Mélenchon en son repère (bien trouvé)

Le 12 avril 2012

Vade mecum de l'appareil critique pour comprendre le Mélenchon et ses militants, fans, adeptes, ou citoyens circonspects. De quoi revisiter la vieille maxime marxiste: "Ce sont les humains qui font l’histoire, mais dans des conditions déterminées". Déterminées, mais pas déterminantes. Comme le détaille Jean-Paul Jouary philosophe maison.

La montée en puissance continue de Jean-Luc Mélenchon dans les intentions de vote (à l’heure où ces lignes sont écrites bien sûr) donne lieu à une multitude de commentaires, d’analyses ou d’invectives (le maire de Lyon ne l’a-t-il pas comparé au sanguinaire Pol Pot ?). Bien entendu l’homme a du talent, il sait parler aux foules assemblées, il parvient à traduire des idées théoriques en termes simples et toucher ainsi, et à la fois, des victimes de la crise qui se sentent souvent à l’écart des enjeux politiques institutionnels, et des intellectuels parmi les plus exigeants en matière de rigueur argumentative.

Mais suffit-il de posséder un talent oratoire pour faire descendre dans la rue et faire voter dans les urnes des centaines de milliers de personnes qui en avaient perdu l’habitude, pour réclamer un changement profond dans le fonctionnement de la société ? Comme chacun sait bien que cela ne saurait suffire, il y aurait une sorte de mystère Mélenchon.

Il y avait jadis un mystère des comètes avant Newton, un mystère de la foudre avant Benjamin Franklin, un mystère du feu avant Lavoisier. Et ces mystères n’ont pu être dissipés qu’avec un effort de connaissance, de raisonnement, d’examen attentif du réel. Bien entendu, on ne peut prétendre y parvenir ici en quelques lignes à propos d’un processus politique aussi complexe. Mais l’écho de la campagne de Jean-Luc Mélenchon doit bien avoir des racines autres que politiciennes ou rhétoriques.

Faut-il y voir avec Hegel une sorte de nécessité historique d’un progrès de l’idée de liberté, qui aurait agi telle la taupe de façon souterraine, invisible, pour se manifester soudain à nos yeux trop aveuglés par les artifices des événements spectaculaires ? Serions-nous les marionnettes inconscientes d’une logique du monde, se développant malgré nous, malgré les contre coups et régressions, cette « ruse de l’histoire » dont il faudrait décrypter le sens et la finalité ?

Ainsi les traditions françaises de mouvements populaires puissants et créatifs, endormies depuis quelques décennies, renaîtraient à l’occasion d’une élection qui promettait un ennui sans précédent ? Mais pourquoi maintenant et sous cette forme particulière ? Entendons-nous : qu’un candidat cristallise des intentions de vote que l’on n’attendait pas, ce n’est pas chose nouvelle, et l’expérience en atteste assez le caractère éphémère. Mais que cela s’accompagne d’un essor soudain de pratiques militantes se démultipliant chaque jour, c’est ce qui donne à cet événement électoral son caractère le plus profond.

Les conditions y sont-elles pour quelque chose ? Cela paraît évident. La crise financière, le chômage, le rejet de l’actuel Président, la crainte grecque, le parfum de scandales, les difficultés de vie, tout cela permet de comprendre le mécontentement ambiant. Mais celui-ci existait auparavant, et pouvait se manifester sous bien d’autres formes. Il n’est pas de conditions qui portent mécaniquement à une traduction unique.

À elles seules, ces conditions créent une multitude de possibilités différentes, dont une seulement se manifestera en construisant un avenir parmi tous ceux qui étaient possibles. Encore faut-il que dans le peuple un nombre suffisant de femmes et d’hommes s’en emparent ensemble et en même temps.

