Bactéries du futur [3/3]

Le 26 mars 2012

Dernière partie de notre enquête sur la biologie de synthèse. Éthique, économie, diplomatie, métaphysique ou citoyenneté : les conséquences du développement de ces technologies seront nombreuses. Des députés aux bidouilleurs de génie, chacun s'empare de la question. Et essaye d'y apporter des réponses.


[Suite de notre enquête sur la biologie de synthèse. Retrouvez ici la première et la deuxième partie]


Diplomatie et financement

Il pleut. À l’intérieur du bâtiment Necker du ministère de l’économie et des finances, à Bercy, le Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies est installé au bout d’un long dédale de couloirs feutrés et incurvés.

Françoise Roure y préside la section Technologies et société :

En Chine, au Brésil, aux États-Unis la biologie de synthèse fait partie de programmes subventionnés par les pouvoirs publics. Chacun a un prisme particulier. En Chine c’est l’autosuffisance alimentaire de long terme, c’est-à-dire nourrir 1,3 milliard d’habitants sur 100 ans, au Brésil c’est le décollage économique par l’exploitation de ressources organiques et aux États-Unis les besoins énergétiques sont énormes. Pour toutes ces raisons la biologie de synthèse pour les biocarburants fait partie des options diplomatiques et de politiques intérieures extrêmement fortes. La continuité de l’approvisionnement énergétique conditionne énormément de choses, notamment l’approvisionnement durable en eau.

Bactéries du futur [1/3]

Bactéries du futur [1/3]

Dans leurs éprouvettes, des chercheurs préparent la biologie et la génétique de demain. Des "biologistes-ingénieurs" qui ...


Le ton est donné. Françoise Roure, qui a rencontré, au nom de la France, les spécialistes de la question dans le monde entier, de l’Allemagne aux États-Unis en passant par l’Autriche, poursuit : “A l’heure actuelle, on est sous la barre des 10 millions d’euros de financements publics en France pour les projets spécifiques liés à la biologie de synthèse. Au niveau européen, nous sommes à moins de 50 millions d’euros. Je regrette que ce soit le parent pauvre des programmes de recherche. La question pour moi, d’un point de vue de la puissance publique est ‘qui va financer l’acquisition des connaissances, et de quelles connaissances?’”

Elle ajoute :

Il y a encore beaucoup d’inconnus. La puissance publique peut aider à financer des recherches en amont sur l’impact écologique ou toxicologique qui ne sont pas prises en charge par l’économie de marché, et elle doit susciter des débats éthiques.

Culture scientifique

Retour à l’Assemblée nationale, rue de l’Université. Dans son petit bureau de députée, Geneviève Fioraso ouvre puis ferme la fenêtre. Ouverte, trop de bruit ; fermée, trop chaud.

Je pense que la biologie de synthèse est une technologie de rupture. C’est important de s’y intéresser tout de suite si on ne veut pas que son évolution soit complètement guidée par l’industrie et garder la maîtrise du sens de la science.

L’élue socialiste a à cÅ“ur de mener les discussions sur les enjeux de la biologie synthétique en amont, avant ses développements industriels. “Ce n’est pas un luxe, ça permet de sortir des débats idéologiques et de posture. Ça me paraît beaucoup plus efficace que les grands principes idéologiques, comme le principe de précaution, où finalement il n’y a aucune démarche d’évaluation au fur et à mesure. Parce que franchement les débats qu’on a eux dans l’hémicycle sur les OGM n’étaient pas passionnants”.


Elle poursuit : “Pour l’instant la biologie de synthèse c’est un peu un microcosme, je suis complètement favorable à un débat science-société. Mais je pense qu’il faut travailler à rehausser le niveau scientifique des citoyens : je ne crois pas à un grand débat public mais beaucoup plus à un processus de formation continu et permanent”.

En 2011, 25 % des Français ignorent ce que sont les nanotechnologies. Les nanotubes, par exemple, qui en sont un des matériaux, des assemblages d’atomes de carbone en cylindres de quelques milliardièmes de mètres de diamètre, sont utilisés pour renforcer les raquettes de tennis ou les cadres de vélo, dans des circuits de moteurs automobiles et dans certains textiles. Leurs effets potentiels sur la santé sont encore assez méconnus, et même régulièrement montrés du doigt par certains scientifiques.

“La culture scientifique et technique des citoyens de la population française n’est pas préparée à ces débats, or la qualité de la décision publique en dépend. Aux États-Unis, la question de la biologie de synthèse a été étudiée par le comité d’éthique de la Maison Blanche. Les questions d’éthique ont le pouvoir de faire dire ‘non’ “, m’avait rappelé Françoise Roure à Bercy.

