La démonétisation, ou le vertige qui saisit les médias

Le 12 octobre 2009

Quand Ruppert Murdoch a annoncé, cet été, qu’il repassait au modèle payant (offline compris), beaucoup, dont moi, ont considéré ça comme une sorte de chant du cygne. D’autres pensent que c’est la guerre. Pour ma part, je doute encore de la réponse, mais j’ai bien compris la question. Dans la tempête, on se prend à [...]

Quand Ruppert Murdoch a annoncé, cet été, qu’il repassait au modèle payant (offline compris), beaucoup, dont moi, ont considéré ça comme une sorte de chant du cygne. D’autres pensent que c’est la guerre. Pour ma part, je doute encore de la réponse, mais j’ai bien compris la question. Dans la tempête, on se prend à douter et à entrevoir l’abîme. Aujourd’hui, celui-ci a un nom : la démonétisation. Explications …

En disant que l’on a usé et abusé de modèles gratuits financés par la pub, je ne surprendrai personne. Il en est de même dans le fait de constater que la « crise » rebat les cartes et oblige tout un chacun à réfléchir. Certains pensent qu’il s’agit surtout d’un crach de la publicité plus durable, car lié à l’effondrement de la valeur du clic. Cela a généré tout un débat pour sortir de l’entonnoir, avec l’idée de CPM digital notamment, et pour notre compte une partie de la conviction que l’attention est la vraie valeur des choses.
Peu importe cependant que l’on trouve des solutions qui revalorisent la publicité, quelle qu’en soit la forme. Peu importe aussi que les modèles Freemium soient enfin reconnus à leur juste valeur, la question n’est pas micro-économique. Le débat actuel porte de manière un peu caricatural sur une confrontation de vision entre payant et gratuit.

demonetisation

Dans « Free », Chris Anderson prend l’exemple du marché des encyclopédie pour illustrer le concept de démonétisation. En 1991, le marché des encyclopédies pesait 1,2Md$ aux USA et était dominé par Britannica. Le produit standard vallait 1000$. En 1993, Microsoft sortit Encarta sur CD-Rom à 99$ et en 1996, le marché s’était contracté à 600M$. Aujourd’hui, à l’heure de Wikipedia, ce marché s’est encore plus réduit et on pourrait penser qu’il va simplement disparaître. Pendant ce temps, les gens qui dépensaient 1000$ dans une encyclopédie en 1991 ont utilisé cet argent à autre chose, sans doute à acheter un PC qui vaut à peu près ce prix, et accéder au web pour lire et parfois contribuer à Wikipedia.
Ce qui fait peur dans cette histoire, c’est de s’imaginer être Britannica et voir disparaître purement et simplement le marché qui forme votre business. Ce qui fait peur, dans cette histoire, c’est la disparition pure et simple de segments entier de business. Ce qui fait peur, aujourd’hui, c’est de voir dans l’absence de solution au financement des médias celui de la démonétisation de l’économie des médias et leur disparition au sens business. On observera alors de manière orientée les débats post-nucléaires du genre mort des journaux ou des journalistes ?, où du positivisme sur l’impact de cette disparition pour la société et la démocratie. De manière volontairement polémique, je dirai simplement que les grecs n’avaient pas de journaux ni de journalistes, mais en avaient-ils besoin ?

Cette vision de cauchemar n’est pas qu’une vue de l’esprit. C’est à mon sens elle qui pousse Murdoch à partir en guerre et à remonétiser avec volontarisme. C’est aussi elle qui fait descendre Google de sa montagne pour proposer un modèle de revenu payant aux médias. En fait, Google se fichait jusqu’alors de la démonétisation des médias. Maintenant, il craint que son modèle publicitaire ne pâtisse de la disparition des contenus des grands médias, de leur qualité, de l’audience qu’ils drainent.
Le payant est de retour, non pas pour remplir les caisses, le payant est de retour pour réinjecter de la monnaie dans le marché et faire cesser sa dégénérescence.

