Leçon de philo à l’usage de Guéant

Le 16 février 2012

Claude Guéant estime que "toutes les civilisations ne se valent pas". Jean-Paul Jouary lui répond, avec philosophie. Pour faire bonne mesure, il convoque Levi-Strauss. Car si notre actualité ne manque pas de barbarie, encore faut-il l'identifier sans se tromper. Pas si facile.

Citation : “Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie” Claude Lévi-Strauss

Le samedi 4 février 2012, comme un petit crachat de plus après bien des précédents de son camp, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a lancé ce que le lendemain M. Nicolas Sarkozy qualifiera de “bon sens” : “toutes les civilisations ne se valent pas” et, pour se faire bien comprendre, il opposait la liberté, l’égalité et la fraternité, à la civilisation inférieure qui accepte “la tyrannie, la minorité des femmes et la haine sociale ou ethnique”, ce que chacun a bien interprété comme une sorte d’insulte à la civilisation islamique.

La chose est d’ailleurs surprenante, car les catholiques auraient pu protester aussi, se sentir visés. Et déclarer qu’un amalgame dangereux est opéré par Claude Guéant avec un passé avec lequel ils ont rompu : celui des massacres des croisades, de la centaine de milliers de béguins et béguines brûlés pour avoir fait vœu de chasteté et de pauvreté, des millions d’esclaves noirs déclarés animaux par la papauté et traités comme aucune bête ne le serait, du petit million de femmes brûlées pour sorcellerie de 1486 à la fin du XVIe siècle, des boucheries opérées contre les protestants, des censures et tortures infligées aux savants et artistes, des bénédictions données aux inhumanités coloniales et dictatoriales, de la complaisance troublante de Rome vis-à-vis du nazisme lui-même… Et de fait, il aurait été tout simplement absurde de qualifier ainsi une civilisation, oubliant au passage l’apport considérable du christianisme à l’émancipation humaine.

Les religions ont sans doute puissamment contribué à l’émergence des valeurs humanistes – judaïsme, christianisme, islam – et aussi, l’histoire passée et présente l’atteste, donné une valeur absolue à des haines et des violences meurtrières lorsqu’elles ont fusionné avec les divers pouvoirs d’État. C’est bien Bossuet qui dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, théorisait au nom de Dieu le pouvoir absolu de la monarchie, allant jusqu’à préciser que “quiconque désobéit à la puissance publique est jugé digne de mort”.

C’est pourquoi Claude Guéant fait semblant d’ignorer non seulement qu’on ne peut confondre “civilisation” et “régime politique”, mais que seule l’histoire peut évaluer les contradictions qui affectent le mouvement de toutes les civilisations. Bien sûr, cette petite phrase ne fut motivée que par un souci de plaire aux électeurs xénophobes et racistes, au risque d’en banaliser dangereusement les délires. Mais après tout, puisque le mot “civilisation” a fait couler tant d’encre et de salive, l’occasion est belle de l’interroger un peu à son niveau philosophique.

Ce que l’on appelle “civilisation”, c’est l’ensemble de ce qu’un peuple crée, entretient et transmet par l’éducation dans tous les domaines de la culture, son patrimoine social, technique, religieux, intellectuel, artistique. Il y a donc eu, et il y a, une grande diversité de civilisations dans l’histoire humaine. Et, dans cette histoire complexe, il s’est toujours trouvé une civilisation particulière qui identifie LA civilisation avec la sienne, et qualifie ainsi de “barbares” toutes les autres, au regard de la conviction d’être les plus “civilisés”.

