Opération Kazakhstan, nouvel eldorado de la France

Le 13 février 2011

Alors que la France prend ses distances avec les vieilles dictatures tunisienne et égyptienne, Paris s'active sans compter pour pénétrer les nouvelles kleptocraties d'Asie centrale. Objectif gros contrats, sous l'oeil de l'Elysée.

Par chance pour les affaires, des dictatures montrent encore une stabilité à toute épreuve. Pas comme en Afrique du Nord. Dorénavant, le tout-Paris de la politique et de l’industrie se retourne vers les autocrates d’Asie centrale. En particulier le Kazakhstan – la plus riche et grande des dictatures d’Asie centrale – dont le sous-sol regorge d’uranium et de pétrole. Depuis plusieurs mois, des élus Français et des patrons des transports ou de l’armement travaillent de concert pour équiper ce Kazakhstan-là.

Et selon des priorités fixées par l’Élysée.

Via Wikimedia Commons

Un courrier du 3 juillet 2009, rédigé par Nicolas Sarkozy et adressé à son homologue Noursoultan Nazarbaïev [PDF], dresse sans complexe la liste des objectifs de vente. Dans cette lettre, dont nous avons obtenu une copie, le président français en appelle à :

  • « la construction d’un tramway à Astana par Alstom »
  • au « choix du moteur CFM-56 de Safran pour les Airbus d’Air Astana »
  • à la construction de la « station de traitement des eaux usées d’Astana proposée par Suez-Degremont »
  • ou encore au « partenariat industriel entre Areva et le Kazakhstan »


Ce shopping organisé par la présidence de la République conclut de longues tractations de boutiquiers. Selon des courriels d’industriels, elles auraient été préparées, pour une part, par un homme d’affaires tunisien, Lyès Ben Chedli. Contacté, celui-ci ne dément pas et, pour tout commentaire, se prévaut de fréquenter assidûment le président Nazarbaïev et de connaître Claude Guéant, le Secrétaire général de l’Élysée.

À ce jour, plusieurs des requêtes commerciales ont déjà été satisfaites, d’autres sont en instance de l’être, surtout après l’officialisation, le 25 août dernier, du Traité de partenariat stratégique entre les deux pays. En février, la mairie d’Astana devrait confier à Alstom le chantier du tramway de la capitale. Le nouveau secrétaire d’État aux Transports Thierry Mariani y croit – il se rendra d’ailleurs au Kazakhstan en février.

Le ministre Thierry Mariani, lobbyiste en chef à Astana

Thierry Mariani (à droite)

Nous l’avons rencontré dans son bureau ministériel, aménagé il y a deux mois boulevard Saint-Germain à Paris, à l’intérieur de la bibliothèque d’un botaniste aux rayons chargée d’animaux empaillés. L’homme y célèbre l’intérêt stratégique du Kazakhstan, en connaisseur. C’est Mariani qui a fiancé l’UMP au parti Nour-Otan, de l’autocrate Nazarbaïev ; les deux mouvements ayant signé « une convention d’échanges d’expériences ». Tandis qu’à l’Assemblée Nationale, il a présidé le Groupe d’amitié France-Kazakhstan depuis 2006 et jusqu’à sa nomination au gouvernement, en novembre dernier.

En tant que député, Mariani s’est rendu à plusieurs reprises sur place, mais il admet y être allé « deux fois avec Astrium [groupe EADS] », afin de défendre l’offre de l’industriel dans le domaine spatial. Il se souvient d’un déjeuner avec son patron, François Auque. Lequel a compris l’intérêt de ce vaste pays à la jonction de la Chine, de la Russie, bordant la mer Caspienne, et qui se pique de peser sur le destin géopolitique de la région. Avec la bénédiction de l’Élysée.

Le président Nazarbaïev, en visite officielle à Paris le 27 octobre dernier, a paraphé un contrat confiant à Astrium la construction d’un Centre d’assemblage d’intégration et de tests, dédié aux développements des premiers engins spatiaux kazakhstanais. Le lendemain, le Journal Officiel publiait le traité d’État encadrant cette nouvelle coopération spatiale.

Et à la tombée de la nuit, Nazarbaïev trinquait avec Claude Guéant et les patrons de Total, Suez ou Alstom, dans les salons de l’hôtel d’Évreux, place Vendôme à Paris (Libération du 29 octobre) – le champagne et les petits-fours étant payés par EADS et Eurocopter. Un peu plus tôt, Astrium avait vendu deux engins d’observation de la Terre à Astana, dénommés DZZ-1 et DZZ-2, et susceptibles – au moins pour le premier – d’inclure des applications à visées militaires. Mais « l’usage qu’en fait le client n’est pas de notre ressort » fait remarquer Patrice de Lanversin, directeur de la communication d’Astrium.

