR [sic] me donne le sentiment que les craintes que je nourrissais à ce sujet sont avérées.

On peut lire en effet sur le blog de l’Association des Maires des Grandes Villes de France (AMGVF) que l’Hadopi entend s’appuyer sur les collectivités locales pour relayer sa campagne, et notamment sur les espaces publics numériques (EPN), ainsi que les écoles :

Pour relayer ses messages, l’Hadopi souhaite mobiliser les collectivités territoriales qui via les espaces publics numériques et les écoles peuvent contribuer à influer sur les comportements des internautes. L’autorité met donc à disposition des supports d’information (dépliants, plaquettes) et des modules pédagogiques pour expliquer de manière pédagogique et ludique, l’importance du respect du droit d’auteur.

L’Hadopi a déjà montré de quoi elle était capable en matière de « pédagogie » du droit d’auteur. On se souvient encore du film d’animation Super Crapule Vs Super Hadopi, diffusé sur France 5, qui entendait initier d’une manière risible et caricaturale nos chères têtes blondes à la question du respect de la propriété intellectuelle sur Internet.

Il y a tout lieu de penser que les supports et modules pédagogiques fournis par l’Hadopi aux collectivités locales seront de cet acabit. Or ces supports visent ni plus ni moins à instrumentaliser des lieux publics d’apprentissage du rapport à l’internet pour diffuser une propagande, marquée par une vision complètement déséquilibrée de la propriété intellectuelle.

Quelle pédagogie sur le droit d’auteur ?

La propriété intellectuelle est en effet avant tout un système d’équilibre, même si on a hélas tendance à perdre de vue cet aspect en France. Il y a certes d’un côté les droits moraux et patrimoniaux dont bénéficient les auteurs et leurs ayants droit, mais il existe aussi des mécanismes qui viennent contrebalancer, au nom de l’intérêt général et de certaines libertés fondamentales, le monopole exclusif des titulaires de droits : les exceptions et limitations au droit d’auteur, des licences légales ou encore le domaine public.

Si l’on doit conduire une politique de pédagogie sur le droit d’auteur dans les lieux publics, peut-on concevoir que l’on enseigne uniquement « le respect du droit d’auteur« , et que l’on laisse dans l’ombre les mécanismes d’équilibre qui jouent un rôle si important pour la respiration du système ? Peut-on concevoir également que l’on enseigne pas l’existence des licences libres, alors qu’elles apportent une contribution essentielle à la régulation pacifique des usages en ligne ? Que l’on passe sous silence la question des biens communs ? Est-ce cela l’information literacy que nous voulons donner à nos usagers ?

Voilà pourquoi je pense qu’il faut exiger de l’Hadopi la transmission du contenu de ces supports avant diffusion, vérifier leur teneur et exiger le cas échéant que l’on informe sur la propriété intellectuelle de manière équilibrée, en présentant à la même hauteur que le droit d’auteur les droits et libertés fondamentales qui le contrebalancent, exactement comme l’a fait le Conseil Constitutionnel dans sa décision consacrant l’accès à Internet comme une liberté publique.

Cette volonté de s’appuyer sur le système éducatif et les espaces publics pour diffuser une vision déformée du droit d’auteur rappelle de funestes précédents.  En 2006 au Canada, une vaste campagne de (dés)information avait été organisée autour du personnage risible de Captain Copyright, soulevant de vives réactions de protestation. Face à la mobilisation de la société civile (enseignants, bibliothécaires), ce projet a cependant fini par être abandonné, preuve qu’on peut faire reculer ce genre d’initiatives.

Il faut également se souvenir que le projet d’accord ACTA a comporté un moment des obligations de ce genre à la charge des États signataires, en matière d’organisation de campagnes publiques de sensibilisation au droit d’auteur. Or aux Etats-Unis, cet aspect du traité a déclenché l’opposition des associations de bibliothécaires, et notamment celle de la Library Copyright Alliance (LCA) :

Le projet d’accord comporte les premiers éléments de nouvelles exigences en matière de sensibilisation et de coordination entre les autorités chargées de l’application des règles de la propriété intellectuelle, ainsi que de nouvelles exigences qui vont créer tant au niveau central que des collectivités locales de nouvelles responsabilités en matière d’application des lois dans les Etats qui auront accepté l’accord. Celles-ci comportent la mise en place de campagnes publiques de sensibilisation. Dans sa déclaration commune, la LCA aborde la question de la sensibilisation des consommateurs en recommandant la mise en place de campagnes éducatives sur la propriété intellectuelle qui présente une vision juste et équilibrée à la fois tant des droits exclusifs que des limitations et exceptions (…)

Les bibliothèques, prochaine cible de l’Hadopi ?

L’Hadopi semble pour l’instant vouloir s’appuyer au niveau des collectivités locales sur les espaces publics numériques (EPN) et sur les écoles. Mais le risque est grand qu’elle ne s’arrête pas en si bon chemin et tente d’associer les bibliothèques publiques,  lieux importants pour l’accès à internet, à sa campagne de communication. D’ailleurs, il existe des EPN en France qui sont localisés dans des bibliothèques ou qui travaillent en collaboration avec celles-ci.

Il me semble qu’il est du devoir des professionnels de l’information que sont les bibliothécaires et les animateurs d’EPN de rester extrêmement vigilants face à ce qui se prépare, pour éviter d’être embrigadés au service d’une cause qui nierait certains aspects essentiels de leurs missions. J’espère aussi que les enseignants en milieu scolaires sauront se mobiliser contre cette dérive. De l’enseignement des aspects positifs de la colonisation à la défense de l’internet « civilisé », il y a à mon sens un lien évident !

Mais il y a beaucoup plus grave dans cette manœuvre de l’Hadopi  – et sans doute dangereux à moyen terme – pour la liberté d’accès public à Internet.

J’avais écrit au mois de Janvier un billet (Hadopi = Big Browser en Bibliothèque !) avertissant sur la manière dont le mécanisme de riposte graduée peut impacter directement les personnes morales.

Dans le dernier numéro du BBF (Bulletin des Bibliothèques de France), nous avons eu confirmation de la part de deux représentants de la CNIL que les bibliothèques  (et tous les espaces publics d’accès à Internet) peuvent bien voir leur responsabilité engagée du fait des agissements de leurs usagers.

La loi Hadopi I engage également la responsabilité des titulaires des abonnements internet – en l’occurrence les bibliothèques – en cas de téléchargement illicite d’œuvres protégées à partir du réseau mis à la disposition du public, uniquement si cet accès n’a pas été sécurisé.

Certes, comme le rappelle Julien L.  dans ce billet sur Numerama, le risque principal pour les espaces publics n’est pas à proprement parler la coupure d’accès à Internet, car le juge dispose d’une marge de manœuvre pour tenir compte du cas particulier des collectivités.

La sécurité labellisée Hadopi

Mais il y a un risque, beaucoup plus insidieux, du côté des mesures de sécurisation que l’Hadopi va finir par proposer aux collectivités pour sécuriser leurs connexions Internet. Pour échapper au délit de « négligence caractérisée » - pivot juridique de la riposte graduée – il faut être en mesure de prouver que l’on a bien mis en œuvre des moyens suffisants pour prévenir les infractions. Or l’Hadopi s’apprête à labelliser à cette fin des logiciels de sécurisation, qui auront pour effet de restreindre l’accès à Internet à partir de système de listes noires et de listes blanches, aboutissant dans les faits à une forme de filtrage , et obligeant les fournisseurs de connexions publiques à se transformer en « grands frères » de leurs usagers.

Certes, nul n’est obligé par la loi de recourir à ces moyens de sécurisation, mais la pression sera forte, notamment auprès des élus, pour faire en sorte d’éviter de voir la responsabilité de leur collectivité engagée à cause des connexions publiques mises à disposition des usagers.

Et c’est là que la campagne de communication de la Hadopi peut faire beaucoup de mal : en préparant le terrain, avec un discours déséquilibré et caricatural en direction des élus locaux, pour favoriser l’adoption de ces logiciels bridant l’internet public et portant atteinte de manière détournée à la liberté d’accès à l’information.

A vos plumes, à vos claviers, à vos téléphones !

Les élus seront sensibles aux protestations qui leur seront adressées et il n’est pas trop tard pour arrêter cette menace !

PS : Numerama vient de mettre la main sur les spots télévisés de l’Hadopi pour la promotion du label PUR. Le niveau est affligeant et cela renforce mes craintes concernant les supports à destination des EPN… Voyez plutôt :


Initialement publié sur le blog ::S.I.Lex:: sous le titre, L’Hadopi met un pied dans les lieux publics d’accès à Internet !

Illustrations et photos :

Hadopi ; Super Crapule vs Super Hadopi, capture d’écran ; Captain Copyright. Source : Wikimédia Commons

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