Métaphysique

Il y a une dimension métaphysique dans la biologie de synthèse. Cela touche des questions très précieuses, sacrées.

Philippe Marlière n’hésite pas : “Les premiers qui doivent être contre la biologie de synthèse sont ceux qui la font”.

Il ajoute : “On ne peut pas dire que comme la nature bricole elle-même, on peut y faire ce qu’on veut sans aucun risque. Notre savoir est assez frustre mais nous avons quand même tous les outils pour modifier une bactérie qui représente à peu près 30 % de la biomasse marine. Le temps de génération d’une bactérie est très court, une heure environ. Le risque de déplacer des équilibres, de faire changer la couleur de la mer par exemple, existe. Moi je ne le ferai pas, j’aurais des scrupules. Intrinsèquement, le risque biologique croît exponentiellement. Celui du nucléaire, lui, à l’inverse, décroît”.

Conscient que la création d’une vie artificielle prête à la controverse, le généticien assure : ” les bactéries que nous produisons sont amoindries, ce sont des loosers, elles n’ont strictement aucune chance de rentrer en compétition avec des formes sauvages, comme une souris de laboratoire ne passerait pas l’après-midi dans un égout de Paris “.

Le responsable des énergies nouvelles à Total, Vincent Schachter, avait, lui, doctement assuré d’une voix calme à l’Assemblée nationale : ” Nous manipulons des levures génétiquement modifiées de type 1, qui sont réglementées. Ensuite, -c’est la première chose-, nous travaillons en milieu confiné et nous faisons tout ce qu’il faut pour que les organismes modifiés ne sortent pas. Après, au cas où ils sortiraient, ils auront du mal à survivre en milieu naturel. Troisièmement, la manière dont ils sont modifiés n’a absolument aucun rapport avec quelque effet néfaste que ce soit. Et enfin, ‘ceinture et bretelle, toujours’, nous allons évidement tester activement l’impact environnemental de toutes les nouvelles souches bactériennes, nous nous devons de le faire “.

Bactéries du futur [2/3]

Bactéries du futur [2/3]

Tubes à essai, agitateurs, congélateurs et biologie de synthèse : bienvenue dans l'univers de Global Bioenergies. Cette ...


Philippe Marlière précise quand même: ” Bien sûr, il serait très péremptoire de ma part d’affirmer que le risque est nul. Mais les verrous peuvent être multipliés. Nous rendons nos bactéries dépendantes d’une alimentation qui n’existe pas dans la nature et que nous produisons pour elles. Lorsqu’elles n’en trouvent pas, elles meurent “.

Contradictions

L’argument ne convainc pas Dorothée Benoît-Broadweys, déléguée générale de Vivagora.

Assise devant une bière, cette biologiste de formation lâche : ” La question du partage de l’espace et de ressources limitées est importante. Même si ces micro-organismes sont alimentés par des molécules artificielles, elles-mêmes seront produites à partir de ressources qu’il faut partager. Et même si la ressource utilisée est la biomasse, les déchets agricoles, il faut veiller à la question de l’affectation des ressources biologiques. Que la production de ressources énergétiques ne remplace pas les ressources alimentaires “.

L’association entend, selon ses statuts, ” socialiser l’innovation, lui donner ‘du sens’, en plaçant l’homme et sa qualité de vie au cÅ“ur des préoccupations, c’est-à-dire permettre aux citoyens de s’emparer des enjeux technologiques, et de s’exprimer pour définir le ’souhaitable’ parmi tous les ‘possibles’ “. Elle procède en organisant des ateliers où scientifiques spécialisés et citoyens novices échangent, fidèle à son objectif : ” mettre en débat les orientations scientifiques et les innovations techniques afin de promouvoir une gouvernance plus démocratique “.

A l’initiative des premières conférences publiques sur la biologie de synthèse, en 2009, l’association a elle aussi été entendue par l’OPECST. Et elle est, à l’heure actuelle, le seul contradicteur en France dans le débat sur la biologie de synthèse.

Dorothée Benoît-Broadweys reprend : ” ce ne sont pas les risques que nous avons mis en avant lorsque nous avons été entendus par les représentants de l’autorité publique mais plutôt la question du rapport au vivant “. Elle cite un peu confusément Paul Ricoeur, Alain et d’autres philosophes dont elle a oublié le nom.

Quelle est la nouvelle donne pour nous, êtres humains qui sommes reliés à un écosystème, comment va-t-on cohabiter avec ces artefacts produits par l’Homme et dont il aura la responsabilité ? On ne peut pas continuer dans l’idée d’une technologie qui s’imaginerait qu’elle peut être toute puissante et prétendre maîtriser la nature, on le voit assez avec les pesticides, les perturbateurs endocriniens, et leurs effets sur la santé. Donc soyons un peu raisonnables, faut-il nécessairement en finir avec la finitude ?

