Usurper n’est pas jouer

Le 7 décembre 2010

Le délit d’« usurpation d’identité numérique » fera bientôt son entrée dans la loi avec la LOPPSI-2. Mais au grand dam du Quai d’Orsay, usurper un site web à la manière des Yes Men n’est pas encore un délit.

Cet été, un mystérieux groupe d’activistes a organisé un canular médiatique qui n’a pas plu du tout au ministère français des Affaires étrangères. Comble de l’irrévérence, la plaisanterie a crevé l’écran le 14 juillet dernier. Dans une déclaration solennelle prêtée à une porte-parole de la diplomatie française dans une vidéo, il s’agissait de dévoiler un “accord-cadre pour la reconstruction d’Haïti à l’occasion de la fête nationale” qui devait se traduire par le versement de la somme rondelette de 17 milliards d’euros. Extrait de cette déclaration :

“Depuis qu’Haïti a été dévasté par le terrible séisme du 12 janvier dernier, la France a appelé à l’annulation internationale de la dette d’Haïti.

Pendant trop longtemps, Haïti a croulé sous le fardeau de sa dette internationale. Dette qui s’est ajoutée aux catastrophes naturelles pour hypothéquer le développement du pays au cours des dernières décennies. Par conséquent, le désastre qui s’est abattu sur le peuple haïtien n’est pas simplement le résultat du séisme du mois de janvier. Il est aussi en partie le résultat de politiques économiques et sociales.

(…) En vertu de l’Accord-cadre pour la reconstruction d’Haïti dévoilé ce jour par le ministère des Affaires étrangères et européennes, la France rendra les 90 millions de francs or qu’elle avait exigés de la part d’Haïti pour le dédommagement des colons, à la suite de son indépendance, au début du dix-neuvième siècle.

(…) Selon ce nouvel accord-cadre, les 90 millions de francs or qu’Haïti a dû débourser entre 1825 et 1947 seront remboursés sous forme de versements annuels sur une période de 50 ans. Si l’on tient compte de l’inflation ainsi que d’un taux d’intérêt minime de 5 pour cent par an, la somme totale s’élève à 17 milliards d’euros.

Un budget de 2 millions d’euros sera débloqué dès la fin du mois. Le ministre Bernard Kouchner sera disponible pour des commentaires après les célébrations de la fête nationale.”

Des exilés haïtiens à l’origine du canular diplomatique

Quelques jours plus tard, ce canular diplomatique fut “revendiqué” à Montréal, au Canada, par un groupe d’exilés haïtiens rassemblés sous la bannière d’une organisation à l’acronyme provocateur, CRIME (“Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés d’Haïti”). Leur action politique, relayée un mois plus tard par un appel lancé dans les pages Rebonds de Libération, fait référence à l’histoire mouvementée de l’indépendance de cette île des Caraïbes, la première à avoir quitté le giron français. Prononcée sous le règle de Bonaparte, en 1804, cette indépendance devra attendre 1825 pour que la France la reconnaisse officiellement, contre une “indemnité de 150 millions de francs-or”, somme ramenée en 1838 à 90 millions de francs-or (dixit la fiche de Wikipedia. C’est cette “dette coloniale” que les activistes voulaient remettre au goût du jour.

Pour diffuser la supercherie, les membres du groupe ont créé un site factice reprenant les logos, rubriques du site officiel, dont l’URL http://diplomatiegov.info est proche du véritable nom de domaine de la diplomatie française, à savoir http://diplomatie.gouv.fr.

Les activistes haïtiens disent s’être inspiré des Yes Men, experts ès canulars, rodés à berner les industriels comme les grandes institutions. Le vénérable GATT (ancêtre de l’OMC) fur leur première victime d’envergure, alors que leur dernière cible [en] fut le ministère canadien de l’Environnement, en 2009. Les autorités mettront six mois pour faire éteindre les deux sites internet fantoches (du domaine .ca) créés pour l’occasion.

De son côté, le Quai d’Orsay réagissait aussitôt, dès le 15 juillet, en menaçant les responsable de ce gag de “poursuites judiciaires”. L’un de ses agents s’est même fait pincer bêtement en train de menacer, sur son téléphone personnel, l’une des personnes à l’origine de ce coup d’éclat. Bêtement, car ce responsable se verra ensuite identifié publiquement et des extraits de ce coup de fil seront publié sur le site factice.

Le dossier transmis voilà quatre mois et depuis…

Plus de quatre mois après les faits, le Quai d’Orsay n’est pas plus avancé. Joint par OWNI.fr, l’un de ses porte-parole, Éric Bosc – nous avons vérifié sur le véritable site Internet… – indique que ses services “ont transmis le dossier à la Chancellerie” dès cet été, sans pouvoir dire où en est la procédure. Le ministère de la Justice, également sollicité, n’a pas été en mesure de nous en dire plus.

