J’ai des livres qui se mélangent dans ma tête, c’est grave docteur?

Le 11 décembre 2010

Dévorer les livres est une chose, se souvenir précisément des histoires, des personnages, voir connaître des passages par cœur pour briller en société en est une autre. Et si l'essentiel à retenir étaient les émotions produites par ces récits ?

Le jeune Marc de Limoges m’écrit en ces termes : “Depuis l’âge de 12 ans, je lis énormément. Des romans, du théâtre, de la poésie, des essais, tout ce qui me tombe sous la main. Comme je lis beaucoup et assez vite, j’ai tendance à ne retenir de mes lectures que quelques images, quelques passages, mais suis incapable de me souvenir précisément d’une intrigue ou de tous les personnages. Souvent, tout se mélange dans ma tête et j’ai l’impression de devenir fou. Pouvez-vous m’aider ?”
La réponse est évidemment “oui”, Marc. Le Dr Littérature, qui a fait de longues études pour cela, et notamment décroché un module en sciences cognitives et neurosciences, a une explication bien trouvée pour ce genre de phénomène, dont, chance, il continue lui-même de souffrir depuis de longues années.

Le cerveau en action

Commençons par un peu de biologie : lorsqu’on lit, le lobe occipital est activé (le lobe temporal est activé lorsqu’on écoute de la musique ou qu’on entend quelqu’un lire). L’acte de lire n’est pas un acte inné (contrairement à ce que j’ai pu prétendre parfois) mais nécessite l’activation d’assez larges zones du cerveau qui, chez les analphabètes, ne restent pas en sommeil mais sont dédiées à d’autres fonctions (stimulations visuelles notamment). D’une certaine manière, et pour rester simple, disons que l’espace occupé par la lecture empiète ou rogne sur d’autres fonctions, en asservissant certaines ressources.

Ce premier combat mené pour la lecture ne se fait néanmoins pas au détriment pur et simple de ces autres fonctions puisqu’il a été démontré, par d’éminents chercheurs et encore tout récemment dans une étude datée de novembre 2010, que cet arrimage de la lecture dans ces zones les stimulaient et leur permettaient d’être plus performantes en intéractions médiatiques (lecture, audio, visuel…).

Passée la phase de décryptage, la lecture franchit une autre zone pour s’installer (et on en vient à votre problème) dans la zone de stockage des informations. Selon la doctrine, le stockage des informations lues peut s’organiser, chez les individus, selon deux modèles, et en fonction de l’organisation initiale des espaces cérébraux.

Dans un cas, les informations lues iront se loger dans un container dédié (ce qui n’est pas le plus courant) et qui sera rendu étanche par le cerveau par rapport à d’autres réceptions sensorielles. Dans un autre, qui est le cas le plus fréquent, la zone de stockage dédiée à la lecture sera partagée avec d’autres émotions et notamment avec d’autres types de plaisirs intellectuels que vous avez pu rencontrer (des films, des disques, des diapos de vacances…). La structure de la zone de stockage est donc non seulement plus limitée, organisée, comme chacun sait en couches de disponibilité, qui vont définir, dans leur organisation, leur partition, le SPECTRE MEMORIEL de l’individu, autrement dit sa capacité propre et individuelle à se nourrir de culture et à la digérer.

Se souvenir des belles choses

Si j’en reviens à votre cas, Marc, ce que vous prenez pour un état confusionnel (“je ne me souviens pas”, “je mélange”) ou un cas bénin de confusion mentale n’est probablement qu’une conséquence d’une structuration spécifique de votre cerveau. Il est à parier que vous avez développé convenablement votre réception occipitale (vous lisez beaucoup et ce depuis l’enfance – pour l’anecdote, le résultat aurait été biologiquement identique si vous aviez commencé à lire il y a 1 an ou 2) et que votre zone de stockage est une zone partagée. Votre rapport à l’écrit est tel que la conservation de vos lectures est immédiatement transformée non en container lettres mais en “cinèmes”, c’est-à-dire des clichés images signifiants contenant un visuel (un cryptogramme) et une émotion. Le texte disparaît, de même que les liaisons entre les émotions.

Au final, et pour le dire encore plus simplement, vous ne retenez d’un livre que ce qui vous intéresse ou intéresse votre esprit, alors que d’autres personnes auront une approche différente, soit qu’elles retiennent les données en tant que telles, soit qu’elles sélectionnent des séquences continues. Le méli-mélo que vous semblez considérer n’en est pas un mais répond à un ordonnancement particulier de vos émotions de lecture qui n’a rien à envier à un ordonnancement qui consisterait à tout retenir. Dans un de ses romans les plus intéressants, l’écrivain Alex Garland évoquait la situation d’un homme qui se souvenait de tout. Cela s’appelait le Tesser Act. Il s’inspirait d’ailleurs d’une affection réelle qu’on désigne dans le jargon comme une capacité de mémoire intégrale. Votre situation est une variation sélective et émotionnelle de cette affection qui n’a aucune portée clinique.

Mélange, surimpression, poésie de l’oubli

Si l’on sort du domaine strict de la médecine littéraire, on voit que vous avez raison d’avoir cette approche du livre. Les Français, comme les Européens épris de culture, ont souvent une approche trop respectueuse des livres et du souvenir qu’on doit en garder : ils vénèrent les citations, ils valorisent et survalorisent les lecteurs qui sont capables de se souvenir très précisément d’un ouvrage et d’épater la galerie en en parlant précisément, alors que le plaisir de lire commande lui que le cerveau soit égoïste, qu’on ne garde de ses lectures qu’une impression (plaisir, souffrance, ennui) fugace et sous forme de trace émotionnelle.

Comme on ne peut pas se souvenir de tout, il importe que la trace laissée par le livre soit une trace sensitive et non une trace rationnelle. Quel intérêt y aurait-il à connaître par cÅ“ur “Le Dormeur du Val” ou Le Rouge et le Noir, si on passait à côté de l’émotion que leur lecture a suscité ? Ne vaudrait-il mieux pas n’en avoir retenu aucun mot mais en avoir une idée suffisamment précise pour être capable de ressusciter en nous l’émotion de notre première lecture ? Sans nous emmener dans des débats proustiens, on voit bien ici que la science s’arrête (ou démarre) là où commence la poésie.

Exceptionnellement, et dans votre cas, je ne donnerai aucun conseil autre que celui-ci : CONTINUEZ A OUBLIER CE QUE VOUS LISEZ. Continuez à mélanger, à surimprimer, à confondre les époques, les héros, les intrigues, les meurtres, les poèmes. Continuez à avoir la tête en feu et le cerveau en coton. Il n’y a pas de mémoire des livres. Ceux-ci meurent dès qu’on les a terminés. Ils meurent sur chaque lecteur consommé et renaissent avec le suivant. Il n’y a pas de mémoire des livres, juste la mémoire du lecteur. C’est une des règles sacrées de la médecine littéraire : toujours considérer l’homme derrière la page.

Un problème insoluble vous torture les neurones ? Vous aussi posez votre question à notre Dr Littérature.

Article initialement publié sur Fluctuat.

Crédits photos CC flickR MrdOeSe, El Bibliomata, Éole.

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