EU Database Nation(s): surveiller et punir en Europe

Le 26 mai 2011

Les manifestants ne sont pas les seuls à être répertoriés dans les fichiers de l'Union européenne. Les migrants, les expulsés, les voyageurs et passagers, ceux qui utilisent le net ou le téléphone sont eux aussi "profilés".

La coopération policière et judiciaire bat son plein au sein de l’UE. Par touches successives, les États ont accepté de perdre leur souveraineté en matière de maintien de l’ordre et de prévention de la criminalité. Au risque de créer de nouveaux amalgames qui menacent directement les manifestations légitimes ou de simples militants pacifistes.

L’information en la matière n’a jamais été le point fort de l’Union. Ce n’est que très récemment que la Commission européenne a publié — en juillet 2010 — un document exhaustif sur la liste exacte des différents traitements automatisés nominatifs à portée supra-nationale (« Présentation générale de la gestion de l’information dans le domaine de la liberté, de la sécurité et de la justice » — voir le résumé des procédés mis en oeuvre, et le rapport complet).

Certains utilisent des données collectées dans les États membres, d’autres comportent des éléments récoltés par des agences supranationales — comme Europol (coopération policière), Système d’information Schengen (SIS), ou encore Frontex (sécurité des frontières extérieures) — et partagés ensuite entre les 27 gouvernements. A cela s’ajoute des procédures d’échanges d’informations automatiques ou ponctuelles, décidées par le Conseil dans des « décisions-cadre » au gré de l’actualité (Traité de Prüm, Programme de Stockholm, etc.), échappant le plus souvent au regard des parlements nationaux (pointez la souris sur les noms des fichiers pour faire apparaître leurs descriptions) :

Dans cette liste à la Prévert, on stocke à la fois des données sur de simples suspects que sur des personnes condamnées, ou qui font l’objet de mandats d’arrêts.

Exemple : les fichiers d’Europol — baptisés «fichiers de travail à des fins d’analyse» — portent sur des personnes «suspectées» ou «condamnées», et plus largement sur ceux qui «pourraient commettre des infractions pénales» (article 12 du nouveau règlement Europol, d’avril 2009, .pdf en anglais). On y retrouve même des items qui firent hurler en France lors de l’affaire du fichier “Edvige”, comme des « données à caractère personnel révélant l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, ou l’appartenance syndicale, ainsi que le traitement de données concernant la santé ou la sexualité ».

Un individu présent dans un fichier peut se retrouver presque automatiquement dans les autres — SIS et SIS II (Schengen), VIS (visas), API et PNR (données passagers), SID (douanes), ECRIS (casiers judiciaires), Prüm, Europol, Eurojust, etc. Et ses données biométriques (digitales, génétiques, visages) peuvent être traitées dans pas moins de 8 fichiers ou systèmes d’échange.

Certains fichiers centralisés à l’UE — surtout ceux régulant les flux migratoires — comportent des données biométriques, y compris des profils ADN. Les durées de conversation sont soit imprécises soit jamais mentionnées — et dans le cas d’éléments partagées avec les Etats-Unis, c’est Washington qui décide : 15 ans de stockage, par exemple, pour les traces de tous les vols transatlantiques (fichiers PNR), vient de révéler The Guardian. Les autorités pouvant avoir accès varient en fonction des finalités. Les droits de recours, d’opposition ou de rectification ne font pas l’objet d’une communication rigoureuse et normalisée. Et les rares « autorités de contrôles » mises en place n’ont quasiment aucuns pouvoirs contraignants pour limiter la casse sur les droits politiques et sociaux. Bref, la machine à « surveiller et punir » de l’UE n’a rien à envier de sa grande soeur étasunienne.

Le Contrôleur européen à la protection des données (CEPD), Peter Hustinx, a publié en décembre 2010 un avis (.pdf) sur cette « présentation générale ». Un extrait illustre bien le dialogue de sourd qui s’instaure en haut lieu:

« La Commission évoque le concept de la prise en compte du respect de la vie privée dès la conception («privacy by design») à la page 25 de la communication (…) Le CEPD se félicite de la référence à ce concept qui est actuellement en cours de développement, dans le secteur public comme dans le secteur privé, et qui doit également jouer un rôle important dans le domaine de la police et de la justice.

