Le fichage des élèves s’inscrit au programme

Le 2 septembre 2010

Dans plusieurs pays d'Europe, des fichiers scolaires sont mis en place au nom du suivi pédagogique. Ils rencontrent parfois une opposition vive en raison des informations sensibles qu'ils contiennent

Le 6 août dernier, les accès à la plus large base de données sur l’enfance jamais créée au Royaume-Uni, “Contact Point”, ont été coupés. Il ne s’agit pas d’un piratage ou d’une mauvaise blague de hackers. C’est le nouveau gouvernement libéral, au pouvoir depuis la fin du mois de mai, qui a décidé d’euthanasier ce fichier, six ans après sa création.

Mettre fin à un fichier tentaculaire, en ces temps de frénésie orwellienne et de disette budgétaire, c’est l’exception qui confirme la règle. Car ailleurs en Europe, des tentatives similaires existent pour créer, au niveau local ou national, des « fichiers de la jeunesse ». Ces registres ne sont pas forcément liés à la scolarité, parfois ce sont les services d’aide à l’enfance qui forment le premier maillon du fichage étatique. Mais la tendance est clairement de s’immiscer au plus tôt dans la vie des enfants pour repérer ceux qui s’écarteront du « droit chemin »…

En France, l’exemple britannique fait des jaloux. Le CNRBE, un collectif d’enseignants, de citoyens et de parents opposés au fichier “Base élèves” (valable dans les écoles primaires), a gagné une bataille en juillet devant le Conseil d’État. Mais pas question que l’Éducation nationale débranche Base élèves… Le ministère devrait opérer de simples réajustements règlementaires pour répondre aux critiques du Conseil d’État.

En Grande-Bretagne, Contact Point est la première victime des promesses vertueuses du nouveau pouvoir. Dès son premier discours, le vice-Premier ministre Nick Clegg jurait d’en finir avec la « société de surveillance » si décriée dans la patrie de George Orwell. Contact Point, qui recense les dossiers individuels de 11 millions d’enfants (de leur naissance à 18 ans), n’a jamais vraiment convaincu ni les professionnels, ni les usagers.

Imaginé dès 2001 par le gouvernement de Tony Blair, sa ministre de l’Éducation, Margaret Hodge (devenue plus tard « ministre de l’Enfance »), lancera l’application en 2004. Appelé à l’origine « Universal Child Database », Contact Point a été maintes fois critiqué autant par les défenseurs de la vie privée que des services sociaux.

Si le gouvernement est parvenu à faire passer la pilule, c’est sans doute grâce à un fait-divers crapuleux. En 2000, une petite fille de 8 ans, Victoria Climbie, est retrouvée morte après avoir subi violences et actes de torture. Sa tante et son compagnon seront reconnus coupables en février 2003. Quelques jours avant le verdict, un rapport d’inspection concluait à d’énormes lacunes dans l’aide à l’enfance : la petite Victoria avait été vue et entendue par une foule de médecins et d’assistantes sociales sans que personne n’ait rien repéré. « L’affaire Victoria Climbie a clairement permis au gouvernement d’étouffer ces critiques », analyse Terri Dowty, directeur de l’association Action on Rights for Children (ARCH).

« Contact Point avait deux finalités : recenser les besoins éducatifs et médicaux de chaque enfant, et signaler les cas de maltraitance », précise-t-il . On y trouve des données d’état-civil, ceux des parents, et les contacts de l’enfant avec tous les services sociaux — santé, éducation, protection de l’enfance… N’importe quel praticien (du dentiste à la nounou) y était mentionné. Mais finalement, constate Dowty, la mission « protection de l’enfance » a été délaissée… « La faible proportion d’enfants réellement en danger (0,26% du total) étaient noyés dans un océan de données insignifiantes… C’était comme trouver une aiguille dans une botte de foin !» D’autant que depuis le lancement de Contact Point, « les services d’inspection ont rapporté une hausse des cas de négligence de la part des agents de la protection de l’enfance ».

Dans le même temps, les services sociaux ont dû essuyer de larges coupes dans leurs effectifs. « L’argent dépensé dans les bases de données s’est fait au détriment du personnel. Conséquence, il y a une pénurie de travailleurs sociaux qualifiés dans la protection de l’enfance. On estime qu’il nous manque des milliers de spécialistes et 40% des agents actuels disent être débordés par un trop-plein de dossiers à traiter. »

Contact Point a déjà son remplaçant

La fin programmée de Contact Point ne serait pourtant qu’une illusion. Terri Dowty explique qu’une autre application fait surface : « National eCAF » (National electronic Common Assessment Framework). Son rôle est à peu près identique à celui de Contact Point, la protection de l’enfance en moins : un dossier individuel sur chaque enfant pour gérer ses liens avec les services sociaux. Déjà effectif sous forme papier au niveau local, le projet est de numériser les procédures et de créer une seule base centrale. « Un système national n’est pas du tout justifiée. eCAF, pour nous, est la prochaine cible de nos préoccupations », testé depuis mars 2010. Soit juste avant l’arrivée de la nouvelle coalition, qui n’en a pas dit un mot depuis sa prise de fonction…