Contre l’intelligence collective

Dans le cercle restreint des spécialistes de biologie synthétique, Vivagora a mauvaise réputation. ” C’est très bien qu’il y ait des lanceurs d’alerte sur le sujet, mais qu’ils fassent correctement leur travail. Ils ne connaissent pas les dossiers “, lâche la chargée de presse de Global Bioenergies.
Philippe Marlière ne mâche pas ses mots : ” Leur espèce de comité citoyen est une pure folie d’un point de vue scientifique, la science ne s’est jamais faite à l’applaudimètre, c’est le contraire.
La science s’est toujours construite contre l’intelligence collective, c’est la grandeur du truc. C’est aristocratique, ça veut dire le gouvernement par les meilleurs. Ça ne veut pas dire que les scientifiques gouvernent le monde mais que la société scientifique est gouvernée de manière aristocratique “
.

Il enfonce le clou : ” La position de Vivagora, qui vit de subventions publiques, est que tout est merveilleusement dangereux, tout peut dégénérer dans la pire des apocalypses, donc tout est interdit. Ce n’est pas opérationnel comme position, ce n’est pas une attitude pragmatique. Moi, je gagne de l’argent en convaincant des investisseurs, pas en tendant ma sébile auprès du contribuable “.

A l’assemblée nationale, Geneviève Fioraso grince des dents : ” Le problème, c’est que ce sont en même temps des consultants qui font payer leurs consultations. Et ils ont du mal à toucher les citoyens, ce sont plutôt des happy-few “.

Bioéconomie

La député a rencontré, outre-Atlantique, l’ONG canadienne ETC, pour Action Group on Erosion, Technology and Concentration

Elle indique : ” Leurs propos sont beaucoup plus modérés que ce qu’ils disent dans leurs rapports “.

Le dernier en date, intitulé ” Les maîtres de la biomasse ” est une somme de 90 pages. Sous-titré ” La biologie de synthèse menace la biodiversité et les modes de subsistance “, il reproduit dès son introduction les propos du père de la biologie de synthèse, Craig Venter, datés du 20 avril 2009 :

Quiconque produit des biocarburants en abondance pourrait bien finir par faire plus que des gros sous – il écrira l’histoire… Les entreprises et les pays qui y parviendront seront les vainqueurs économiques de la prochaine ère, au même titre que le sont actuellement les pays bien pourvus en ressources pétrolières.

L’ONG publie régulièrement des dossiers très documentés sur l’impact des nouvelles technologies sur les questions socio-économiques et écologiques, notamment dans les pays les plus pauvres. Elle reproduit dans celui-ci les propos du directeur général d’Amyris Biotechnologies, une start-up américaine spécialisée dans le développement de biocarburants : ” En scrutant le monde et en cherchant où se trouvait la biomasse la moins coûteuse et la plus abondante, nous avons découvert que le Brésil était vraiment l’Arabie Saoudite des énergies renouvelables. “

Total, qui a déjà investit 200 millions de dollars dans le capital d’Amyris, dont il détient plus de 20 %, pénètre le marché brésilien par l’intermédiaire de ce partenaire américain, et projette, d’ici à 2020 de posséder 5 à 10% de la production de canne à sucre brésilienne.

Des investissements qu’ETC appelle la nouvelle ” bioéconomie “, dirigée par ” les nouveaux maîtres du vivant “. Elle dénonce notamment une appropriation par une poignée d’industriels de ce monde vivant, dont la biomasse, ressource de la biologie de synthèse, est issue. L’ONG passe également au crible la conversion de terres à vocation alimentaire en terres à vocation énergétique et l’émergence de nouveaux risques biologiques incontrôlés.

Dénonçant l’arrogance des promoteurs de la biologie de synthèse, comparable à celle des tenants de l’énergie nucléaire, longtemps présentée comme sans risque et peu coûteuse, l’ONG appelle à une mobilisation de la société civile : agriculteurs, populations autochtones, et ” tous ceux qui se sentent concernés par la conservation des forêts, les aspects éthiques qui entourent les changements climatiques, les produits chimiques toxiques, la conservation des océans, la protection des déserts, les droits relatifs à l’eau “.

Elle préconise enfin que les fonds publics soient investis dans l’évaluation des coûts sociétaux et environnementaux de la biologie synthétique.

DIYBio

En France l’information est peut-être dans la zone industrielle de Nanterre. C’est là que l’association la Paillasse, la première communauté de biologistes-amateurs s’installe, au rez-de-chaussée d’un bâtiment de bureaux. Constituée il y a quelques mois elle rejoint l’Electrolab, des geeks, qui détournent les processus électroniques et informatiques pour les adapter à leurs goûts et leurs besoins, dans le plus pur esprit Do It Yourself, DIY.