Le CEPD remarque [néanmoins] que ni les orientations générales décrites dans cette communication, ni les lignes directrices élaborées par la Commission en matière d’analyse d’impact n’explicitent cet aspect et n’en font une exigence politique. »

La lutte contre le terrorisme est l’arme favorite de l’UE pour justifier de tels déploiements de surveillance technologique. C’est le domaine de compétences de Martin Scheinin, rapporteur spécial du Conseil des Droits de l’homme de l’ONU chargé de la « promotion des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme ».

Des techniques au service du profiling

Dans un rapport de décembre 2009, il mentionnait les multiples entraves aux libertés individuelles des lois antiterroristes, en mettant l’Europe au même banc que les Etats-Unis. « Certaines intrusions dans la vie privée des personnes peuvent devenir permanentes dans la mesure où les traits physiques et biologiques sont souvent centralisés dans une seule base de données », remarquait-il. Parmi les outils et mesures les plus contestés:

  • rassemblement de listes et de bases de données;
  • surveillance accrue des données bancaires, de communications et relatives aux voyages;
  • utilisation de techniques de profiling pour identifier des suspects potentiels;
  • accumulation de fichiers encore plus larges pour évaluer la probabilité d’activités suspectes et l’identification de personnes à des fins d’analyses futures;
  • techniques avancées comme la collecte de données biométriques ou de scanners corporels.

Martin Scheinin épinglait l’UE pour sa volonté de détourner Eurodac, le système d’identification biométrique des demandeurs d’asile, de sa finalité première (en sachant que détourner un fichier est une infraction pénale dans tous les pays de l’Union). Le Conseil de l’UE voulait sans complexe utiliser ce fichier d’empreintes digitales — de personnes très vulnérables, faut-il le rappeler — pour « aider à prévenir, détecter et enquêter sur les menaces terroristes ». Faisant ainsi un amalgame entre «migrants» et «terroristes»… Un projet en souffrance, mais qui pourrait voir le jour malgré l’opposition actuelle du Parlement européen.

Dans un rapport plus récent de mai 2010 (document .doc) portant spécifiquement sur la politique de sécurité européenne, il citait les systèmes SIS, Eurodac et VIS (systèmes d’information des visas) comme ayant les « plus sérieuses implications pour les libertés fondamentales » en pointant les multiples « insuffisances » dans la protection des personnes ciblées.

Le rapporteur spécial s’en prend aussi à l’une des décisions-cadres citées dans l’étude de la Commission. Celle prise en 2006 suite aux attentats de Madrid deux ans plus tôt, et visant à « faciliter l’échange d’informations entre les services répressifs des États membres ». Cela a pour conséquence, écrit-il, de permettre à certaines forces de police d’accéder à « des données qu’elles seraient dans l’impossibilité d’obtenir légalement dans leur propre pays »…

Le Traité de Prûm, inspiré lui aussi par les attentats de Londres et Madrid, signé en mai 2005 par seulement six pays européens (Belgique, France, Espagne, Allemagne, Luxembourg et Pays-Bas), a tout de même été intégré au régime légal de l’ensemble de l’UE. «C’est regrettable, déplore Martin Scheinin, ce traité autorise l’échange de profils ADN qui ont un très sérieux impact sur les libertés». Surtout que certains pays, comme la France, y incluent des profils génétiques de simples suspects, y compris mineurs.

Un fichier des reconduits à la frontière en charter

L’agence Frontex — matérialisation policière de la « Forteresse Europe » — envisage elle aussi de créer une base centralisée, placée sous sa responsabilité. Non recensée par l’étude de la Commission, car trop récent, son projet vise à ficher toute personne en situation irrégulière lorsqu’il est « reconduit » (« expulsé » en terme clair) dans le cadre d’«opérations conjointes de retour par voie aérienne» (en clair, des charters d’étrangers faisant escale dans plusieurs pays de l’Union).