Dans une récente note, ARCH s’inquiète du caractère discriminatoire de ce fichier. « Le mot « approprié », conçu pour faire passer des opinions subjectives comme de simples observations, apparaît 21 fois. Ainsi un praticien devra dire si l’enfant a des « relations amicales appropriées », s’il a un « comportement appropriée », ou si ses parents ont une sensibilité ou un sens affectif « approprié »… »

En Allemagne, en Autriche et aux Pays-Bas, on est sur la même longueur d’ondes1. En 2007, les Big Brother Awards autrichiens ont distingué la ministre de l’Éducation de l’époque, Claudia Forger (sociale-démocrate), à l’origine d’une base de données scolaires qui, comme la Base élèves en France à ses débuts, prend prétexte d’assurer un « suivi pédagogique » pour recenser des données plus sensibles comme les exclusions d’école, les préférences religieuses, les besoins de soutien scolaire Le tout alimenté par un identifiant unique analogue à notre « numéro de sécu ».

Aux Pays-Bas, on se rapproche de l’usine à gaz Contact Point, avec un « fichier électronique de l’enfant », qui mélange allègrement cas de maltraitance, données sociales, médicales (dont l’usage de drogues ou leur santé mentale…) et compétences professionnelles… Un fichier dont la gestion a été confiée à un grand « ministère de la Jeunesse et de la Famille » et qui est, lui aussi, d’envergure nationale.

Le fichage organisé au niveau des Länder en Allemagne

En Allemagne, les tentatives de créer un identifiant unique, au niveau fédéral, se sont pour l’instant heurtées à une opposition institutionnelle : l’éducation est la compétence exclusive des Länder. « Mais chaque Land, l’un après l’autre, est en train de créer son propre fichier des élèves centralisé », constate Susanne Heß, juriste et membre de l’association de défense des données personnelles FoeBud.

C’est la ville-État de Hambourg qui a ouvert le bal, en 2007. Sa ministre de l’Éducation, Alexandra Dinges-Dierig, est devenue célèbre pour la création du «Schülerzentralregister» (registre central des élèves). Le « suivi pédagogique » avait bon dos, car ce registre a été utilisé pour traquer une famille en situation irrégulière. « La recherche d’enfants sans papiers est l’une des finalités du [registre central], comme le parti démocrate chrétien (CDU) de Hambourg l’avait demandé » accusait la FoeBud en 2007 (lire une version française sur le site de la LDH de Toulon)

Dernière région à succomber : la Bavière. Une loi votée le 19 mai dernier oblige toutes les écoles à mettre leurs propres fichiers accessibles aux autorités régionales. L’idée d’un identifiant unique pour tout élève bavarois a pour l’instant capoté.

À Berlin (ville-État comme Hambourg), un tel fichier scolaire existe depuis 2009, mais les choses prennent une tournure plus policière. La ministre de la Justice du Land, Gisela von der Aue, exige que le registre scolaire puisse servir à détecter la fraude et prévenir la délinquance juvénile. Même si les forces de police n’ont pas (encore ?) d’accès direct au fichier… Dans le Brandebourg, un état de l’ex-RDA (proche de Berlin), en mai 2010 les autorités ont lancé un chantier similaire pour une mise en place à la rentrée 2012.

« Les arguments pour justifier ces fichiers sont toujours les mêmes : réduire les coûts et la paperasse, optimiser les ressources, tout en vérifiant l’assiduité scolaire », poursuit Susanne Heß. « Mais ces fichiers contiennent des infos sensibles comme leur origine ethnique, les langues pratiquées ou leurs préférences religieuses… »

Ces arguments sont exactement ceux déployés, depuis cinq ans, par le ministère français de l’Éducation pour “vendre” Base élèves aux citoyens. Les garde-fous sont trompeurs. Le CNRBE regrette, comme ici en avril dernier, de ne pas être assez soutenu par la CNIL, l’autorité de protection des données, qui n’a jamais daigné contredire le ministère sur la base élèves. Par exemple sur la question du consentement des parents : pour la Commission, “l’école est obligatoire, alors le fichier l’est aussi”. Sur ce point et bien d’autres, le Conseil d’État, dans son jugement de juillet, a donné raison aux opposants en rétablissant ce “droit d’opposition”. Une brèche dans laquelle le collectif n’a pas manqué de s’engouffrer en publiant le 31 août un modèle de lettre d’opposition que les parents d’élèves pourront remettre au directeur d’école le premier jour de la rentrée.

Merci à Susanne Heß pour son aide précieuse.

Pour compléter :

À propos du système « eCAF », une vidéo de l’ONG ARCH (en anglais)

Crédit images CNRBE (droits réservés) et CC Flickr Tim Morgan ; grande une Elsa Secco Creative Commons

  1. Les principaux exemples de fichiers scolaires sont cités dans le chapitre 9 du livre des Big Brother Awards « Les surveillants surveillés » (dont le rédacteur de cet article est l’un des co-auteurs []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés