Les dix thèses de WikiLeaks
En quelques mois, les spécialistes médias du monde entier se sont penchés sur WikiLeaks, de son mode de fonctionnement à la qualité de ses fuites. Tout a été écrit ou presque. Tout, vraiment? Pas encore.
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“Ce que je pense de WikiLeaks? Je pense que ce serait une bonne idée!” (d’après le fameux mot du Mahatma Gandhi sur la “civilisation occidentale”)
Thèse 1: WikiLeaks est un ballon-sonde
Il y a toujours eu des fuites et des révélations, mais jamais un groupe n’étant affilié à aucun État ni à aucune entreprise n’avait fait ça à l’échelle des “Warlogs d’Afghanistan“. Pourtant, nous pensons qu’il s’agit là d’un saut plus quantitatif que qualitatif. Dans une certaine mesure, le côté “colossal” de cette fuite s’explique par la montée en puissance des technologies de l’information associée à une diminution des coûts, y compris ceux nécessaires pour stocker cette quantité de documents. Un autre facteur tient à la difficulté qu’on désormais les corporations et les États à garder leurs secrets à l’âge de la reproduction et de la dissémination instantanées. WikiLeaks devient ici un symbole de notre transformation en une “société de l’information” au sens large et annonce les choses à venir.
Si l’on peut regarder WikiLeaks comme un projet (politique) et critiquer son modus operandi, on peut aussi le voir comme un “ballon sonde” dans l’évolution générale vers une culture de l’exhibition anarchique, au delà des politiques traditionnelles de transparence et d’ouverture.
Thèse 2: WikiLeaks transcende les échelles
Pour le meilleur ou pour le pire, WikiLeaks s’est propulsé dans le monde de la politique internationale de haut niveau. Sorti de nulle part, WikiLeaks est rapidement devenu un acteur à part entière sur la scène mondiale, ainsi que, dans certains pays, sur la scène nationale. Par la force de ses révélations, WikilLeaks, aussi petit qu’il puisse être, semble peser le même poids que des gouvernements ou de grandes entreprises – au moins dans le domaine de la gestion et de la publication de l’information. En même temps, il est difficile de savoir s’il s’agit d’une tendance à long terme ou d’un épiphénomène. WikiLeaks semble pencher pour la première solution, mais seul le temps le dira.
Néanmoins, WikiLeaks, par l’intermédiaire de son représentant le plus connu, Julian Assange, pense qu’il peut boxer dans la même catégorie que le Pentagone en tant qu’acteur non-étatique et non-commercial – et se comporte en conséquence. On pourrait appeler ça la première étape de la “talibanisation” de la théorie post moderne où les échelles, le temps et les lieux ont été déclarés comme hors de propos. Ce qui compte, c’est la célébrité sur le moment et la quantité de couverture médiatique. WikiLeaks s’arrange pour attirer les l’attention avec des coups spectaculaires alors que d’autres, notamment du côté de la société civile et des organisations de défense des droits de l’homme, se battent désespérément pour faire passer leurs messages. WikiLeaks a parfaitement compris comment utiliser la vitesse de libération de l’informatique – utiliser l’informatique pour mieux s’en débarrasser et faire irruption sur la scène de la politique “réelle”.
Thèse 3: WikiLeaks est un produit occidental
Dans la saga “Le déclin de l’empire américain”, WikiLeaks entre en scène comme le meurtrier d’une cible facile. Il serait difficile d’imaginer que le site s’en prenne de la même manière aux gouvernements russe ou chinois, ou même à celui de Singapour – sans parler de leurs… hum… “affiliés” commerciaux. Ici, les barrières culturelles et linguistiques sont distinctes et conséquentes, sans parler de celles qui sont purement liées au pouvoir, et qui devraient être surmontées. En ce sens, WikiLeaks tel qu’il existe aujourd’hui reste un produit typiquement “occidental” et ne peut prétendre à un statut universel ou mondial.
Thèse 4: WikiLeaks, éditeur ou véhicule?
Une des plus grandes difficultés lorsqu’il s’agit d’expliquer WikiLeaks naît du fait qu’il est difficile de déterminer – et les gens de WikiLeaks ne le savent pas eux-mêmes – si le site se considère et agit comme un fournisseur de contenus ou comme un simple véhicule de données fuitées (en l’espèce, c’est l’impression données par le contexte et les circonstances). Ceci, d’ailleurs, est un problème récurrent depuis que les médias ont massivement migré en ligne, et que la publication ou les communications sont devenues un service plus qu’un produit.