Ces mêmes facteurs peuvent se traduire par des révoltes informes, de l’abstentionnisme, de la passivité ou des radicalisations xénophobes. D’ailleurs il n’est pas impossible que la prochaine présidentielle manifeste toutes ces possibilités à la fois : de l’abstention, du vote pour les deux candidats qui multiplient les tournures xénophobes voire racistes, des révoltes locales… La nouveauté serait que s’y affirme une force de transformation sociale d’un type nouveau, propre à brouiller les cartes et inscrire une possibilité historique nouvelle. Cela n’est inscrit dans le présent qu’à titre de possibilité. C’est pourquoi est décisive la fameuse phrase de Karl Marx :

Ce sont les humains qui font l’histoire, mais dans des conditions déterminées.

Déterminées, pas déterminantes. Il y faut donc autre chose : des mots qui, à travers une personne, une forme d’organisation, une construction stratégique, s’articulent avec le vécu, avec des pratiques, au point de former soudain une cohérence dynamique, un mouvement, une aspiration, dans laquelle chacun se reconnaît dans les autres. Alors seulement des initiatives individuelles peuvent s’articuler soudain avec des aspirations collectives, et des mots rendre des actes lumineux.

Dès lors, dans des conditions qui s’imposent à tous, ce sont des humains qui font surgir une possibilité parmi d’autres, qui a la particularité d’unir fortement autour d’une remise en question du système existant, autour aussi d’une espérance assez puissante pour conduire une foule de gens à parler, à voter, à descendre dans la rue.

Trop longtemps, cette phrase de Marx a été lue, enseignée et pratiquée comme si les conditions déterminaient le futur, ce qui justifiait la décision de changer ces conditions malgré ou même contre le peuple, avec la tranquille assurance que des conditions nouvelles créeraient une humanité nouvelle. Que d’insultes n’a-t-on alors lancé contre Jean-Paul Sartre, coupable de refuser cette absurdité, et d’avoir lu Marx tel qu’il avait effectivement écrit et pensé ! Il n’y aura jamais de changement social sans l’ensemble des citoyens résolus à décider, à reprendre le pouvoir, à tisser des solidarités actives et inventives.

Du coup, là où les échecs, les déceptions, les désillusions, les craintes, traduisaient hier la crise dans les mille et une façon de se décourager, les mêmes facteurs deviennent autant de façons d’agir. Et c’est nulle part ailleurs que dans ces façons d’agir que des idées neuves peuvent se former et se transformer, que des philosophes ensuite auront à travailler, expliciter, mettre en cohérence et en perspective.

C’est bien là l’aspect sans doute le plus novateur de la philosophie politique de Marx : il ne s’agit pas de construire dans sa tête la théorie de ce que la société doit devenir, mais de manifester dans la théorie toutes les idées émancipatrices que le mouvement des peuples crée lui-même dans son histoire. Cela vaut pour les individualités que la vie politique place à tel ou tel moment à une place particulièrement responsable à l’intérieur de ce mouvement : il leur faut trouver les mots, les phrases, le ton qui rendent possible cette conviction commune grandissante et transforment les idées en forces matérielles.

Il est significatif à cet égard qu’au spectacle joyeux de 120 000 personnes défilant avec Jean-Luc Mélenchon de la Nation à la Bastille, beaucoup aient à leur tour décidé de joindre ce mouvement. Derrière le « mystère Mélenchon », il semble bien qu’il y ait une page de notre histoire, dont l’avenir seul dira la portée et la profondeur. Marx aimait dire que l’avenir a toujours plus d’imagination que nous. Au moins cette pensée nous aide-t-elle à ne pas garder le nez collé sur les péripéties superficielles de la vie politique…

NB : Lire à ce sujet, de Marx, L’idéologie allemande et la Lettre à Arnold Ruge de 1843 ; de Sartre, au moins, L’existentialisme est un humanisme et la Critique de la raison dialectique ; les éditions Gallimard viennent d’éditer sous le titre L’humaine condition un ensemble d’œuvres majeures d’Annah Arendt (Condition de l’homme moderne, De la révolution, La crise de la culture et Du mensonge à la violence). Edition établie et présentée par Philippe Raynaud.

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