Ce fichier central doit lister «le nombre et l’identité exacte [des expulsés], fournir une liste à la compagnie, identifier les risques liés à chaque personne, savoir si des mineurs sont présents» et quel est «l’état de santé de chacun pour leur apporter une aide médicale adéquate»

Le CEPD, dans un avis (.pdf) d’avril 2010, recommande que Frontex ne soit autorisé à traiter seulement la réponse à la question « ce passager est-il en bonne santé? – oui/non». Il note aussi que l’agence a « oublié » de garantir aux personnes fichées leurs droits fondamentaux. «Frontex n’a jusqu’ici pas détaillé de procédures spécifiques pour garantir le droit de ces personnes» (droit d’information, d’accès, de rectification et d’opposition), et rappelle l’extrême fragilité des personnes prises en charge.

Dans la majeure partie des cas, leur langue natale ne sera pas celle d’un des états membres et seront de plus en situation de grande détresse. [Il faut donc que] l’information fournie leur soit compréhensible (…). [Pour] les personnes illettrées un agent devra pouvoir les informer par oral. Les notices d’informations devront être rédigées dans un langage clair et simple en évitant des terminologies juridiques (…).

Un autre projet intra-UE (non recensé) inquiète fortement le CEPD: Eurosur. Nom de code du « système européen de surveillance des frontières », il doit être présenté par la Commission en décembre 2011. La dernière mention de ce projet dans les serveurs de Bruxelles date du 5 mai dernier, dans une note consacrée à la « crise migratoire » (sic) qui sévit en Méditerranée. Les réfugiés qui tentent de quitter leurs pays en guerre seront ravis d’apprendre que l’Europe les soigne au plus près. Alors que le bilan humain est chiffré par les ONG à plus de 1000 morts depuis janvier 2011, Eurosur est présenté comme une solution. Objectifs : « créer un corps de garde-frontières européens » et parvenir à une « culture commune (…) soutenue par une coopération pratique »

Dans un avis général (.pdf) de décembre 2010 portant sur « La stratégie de sécurité intérieure de l’UE en action », le CEPD s’interroge:

Le CEPD note qu’il n’est pas clairement établi si la proposition législative sur EUROSUR (…) prévoira aussi le traitement des données à caractère personnel (…). Cette question est d’autant plus pertinente que la communication établit un lien clair entre EUROSUR et FRONTEX aux niveaux tactique, opérationnel et stratégique.

Pas difficile de voir Eurosur comme une menace sérieuse pour les libertés individuelles. Car il se base sur une foule de projets technologiques financés par le 7ème projet-cadre de recherche de l’UE (2007-2013). Une belle brochure (.pdf), éditée en 2009, décrit les techno-merveilles d’une « Europe plus sûre ». Parmi les 45 projets recensés, 17 sont menées par des institutions dont l’activité principale est d’ordre militaire; 5 autres sont dirigés par des industriels de la sécurité ou de la défense (Thales, Finmeccanica, EADS, Sagem, Saab et BAE Systems).

INDECT insiste par exemple sur la « sécurité des citoyens en environnement urbain ». ADABTS (Automatic Detection of Abnormal Behaviour and Threats in crowded Spaces), de BAE Systems, prévoit de son côté de détecter les « comportements anormaux dans la foule », grâce à des « capteurs acoustiques et vidéo ». Si les « hooligans » sont ciblés en premier, les manifestants ne seront pas oubliés.

Le projet « EU-SEC II » a la même pudeur en citant la surveillance des rencontres sportives, alors que tout rassemblement public sera dans le collimateur. Maîtres d’oeuvre du chantier: l’agence Europol et une vingtaine de directions nationales de la police (la DGPN pour la France).

Quant au projet IMSK (Integrated Mobile Security Kit), il se permet de citer les « sommets politiques de type G8 » pour justifier un arsenal de « capteurs optiques, infra-rouges, radar, acoustiques et vibratoires, rayons-x et gamma… ». Et ainsi de suite…


Photo d’illustration FlickR CC : PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par Alatryste

PS. — Le titre s’inspire du bouquin “Database Nation” (O’Reilly, 2000), écrit par le journaliste de Wired Simson Garkinkel, qui décrivait les ramifications de fichiers en tous genres aux Etats-Unis.

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