Né aux États-Unis entre 2007 et 2008 le mouvement DIYBio, pour Do It Yourself biology, a depuis essaimé à Londres, à Madrid, à Vienne, à Boston, à Nanterre…

Electrolab : la révolution à propulsion silencieuse

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Le tout jeune Electrolab est un hackerspace basé à Nanterre. Comme son nom le suggère, sa marotte, c'est l'électronique. ...

Dans le demi sous-sol où elle emménage, la Paillasse a déjà accumulé une machine PCR, qui permet de répliquer à l’infini une séquence génétique, un bain-marie, des agitateurs, une centrifugeuse, des micro-pipettes. Tout le matériel, encore dans les cartons, tient sur deux tables. A côté, deux frigos, dont un pour les bactéries. Tout, ou presque, vient de Génopole. Un donateur institutionnel et généreux dont la directrice de la recherche, Françoise Russo-Marie, salue la ” démarche citoyenne “ de la Paillasse.

Leur crédo pourrait être ” pirater est bon, mais le mot a mauvaise réputation “. Car les pirates sont dociles. Une bande de jeunes très diplômés aux compétences vastes et aux centres d’intérêt variés. Ils fédèrent autour d’une poignée d’énergies motrices une dizaine d’ingénieurs, de biologistes, d’informaticiens, d’artistes et d’électrons libres.

Thomas Landrain, 26 ans, ancien étudiant à Normale Sup bio et thésard en biologie de synthèse à l’Institut de biologie systémique et synthétique d’Evry, co-fondateur de la Paillasse, m’explique :

l’idée est que la biologie est en train de devenir une technologie au même rang que l’électronique ou l’informatique, en terme de miniaturisation technologique on n’a pas encore fait mieux que les cellules vivantes ! Et comme on dispose de pièces modulaires pour fabriquer des circuits génétique, il est possible de créer des circuits chez soi, avec du matériel de laboratoire assez simple.

Il prévient : ” Il faut des autorisations pour faire des mutations génétiques actives. Nous ne voulons pas nous mettre en confrontation avec les règlements “. S’il est simple de manipuler le vivant c’est aussi plus risqué qu’en électronique ou en mécanique, puisque une cellule bactérienne génétiquement modifiée qui tombe par terre peut interagir avec son environnement.

Les bio-bidouilleurs s’enracinent

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La première communauté de biologistes hackers a vu le jour il y a quelques mois en France. Greffés au /tmp/lab, entre la ...

La Paillasse a donc opté pour une approche plutôt ” passive ” de la biologie de synthèse et, plus largement, de la génétique. ” Nous voulons être un laboratoire de biotechnologie ouvert, citoyen et transparent. L’idée est de rendre le pouvoir de la recherche accessible à n’importe qui. Aujourd’hui la techno-biologie est de plus en plus importante, c’est devenu une technologie routinière : on établit des diagnostiques médicaux à partir du séquençage d’un génome, les OGM nous entourent. Or ce sont des termes difficiles à comprendre. L’information génétique est partout mais paradoxalement personne ne peut y accéder.”

Le collectif souhaite, pour ses premières réalisations, fabriquer des kits de détection d’OGM, dans la nourriture ou dans l’environnement. Également à l’ordre du jour, des ateliers de sensibilisation à la génétique, comme ceux qui ont déjà été menés au MAC/VAL, le musée d’art moderne de Vitry, dans la banlieue parisienne.

Interrogé sur la signification politique de cet engagement, le biologiste réfléchit, hésite, et énonce clairement : ” C’est forcément une démarche politique puisque nous nous déclarons libres de détourner la technologie par rapport à l’usage que prévoient les règlements. Nous sommes des gens curieux, nous voulons explorer la nature, nous avons des outils à notre disposition, il n’y a pas de raison de s’en priver. Et nous sommes là pour réclamer une liberté par rapport aux informations génétiques, pour qu’elles ne soient pas la propriété d’entreprises privées ou de l’État.
D’ici 10 ou 15 ans nous aurons peut-être notre génome encodé sur notre carte Vitale. Ces informations peuvent être dangereuses à partir du moment où elles sont complètes et qu’elles nous sont propres. Il faut démystifier la génétique “.

Et de conclure :

La société du XXIe siècle va être envahie par les biotechnologies, il semble évident de former les gens à ce qui arrive. L’éducation à la science et à la technique est un véritable contre-pouvoir. Le DIYBio, c’est un peu la science au peuple.

Dont acte.


Illustrations sous licences Creative Commons par Lynn, Anua22a et Kevin Dooley

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