Reste que pour régler un tel cas d’école, la législation française n’est pas encore adaptée. Il existe bien des dispositions tendant à réprimer le “cybersquatting” et le “clonage” des logos, mais elles répondent surtout au droit des marques (code de la propriété intellectuelle), peu adapté à laver la réputation d’une administration. D’autant que même sur la foi de ce “droit des marques”, deux grandes entreprises, Danone et Areva, se sont déjà cassées les dents lorsqu’elles ont voulu étouffer la critique en défendant leur image de marque. Danone était visé par un appel au boycott de la part du Réseau Voltaire suite à des délocalisations ; et Areva était la cible d’une campagne antinucléaire de Greenpeace (gagné aussi son procès en appel). Choux blanc pour ces deux multinationales.

Bref, l’usurpation d’identité numérique de personnes physiques ou morales, publiques ou privées, n’est pas encore inscrite dans le code pénal, comme l’analyse ici cet avocat parisien. C’est un délit civil, tout au plus. Cela peut relever du pénal si “le fait de prendre le nom d’un tiers [a été réalisé] dans des circonstances qui ont déterminé ou auraient pu déterminer contre celui-ci des poursuites pénales” (article 434-23 du Code pénal – 5 ans de prison et 75.000 euros d’amende). Dans le cas présent, faire passer la France pour un État “trop généreux” n’est pas encore un délit.

Une proposition de loi, préparée il y a déjà cinq ans par le sénateur socialiste Michel Dreyfus-Schmidt (disparu depuis), devait mettre tout le monde d’accord. Ce texte, “tendant à la pénalisation de l’usurpation d’identité numérique sur les réseaux informatiques”, prévoyait d’amender le code pénal de la sorte :

“Est puni d’une année d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende, le fait d’usurper sur tout réseau informatique de communication l’identité d’un particulier, d’une entreprise ou d’une autorité publique.”

Néanmoins, le sénateur était essentiellement motivé pour agir contre les arnaques visant intentionnellement à extorquer des fonds à des internautes abusés par un e-mail falsifié (comme le “physing” par exemple, lire l’exposé des motifs).

Après le décès du sénateur, sa proposition sera reprise en novembre 2008, dans les mêmes termes et avec les mêmes motifs, par la sénatrice UMP Jacqueline Panis.

Finalement, la très controversée LOPPSI-2, qui devait être examiné en 2ème lecture à l’Assemblée en novembre, une discussion repoussée au 14 décembre, intègre en son article 2 une disposition presque similaire. Presque, car cette fois aucune référence n’est faite à une “autorité publique”. Seules les personnes physiques sont visées par ce article de la LOPPSI :

Article 2

Après l’article 226-4 du code pénal, il est inséré un article 226-4-1 ainsi rédigé :

“Art. 226-4-1. – Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.”

“Cette infraction est punie des mêmes peines lorsqu’elle est commise sur un réseau de communication électronique ouverte au public.”

La lutte contre l’escroquerie intentionnelle visée

Cette loi ne pourra de toutes façons pas s’appliquer au canular du CRIME, car elle ne peut être rétroactive. Mais c’est sans doute un début, avance Jacqueline Panis. “Le fait que le gouvernement ait repris cet article dans la LOPPSI est déjà un succès, dit-elle à OWNI. Mais c’est vrai que cette disposition n’est pas destinée à s’appliquer à une affaire comme celle dont vous faites référence”. D’autant que les amendements déposés début octobre (*) par les députés ne contredisent pas cette tendance : c’est bien la lutte contre l’escroquerie intentionnelle qui est visée.

À droite, on cherche à aménager le texte pour augmenter les peines encourues (2 ans et 20.000 euros d’amende). À gauche, on flaire l’entourloupe jusqu’à demander la suppression de l’article 2. “Le présent article, susceptible d’une interprétation particulièrement large du fait de l’imprécision et de l’incohérence de sa rédaction, générerait une insécurité juridique préjudiciable notamment à la liberté d’expression”, écrivent les députés Mamère et Braouzec. Bref, aucune trace de volonté d’agir en direction de l’usurpation intentionnelle pouvant porter atteinte à l’image ou à la réputation d’une institution de la République.

Du côté des responsables de ce “hoax” politique, on ne s’inquiète guère. “Nous n’avons aucune nouvelles des ‘plaintes’ évoquées par le Quai d’Orsay après notre action cet été”, indique à OWNI l’une des personnes impliquées, qui a demandé à être identifiée sous le pseudonyme de Laurence Fabre. “Sans parler du fait que porter plainte contre nous, pour une histoire de site internet, serait un peu ridicule.”

Image CC Flickr ohad* et neolao

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