Les officines de lobbying à la manœuvre

Ce succès pour la filiale d’EADS ne s’explique pas seulement par le choix d’acquérir du matériel français, car le groupe Thales proposait une solution concurrente. Il prend son origine dans le discret réseau de consultants et d’intermédiaires chargés de mener les actions de lobbying auprès des décideurs d’Astana. Pour Astrium, ce réseau s’articule autour d’une petite société de conseil parisienne, MHB SAS, dirigée par Marie-Hélène Bérard, ex-conseillère de Jacques Chirac à Matignon et ancienne directrice du CCF chargée des investissements dans les pays de l’Est. Elle nous confirme son rôle dans ce dossier :

L’accompagnement que j’ai assuré pour Astrium n’était pas une première pour moi. J’ai effectué ma première mission au Kazakhstan en 1990. Dans le cas des satellites d’Astrium, les premiers contacts datent de 2006 . C’est donc un dossier qui a duré quatre ans. Les autorités kazakhes ont beaucoup consulté et étudié plusieurs propositions (…) avant de se prononcer.

Élevée au rang de commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur le 30 janvier 2008, Marie-Hélène Bérard a réussi a fédéré de grands noms autour de son cabinet. Selon le site web de MHB SAS, la société comprend un comité stratégique où siège Dominique Strauss-Khan, directeur du FMI ; même si, selon Marie-Hélène Bérard, cette présence n’est assortie d’aucune contrepartie financière.

Quelques jours après avoir évoqué ce point, elle nous a même rappelés pour indiquer qu’en réalité « le nom de Strauss-Khan aurait dû être retiré du site après sa nomination au FMI », le 1er novembre 2007, car il ne souhaitait plus participer à son comité stratégique. Ladite page web cependant semble bien avoir été générée postérieurement à cette date, en 2008.

Astana, une capitale en plein développement

Thales joue les anciens réseaux du PCF

Au Kazakhstan, le principal adversaire d’EADS, Thales, mobilise lui aussi des réseaux d’influence. Grâce à eux, le groupe de défense devrait signer d’ici au printemps un contrat pour les communications sécurisées des autorités locales. Qui n’a rien du lot de consolation pour l’entreprise, écartée du marché des satellites.

Les réseaux de Thales sont eux animés par la société Cifal (Comptoir industriel et commercial France-Allemagne), spécialiste de l’intermédiation dans les pays de l’Est, basée à Paris, jadis très liée au PCF, et maintenant dirigée par Gilles Rémy – avec lequel nous nous sommes entretenus. Cet homme d’affaires rencontrait Vladimir Poutine dès le début des années 90, bien avant son accession au pouvoir.

Il explique aujourd’hui que les actions de sa société au Kazakhstan dépendent notamment d’une société installée à Dubaï, Asia Gulf Services, que Cifal détient à hauteur de 8%. Une PME de l’intermédiation implantée aux Émirats Arabes Unis et dirigée par Matthieu Mitterrand, fils de l’actuel ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. Lors d’une conversation téléphonique, alors qu’il était en déplacement, Matthieu Mitterrand nous a confirmé qu’il épaule Thales au Kazakhstan.

Les “80 voyages” du sénateur de Monstesquiou

Les interventions de telles structures sont relayées auprès des ministres kazakhs par d’autres hommes politiques français, sorte de VRP en titre, chargés d’assurer sur place le suivi des dossiers commerciaux, parfois en concertation avec Cifal. C’est le cas du sénateur (RDSE) Aymeri de Montesquiou, qui s’entretient « régulièrement avec le Premier ministre ou le ministre de la Défense pour connaître l’état d’avancement des dossiers ». Par un courrier du 12 novembre 2009 l’Élysée l’a prié de conduire une mission pour « promouvoir nos intérêts industriels et commerciaux » en Asie centrale.

Revendiquant près de « 80 voyages au Kazakhstan » depuis 1993, Aymeri de Montesquiou reconnaît que ses efforts ont beaucoup profité à Thales, sans que des liens d’intéressement n’apparaissent entre lui et l’entreprise, précise-t-il :

J’étais plus favorable à Thales car c’est une offre 100% française.

Et ses missions ne se limitent pas aux marchés de défense. Présent à Astana en ce mois de janvier, le sénateur souffle qu’en ce moment ses efforts portent sur le champ offshore de Kashagan en mer Caspienne, sorte de caverne d’Ali Baba pour l’industrie du pétrole. La société française Entrepose, partenaire habituel du groupe Total, est déjà présente autour du gisement.

La pleine exploitation de ce dernier, vers 2015, devrait permettre au Kazakhstan de se hisser dans le top 10 des pays exportateurs de pétrole ; selon le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie.  Pour tout le monde : de quoi se contenter de fixer les courbes des tableurs Excel, en oubliant le reste. Servum pecus.

Crédits photos CC FlickR par Gobierno de Aragón, Nicola Corboy

Retrouvez les télégrammes diplomatiques révélés par WikiLeaks concernant le Kazakhstan

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