Massacre de la Saint-Barthelemy (1572) par François Dubois, Musée de Lausanne, (Domaine public)

Les Grecs antiques se sont attribués ce titre, puis les Romains, puis les chrétiens par exemple, les musulmans, puis derechef les chrétiens à partir de la Renaissance. Partout sur le globe, en Asie comme en Afrique, en Europe comme dans les Amériques, les peuples en se différenciant comme c’est le propre de tous les humains, ont prétendu que les peuples différents du leur cessaient donc d’être pleinement humains en devenant étrangers. Et c’est ainsi que la barbarie s’est répandue avec les civilisations, parce que, selon la belle formule de Claude Lévi-Strauss :

Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

L’actualité politique prouve que, en ce sens, notre civilisation ne manque pas de barbares. Allons plus loin : une civilisation particulière est apparue à la Renaissance, en Italie (grâce notamment aux savants musulmans chassés de Constantinople et débarquant à Florence !), en Hollande, en France et en Angleterre, en Espagne et au Portugal, combinant étroitement un essor sans précédent de la technique et des sciences, une explosion de la création artistique, une nouvelle façon de croire en Dieu, une dynamique nouvelle de capitalisme marchand et bancaire, et un renouveau des idées républicaines, voire démocratiques. Une nouvelle civilisation se construit alors, d’une extraordinaire efficacité : c’est toute la Terre qui peu à peu en fera les frais, colonisée, martyrisée, exploitée par quelques sociétés “civilisées” qui très vite considèreront que les autres peuples sont inférieurs.

C’est ainsi que cet extraordinaire progrès civilisateur répandit des barbaries jusque là inconnues et des régressions inhumaines. Et puisque l’actualité invite à parler “civilisation”, il faut bien admettre que, depuis cette époque, les nations réputées les plus “civilisées” sont celles qui ont perpétré les plus grands massacres : Européens massacrant en Amérique du Sud avant de génocider les Indiens au Nord, en Afrique noire ensuite, etc. avant que le colonialisme installe sa violence un peu partout.

N’oublions pas les guerres mondiales, le nazisme ou le stalinisme, le Vietnam et l’Algérie, où des crimes sans précédent furent répandus par les nations les plus “développées”, “civilisées”, “rationnelles”, et le plus souvent chrétiennes. Il y a un lien entre une certaine façon de concevoir la “civilisation” et les désastres de l’histoire récente.

Ce n’est pas sans finesse théorique que Charles Chaplin, à la fin du Dictateur, lance cet “Appel aux humains” qui conclut le film :

Notre science nous a rendus cyniques. Notre intelligence nous a rendus durs et brutaux. Nous pensons trop et nous ne sentons pas assez.

Cela faisait écho à l’analyse que Jean-Jacques Rousseau avait produite des contradictions es progrès attribués à la “Raison”, mais aussi à la pensée de Schiller qui en fut le disciple. Schiller plaçait dos à dos deux façons de ne pas être pleinement humain. L’une, qui consiste en une sorte de révolte sauvage, une vie sensible privée de raisonnement. L’autre, qui cultive tant le raisonnement théorique, la science, l’efficacité technique, qu’elle en vient à tuer la sensibilité. Les deux souffrent d’une insuffisance, mais c’est en cultivant la seconde qu’on en vient à opprimer ceux qui en restent à la première.

En ce sens, les “civilisés” sont de loin les plus dangereux, condamnables, méprisables. Ce qui est à l’ordre du jour, sans doute, c’est une nouvelle façon de combiner la rationalité et le sentiment, le social et la nature, le plaisir esthétique et l’efficacité technique. On voit bien qu’au bout d’une certaine façon de “civiliser” les humains il y a une menace majeure sur ces humains et sur leur planète. Et Schiller ajoutait une formule qui pourrait faire penser à l’auteur des propos qui sont le prétexte de cet article :

Il y a entre la pire stupidité et la plus haute intelligence une certaine affinité.

N.B : À lire, toujours avec bonheur : les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, de Schiller, Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau. Et voir et revoir, de Chaplin, à la suite pour bien saisir le lien qui les unit, Les temps modernes et Le dictateur.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; texture par Temari09 remixé par Ophelia Noor pour Owni ; Le massacre de la Saint-Barthelemy par François Dubois [Domaine public], via Wikimedia Commons

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