Une nouvelle esthétique de l’info télé?

Le 4 octobre 2010

Il y a un peu plus de deux ans, Canon lançait son nouveau boîtier numérique : le 5D MarkII. Son capteur vidéo full frame en à fait son succès et aujourd'hui les rédactions télé commencent à s'équiper. Une révolution volontaire?

Décembre 2009, Lucas Menget, grand reporter pour France24, est en Afghanistan. Il a dans ses bagages un des derniers nés de la gamme professionnelle de chez Canon : le 5D Mark II. Ce boîtier numérique embarque une fonction vidéo full HD qui fait déjà parler d’elle depuis quelques temps, notamment du côté du webdocumentaire, des clips, de la pub ou même du cinéma. Mais, à cette époque, son utilisation en reportage, notamment au sein des rédactions télé, reste très isolée.

Retour sur le terrain. Ce jour là, Lucas Menget et le journaliste reporter d’images (JRI) qui l’accompagne suivent les troupes françaises du RPIMA et se retrouvent au milieu d’un affrontement avec les talibans. Ils choisissent alors de tourner à deux caméras : le JRI avec la caméra habituelle et Lucas Menget avec le Canon 5D.

De retour à Paris, en salle de montage, gros problème : la qualité des images provenant du Canon 5D est largement supérieure à celle de la caméra traditionnelle utilisée par le JRI (une Panasonic P2). Impossible de monter les deux angles de caméra en l’état, la différence serait trop flagrante. Il ne reste qu’une solution : altérer les images provenant de l’appareil photo. Au final, il leur faudra dégrader quatre fois les rushs du boîtier Canon pour arriver à une relative homogénéité d’images dans le reportage. Un comble.

Une révolution à moitié prévue

Dans la foulée, la rédaction de France24 est l’une des première en France à s’équiper massivement avec ce type d’appareils (c’est déjà le cas sur certains médias étrangers comme CNN). L’idée n’est pas de remplacer du jour au lendemain les caméras traditionnelles mais plutôt de tenter diverses configurations. Des reportages en longueur mêlant prises de vues traditionnelles et images tournées en full HD permettant varier en fonction des angles éditoriaux abordés, mais aussi des reportages tournés exclusivement avec le 5D, plus léger donc plus pratique pour un reporter qui doit partir seul, se faire plus discret, sans compter l’énorme capacité de rendu de ce boîtier quand il s’agit de tourner de nuit (la sensibilité peut monter jusqu’à 6400 ISO).

L’engin est donc une bête de course et offre des possibilités vraiment révolutionnaires en matière de vidéo en particulier grâce à son capteur plein format qui a fait sa renommée. Sans compter qu’associé aux optiques Canon, le jeu sur la profondeur de champs, la netteté des différents plans et la mise en valeur d’un sujet par rapport à l’ensemble apporte une vision complètement différente du journalisme vidéo tel qu’il est pratiqué au sein des rédactions des chaînes de télévision.

La petite histoire de cette révolution est qu’elle n’a été qu’en partie prévue par les équipes de Canon. En partie seulement car, si l’ajout de cette fonction vidéo n’est pas un hasard, elle n’avait pas spécialement été pensée pour une utilisation broadcast. Lucas Menget raconte :

Canon vendait plutôt ça comme un développement des appareils photos pour en faire des utilisations web mais pas tellement pour en faire des utilisations broadcast. Ce que Canon n’avait pas du tout imaginé c’est l’utilisation professionnelle en reportage télé. Du coup pour nous ça pose pleins de petits problèmes. La simplicité et la rapidité d’accès à certains menus qui sont particulièrement pratiques en reportage font défaut, le son également n’est pas franchement prévu pour des conditions de reportage. Et puis le gros inconvénient du 5D en reportage, c’est qu’il est très fragile et qu’il résiste très mal à la poussière et à l’eau.

Un outil avant tout pensé pour les photographes donc, dixit Pascal Briard, responsable de la communication chez Canon :

Au départ ce boîtier était conçu pour les photographes, pour les photojournalistes. Donc on a mis tout ce qu’il était possible de faire dans ce boîtier en terme de qualité, le tout en full HD 1080p. Ça a débordé ensuite sur le broadcast mais au départ ce n’est pas fait pour eux, c’est clair.