Julian Assange se crispe dès qu’on parle de lui comme le rédacteur en chef de WikiLeaks, mais dans le même temps, le site précise qu’il édite le matériau avant publication et prétend vérifier l’authenticité de ses informations avec l’aide de centaines d’analystes bénévoles. Ce débat “éditeur vs. véhicule” dure depuis des décennies parmi les activistes des médias, sans qu’un consensus clair émerge sur la question. Par conséquent, au lieu d’essayer de résoudre cette inconsistance, il serait peut-être plus judicieux d’essayer de trouver des approches innovantes, et de développer de nouveaux concepts, critiques, pour ce qui est devenu une pratique de publication hybride engageant la responsabilité d’acteurs qui dépassent très largement le strict cadre des professionnels des médias.
Thèse 5: WikiLeaks doit réinventer l’investigation
Le déclin constant d’un journalisme d’investigation sans moyens est un fait indéniable. L’accélération perpétuelle et la surpopulation dans la soi-disant économie de l’attention est telle qu’il n’y a plus assez de place pour les histoires compliquées. Les propriétaires des grands médias de masse sont de moins en moins enclins à voir le fonctionnement de l’économie néo-libérale et sa politique discutés sur la longueur. Le virage de l’information vers l’”infotainment”, réclamée par le public et les décideurs, a malheureusement été embrassé par les journalistes eux-mêmes, rendant difficile la publication d’histoires complexes. WikiLeaks s’impose ainsi comme un outsider dans cette ambiance embuée de “journalisme citoyen” et d’informations artisanales sur la blogosphère. Ce qui WikiLeaks anticipe, sans avoir réussi à l’organiser pour le moment, c’est le crowdsourcing sur l’interprétation concrète de ses documents.
Le journalisme d’investigation traditionnel consistait en trois phases: trouver des faits, les vérifier et les contextualiser dans un discours compréhensible. WikiLeaks fait la première, prétend faire la deuxième, mais laisse la question de la troisième en suspens. Ceci est symptomatique d’une obédience open source, dans laquelle l’économie de la production de contenu est externalisée, auprès d’entités non identifiées. La crise du journalisme d’investigation n’est ni comprise, ni reconnue. La question de la viabilité des entités de production est laissée de côté. On présume que les médias traditionnels vont s’emparer de l’analyse et de l’interprétation, mais ce n’est pas automatique. La saga des “warlogs” afghans montre que WikiLeaks doit se rapprocher d’entreprises de presse reconnues et de négocier avec elles pour s’assurer une crédibilité suffisante. Mais dans le même temps, elle prouve que le site est incapable d’effectuer tout le process éditorial seul.
Thèse 6: WikiLeaks est trop dépendant de Julian Assange
WikiLeaks est typique d’une organisation individuelle. Cela signifie que la prise d’initiative, de décision, et le processus d’exécution est centralisé dans les mains d’une seule et même personne. Comme dans une PME, le fondateur ne peut pas être poussé vers la sortie, et à l’inverse de nombreux collectifs, la présidence n’est pas tournante. Ce n’est pas une anomalie parmi les organisations, quel que soit le champ dans lequel elles opèrent, la politique, la culture ou la société civile.
Les entreprises individuelles sont reconnaissables, excitantes, inspirantes, et faciles à intégrer dans les médias. Leur survie est néanmoins largement dépendante des actions de leur leader charismatique, tandis que leur fonctionnement s’accorde peu avec les valeurs démocratiques. C’est aussi pour cette raison qu’elles sont difficiles à reproduire et peinent à grandir. Le hacker souverain Julian Assange est la figure identifiable de WikiLeaks, dont la notoriété et la réputation fusionnent avec sa personne, effaçant la frontière entre le site, ce qu’il fait et représente, et la vie privée (plutôt agitée) ou les opinions politiques (impolies) d’Assange.
Thèse 7: WikiLeaks est trop rigide
WikiLeaks est également une organisation profondément ancrée dans la culture hacker des années 80, combinée aux valeurs politiques du libertarisme technologique qui a émergé dans la décennie suivante. Le fait que WikiLeaks ait été fondé – et soit dirigé – par des geeks hardcore forme un cadre de référence essentiel pour comprendre ses valeurs et ses initiatives. Malheureusement, cet aspect va de pair avec certains aspects moins savoureux de la culture du hacking.
Pas qu’on puisse reprocher à WikiLeaks son idéalisme, son désir de faire du monde un endroit meilleur, mais plutôt le contraire. Cet idéalisme est couplé avec un appétit pour les conspirations, une attitude élitiste et un culte du secret (sans parler de mœurs condescendantes) qui sied peu à la collaboration avec des personnes possédant la même sensibilité – ainsi réduits à l’état de simples consommateurs du produit final de WikiLeaks.