Le paradoxe apparent, c’est que l’audience n’a pas disparue. Elle a même fait mieux que de se déplacer, elle a grandie, notamment du côté des médias sociaix. Il n’est d’ailleurs pas fortui que l’on parle de « médias » sociaux plus que de réseaux sociaux. L’attention des gens, la vraie valeur rare, s’est en effet déplacée du champ des médias « classiques », versions digitales comprises, vers ce que nous appelions les réseaux sociaux. Les rebaptiser de médias concourre à lutter contre l’idée de démonétisation. Vous verrez qu’on va bientôt réellement considérer les jeux comme du média, à moins que l’on assiste à une fusion entre médias et culture, ce qui serait finalement une conclusion wahrolienne logique.
Le paradoxe apparent, c’est que les médias aient en fin de compte autant de mal à trouver une solution pour monétiser l’audience. Le pire n’est jamais sûr et il y a aussi des modèles qui marchent. Le problème c’est qu’ils ne sont pas sur étagère et qu’il faut aller les trouver dans l’ADN même du média. C’est compliqué et c’est lent. Mais je veux rester positif et penser que ça finira par arriver. Sauf qu’à la fin, cela risque de ressembler à autre chose que ce que nous appelons médias encore aujourd’hui.

La démonétisation est une réalité. Des pans entier de l’économie disparaissent. Nous avions sans doute oublié, que dans l’histoire, des processus de ce genre se sont déjà produits. Il y a un siècle, l’invention technologique du chemin de fer, puis du moteur à explosion, a démonétisé le marché équin. Notre monde hérité de la seconde guerre mondiale était-il à ce point éternel que nous soyons déstabilisé face aux changements économiques actuels ? La démonétisation est un processus normal.

Mais la démonétisation cache en son sein quelque chose de socialement intéressant et de plus troublant. Dans l’histoire du marché des encyclopédie, la phase ultime du processus appartient à Wikipédia, une initiative non-marchande et collective. Quand je dis qu’il faut chercher les 1000$ de 1991 dans le PC de la maison, je suis volontairement réducteur et grossier. Le PC de la maison est « financé » par bien d’autres transferts et cela pourrait être un sujet intéressant. En fait, je suis d’accord avec ceux qui pensent simplement que les 1000$ sont restés dans la poche du client et l’ont en quelque sorte enrichi. Le processus de démonétisation aurait alors profité à tout le monde et libéré des liquidités.
On peut aussi regarder les choses autrement, comme ceux qui voient là-dedans une sorte de néo-socialisme, dénommant ainsi une sorte de resocialisation de marchés. Wikipédia peut en effet être vu comme une sorte de bien commun, ou un service-public nouvelle génération. De là à penser que l’on assiste sur le net à une sorte de réappropriation collective de biens autrefois privatifs, il n’y a qu’un pas.

Personne ne niera cependant que les conditions d’entrée sur les marchés se sont considérablement abaissés à l’heure du web. Et grace au web², ce phénomène est en train de s’étendre aux biens physiques. Parmi les nouveaux entrants, il y a aussi des acteurs non-marchands. Les blogs en sont, d’une certaine façon en ce qui concerne les médias, et c’est bien pour ça qu’ils ont dérangé, et qu’ils dérangent un peu moins depuis que les blogueurs se professionnalisent. La question que je pose ici est celle de savoir si, dans la démonétisation des médias, il n’y a pas aussi une part de resocialisation, à côté du déplacement de la monnaie sur d’autres marchés ?
Pour autant, ce à quoi répond Wikipédia est-il sorti du champ de l’économie ? Evidemment non. En tant que bien public, Wikipédia est un terreau et donc un marché potentiel. Une chose bien comprise par Wikipédia lui-même, mais qui est dérangeante quand elle se concrétise, à l’exemple de ce qu’a fait récemment Orange. Une idée à rapprocher des débats de l’été dernier sur le financement des médias par des fondations …

Le temps est peut-être venu de prendre un peu de distance et de mesurer les mutations à l’oeuvre, les processus de démonétisation, les transferts de masses qu’ils induisent, tout comme la resocialisation de pans entiers de l’économie et la création simultanée des nouveaux terreaux d’économies qu’ils représentent. L’économie de l’immatériel n’est pas simplement la comptabilisation de biens dématérialisés, elle est aussi un nouveau siècle qui ne s’accomodera pas longtemps de ceux qui appliquent sur lui des grilles de lectures postulant la pérennité d’une structure de marché des 30 glorieuses. Il est temps d’avoir l’esprit agile et comme je l’ai dis récemment, un état d’esprit naturaliste dans l’observation des mutations.

> Article initialement publié sur le blog du groupe Reflect

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