La naissance de l’idée

Au passage, petit historique de la naissance de cette fonction vidéo dans l’esprit des ingénieurs de chez Canon. Tout commence lors de l’édition 2008 du festival Visa pour l’image, à Perpignan, dont Canon est partenaire. Ziv Koren, photojournaliste israélien et ambassadeur de la marque, fait un détour par le stand Canon et montre aux équipes comment il travaille depuis quelques temps. Pascal Briard :

Il avait un réflex et il avait mis en-dessous la barrette permettant de tenir un flash-torche mais à la place du flash, il avait vissé un caméscope. Quand il couvrait le conflit israelo-palestinien, il avait pris l’habitude de laisser tourner le caméscope en continu et il faisait ses photos. Du coup il proposait aux rédactions ses clichés d’un côté et les images animées de l’autre pour une diffusion sur le site internet du journal.

Le prix d’achat des photographies par les journaux ayant clairement baissé depuis quelques années, Ziv Koren avait trouvé sa propre parade en imaginant ce système permettant de livrer un autre type de contenu aux rédactions et ainsi retrouver une rémunération plus juste. Il était clair pour les ingénieurs de chez Canon qu’il fallait intégrer cette fonction dans le boîtier.


Revenons à l’utilisation du 5D MarkII non pas par des photographes mais par des vidéastes ou des JRI. Cette utilisation n’ayant pas été anticipée par Canon, il faut nécessairement l’accessoiriser pour en faire une véritable caméra ce qui fait le bonheur d’un petit nombre d’entreprises qui ont rapidement envahi le marché de l’accessoire. Viseur, moniteur de contrôle, stabilisateur, micro et bien d’autres, les possibilités ne manquent pas et passer d’une caméra traditionnelle à ce type d’outil ne s’improvise pas.

Au final, l’utilisation de ce boîtier uniquement sur le mode vidéo dans des conditions de reportage traditionnel oblige à repenser totalement la méthode de travail.

On est obligé de penser le reportage avant, de savoir ce que l’on va tourner, pourquoi, comment on va le tourner, quel type d’objectif on va utiliser. On ne peut pas tout faire, selon Lucas Menget.

Penser autrement le reportage

Ce ne sont malgré tout que des détails face à l’apport considérable de l’appareil de chez Canon dans le monde de la télévision. En matière de journalisme, cela modifie jusqu’au rapport aux autres, à ceux qui sont au centre d’un sujet : les interviewés. Lucas Menget utilise surtout le 5D avec un grand angle, c’est là qu’il prend tout son sens selon lui et ça implique nécessairement de se rapprocher de son sujet.

Je pense que l’on a un intérêt aujourd’hui à aller le plus près possible des gens. On crée des distances avec la caméra vidéo parce que on peut se mettre très loin, avec les appareils photos, la petitesse et la discrétion de l’outil font que l’on va se rapprocher beaucoup. La plupart des gens ne se rendent même pas compte qu’on les filme.
Moi ce qui m’intéresse, c’est de continuer à faire du reportage en racontant d’une manière un peu différente. Et le 5D introduit une nouvelle forme de récit par ce qu’on est obligé de construire très en avance. Ça donne envie de penser le reportage différemment.

L’apparition de ce nouvel outil semble donc questionner en profondeur le travail du journaliste vidéo. En offrant de nouvelles possibilités techniques, il ouvre surtout à un nouveau regard et une nouvelle marnière de raconter l’actualité. Son image se rapprochant clairement d’une image cinéma, l’esthétique du journalisme vidéo devrait changer dans les temps qui viennent. D’autres secteurs du petit écran on déjà franchi le pas, notamment du côté des séries. À l’heure où se pose la question de la fusion des écrans (tv, internet, portables…), celle de l’esthétique de l’info filmée se profile aussi à l’horizon.

Crédits photos cc FlickR visiophone, Tor Hakon, roboston.

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