Thèse 8: WikiLeaks prend trop de risques
L’absence de dénominateur commun avec les sympathiques mouvements prônant la “possibilité d’un autre monde” force WikiLeaks à chercher l’attention du public à l’aide de publications spectaculaires, risquées, tout en rassemblant des groupes de fans enthousiastes, mais totalement passifs. En regardant de plus près la nature et la quantité des documents exposés par WikiLeaks depuis ses débuts, on croirait regarder un feu d’artifice, dont le grand final réside dans une machine apocalyptique, attendant d’être lâchée à la face du monde, un document baptisé “Insurance”.
Il soulève de sérieux doutes sur la viabilité de WikiLeaks à long terme, et peut-être aussi sur leur modèle. WikiLeaks fonctionne autour d’un noyau ridiculement petit (il y a probablement moins d’une douzaine de personnes au coeur des opérations). Tandis que l’ampleur et la compétence du support technique de WikiLeaks est prouvé par sa propre existence, leurs allégations sur les centaines d’experts et analystes volontaires qui oeuvrent dans l’ombre sont au mieux invérifiables, au pire peu crédibles. C’est clairement le talon d’Achille de WikiLeaks, pas seulement en matière de risque, mais aussi d’un point de vue politique – ce qui nous importe ici.
Thèse 9: WikiLeaks peut-il se perdre?
WikiLeaks fait montre d’un cruel manque de transparence dans son organisation interne. L’excuse invoquée, “WikiLeaks doit être totalement opaque pour forcer les autres à être totalement transparents”, est à ranger du côté des célèbres cartoons “Spy vs. Spy” dans Mad (un célèbre magazine satirique américain, ndlr). Dans ce schéma, vous sortez vainqueur de l’opposition, mais vous devenez presque indissociable de votre cible. Et revendiquer la supériorité morale n’est pas vraiment utile – Tony Blair excellait dans cet exercice.
Comme WikiLeaks n’est ni un collectif politique, ni une ONG au sens légal, ni une compagnie, ni la part d’un mouvement social, il faut d’abord déterminer à quel type d’organisation nous avons à faire. Est-ce un projet virtuel? Après tout, il existe en tant que site hébergé, avec un nom de domaine. Mais a-t-il un but au-delà des ambitions personnelles de son (ses) fondateur(s)? WikiLeaks est-il duplicable et allons-nous voir émerger des sections locales ou nationales qui garderont le nom WikiLeaks? Selon quelles règles joueront-ils? Ou alors devons nous voir le site comme un concept qui évolue avec le contexte et qui, comme un mème, se transforme dans l’espace et le temps? Peut-être WikiLeaks s’organisera-t-il autour de sa propre déclinaison du slogan de l’Internet Engineering Task Force (IETF), “du consensus et des lignes de code”?
Des projets tels que Wikipedia et Indymedia ont tous deux résolu ce problème à leur façon, non sans traverser quelques crises et autres conflits. Une critique comme celle adressée ici ne cherche pas à faire rentrer par la force WikiLeaks dans un format traditionnel, mais au contraire à savoir si WikiLeaks (et ses futurs clones, associés, avatars et autres membres de la famille) peuvent s’ériger comme de nouveaux modèles d’organisation et de collaboration. Ailleurs, le terme “réseau organisé” a été évoqué comme une terminologie pour ces formats. Dans le passé, on a parlé de “médias tactiques”. D’autres ont utilisé le terme générique d’”activisme internet”. Peut-être que WikiLeaks a d’autres idées sur l’horizon où il veut emmener ce débat organisationnel. Mais où? C’est bien sûr à WikiLeaks de choisir, mais jusqu’à présent, ils n’ont pas formulé l’esquisse d’une réponse, laissant à d’autres, le Wall Street Journal par exemple, le soin de soulever des questions, sur la bonne foi de leurs financements par exemple.
Thèse 10: WikiLeaks est une idée
Se positionner pour ou contre WikiLeaks n’est pas ce qui importe le plus. WikiLeaks est là, et restera jusqu’à ce qu’il se saborde lui-même ou qu’il soit détruit par ceux qui s’opposent à ses opérations. Notre objectif est plutôt d’essayer d’évaluer pragmatiquement ce que WikiLeaks peut – et peut-être, qui sait, doit – faire, et aider à formuler comment nous pouvons nous relier et interagir avec WikiLeaks. Malgré tous ses défauts, contre vents et marées, WikiLeaks a rendu un fier service à la transparence, à la démocratie et à l’ouverture. Nous aimerions qu’il soit différent, mais comme diraient les Français, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. La surdose d’information est aujourd’hui un fait. On peut s’attendre à ce que cette surabondance continue d’augmenter de façon exponentielle.
Organiser et interpréter cet Himalaya de données est un défi collectif, qu’on le nomme WikiLeaks ou non.
Ce billet est initialement paru sur nettime.org (newsletter spécialisée dans les informations technologiques depuis 1995)
Crédits photo Flickr CC alexcovic, espenmoe, armigeress, biatch0r
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