Trouver un jeu de mot avec “iPad”, en guise de titre

Le 4 avril 2010

La tablette d'Apple est une révolution car elle inaugure la fin officielle de l’Informatique, c'est-à-dire l'ordinateur-outil de travail pour introduire la vie numérique, explique rafi Haladjian, nouveau venu sur la soucoupe.

L'ordinateur, c'est bon pour le boulot. Photo CC Flickr bunchofpants

L'ordinateur, c'est bon pour le boulot. Photo CC Flickr bunchofpants

Disons-le tout de suite : je n’aime pas Apple. Le culte aveugle, convenu et imbécile -comme tous les cultes- qu’on voue à Apple me gêne. Le regard à la fois détaché et supérieur de ceux qui arborent leur iBook avec sa glorieuse Pomme ostensible et lumineuse m’a toujours semblé grotesque.

Personnellement je suis un pauvre type et je continue à m’accrocher à un ordinateur sous Windows XP perclus de rhumatismes mais qui depuis un certain temps me semble extraordinairement plus ouvert que le monde magico-carcéral d’Apple. Ironiquement, ayant vendu Pixar à Disney, Steve Jobs est devenu le nouveau Disney : tandis que Disneyworld devient kitsch c’est Apple qui crée désormais des expériences merveilleuses, fliquées jusqu’au dernier bouton de guêtre, dans lesquelles des utilisateurs, des étoiles dans les yeux et bavant de bonheur, sont susceptibles d’abdiquer toute volonté et consommer ce qu’on leur dit de consommer. Les nouveaux produits d’Apple sont de plus en plus conçus comme des parcs d’attraction dans tous les sens des termes.

Étant donné ce qui précède et, ne fusse que par pure mauvaise foi, j’aurais donc une tendance naturelle à dire du mal d’Apple et en particulier de l’iPad.  Je rêvais, à l’occasion de l’annonce du 27 janvier, d’une Barack Obamisation de Steve Jobs : un jour, ces gens qu’on pense surnaturels, infaillibles et providentiels deviennent bêtement humains par excès de confiance, par panne d’imagination ou à cause des lois de la gravitation. Mais voilà, malgré l’exaspérant show d’autoglorification, malgré la vidéo sur Apple.com dans laquelle les gens ont tous l’air halluciné d’effrayantes Bernadette Soubirous, malgré leur chapelet de superlatifs incantatoires : je dois reconnaitre que l’iPad est un objet révolutionnaire au sens plein de révolutionnaire.

Oui, l’iPad n’est jamais qu’un iPhone maxi ; non, l’iPad ne fait pas de multitasking ; non, il ne tourne pas sous Mac OS mais sous iPhone OS ; oui, il n’a qu’un pauvre clavier virtuel de merde. Mais ce sont précisément tous ces choix qui font de l’apparition de l’iPad un évènement majeur : l’iPad inaugure la fin officielle de l’Informatique pour introduire vraiment la vie numérique (l’expression est plouc mais je n’en ai pas trouvé d’autre).

Le PC, élevé dans le monde de l’entreprise

Depuis quasiment les débuts et jusque dans le dernier des netbooks, tous nos ordinateurs se sont inscrits dans une même trajectoire. Leur code génétique est resté celui de la machine à écrire, c’est-à-dire d’un outil de travail. Né dans un labo mais élevé dans le monde de l’entreprise, l’ordinateur a conservé son ADN de poste de travail. Un ordinateur est un truc en face duquel on s’installe pour travailler, en tout cas pour passer du temps. Même quand il est posé sur les genoux, la position du corps implicitement induite par sa forme et par la prééminence de son organe clavier est celle de la dactylo raide sur sa chaise. Le corps doit se placer de sorte à pouvoir taper sur un clavier. Ce clavier nous rappelle les valeurs fondamentales de l’objet : nous sommes là pour entrer des choses, pour travailler, ceci est un outil de productivité.

Les logiciels eux aussi traduisent une conception de l’ordinateur héritée du monde du travail. Ils sont gros comme des investissements, complexes comme des outils professionnels. Ils mettent un certain temps à démarrer parce qu’ils présupposent toujours un monde dans lequel on passe un certain temps devant son ordinateur, ou être devant un ordinateur est une activité pleine, exclusive et durable qui justifie un entrainement et de la patience.

Photo CC Flickr Tom Raftery

L'iPad est issu du téléphone mobile, ce qui change tout. Photo CC Flickr Tom Raftery

L’iPad vient de manière radicale rompre cette lignée évolutive. Comment ?

De l’origine des espèces ( « mais ce n’est qu’un iPhone géant, hi hi !») : l’iPad ne s’inscrit pas dans la descendance génétique du Grand Ordinateur mais de celle du téléphone mobile et ça change tout.

Au lieu de l’approche traditionnellement suivie du top down, dans laquelle on part de l’Ordinateur bouffi pour le simplifier, Apple adopte une approche bottom up : partir du monde par nature simplifié du téléphone mobile pour l’amplifier. Ce faisant, il se débarrasse de l’héritage encombrant d’outil de travail et toutes ses scories que se trimbale l’Ordinateur génération après génération. Sur un téléphone mobile, la place est chère, en ressources, en espace d’écran, en temps disponible de l’utilisateur, en confort de l’environnement. Ici pas de place pour des logiciels, il faut faire des applicationnettes, ces petits objets spécialisés à fonctions réduites, simples comme des peignes, qu’on lance pour quelques minutes avant de reprendre le cours de sa vie. Sortir du paradigme du poste de travail pour entrer dans celui de la vie numérique c’est cela : la relation avec l’ordinateur n’est plus un moment exclusif, une session pour laquelle on s’installe, mais une succession d’échanges courts tout au long de la journée. La vie prend le dessus sur l’ordinateur. La vie numérique n’est pas faite de moments on et de moments off, elle est faite d’activités ordinaires avec une surcouche, un renfort, une ombre, un référent, une assistance numérique permanente. Dans ce rôle de prothèse, la culture du téléphone mobile, de l’iPhone OS est beaucoup plus pertinente que celle de l’ordinateur et de son Mac OS. Dans ce contexte l’absence de multitasking n’est finalement même pas un manque, c’est la logique même : dans la vie numérique vous multitaskez votre vie avec une application et non pas deux applications entre elles comme sur un ordinateur auquel vous vouez votre temps.

Arrêtons ce mythe du web 2.0 et du UGC

Atrophie du clavier : dans la téléphone mobile la sélection naturelle a très vite cherché à planquer ce clavier trop encombrant. Descendant de l’espèce, c’est naturellement que l’iPad se débarrasse de cette excroissance génétique des ordinateurs. Ce faisant, il introduit dans le monde de l’informatique ce qui fait le A de ADSL. En télécom ce A veut dire asymétrique et signifie que l’utilisateur envoie beaucoup moins de données sur un réseau qu’il n’en reçoit. L’utilisateur est le plus souvent passif. Cela va à l’encontre de la conception d’outil de travail, de productivité qu’ont toujours les ordinateurs. L’iPad nous dit : arrêtons ce mythe du web 2.0 et du contenu généré par les utilisateurs. La grande majorité des utilisateurs sont passifs et se contentent de consommer ce qu’un très petit pourcentage de gens produisent. Pourquoi faut-il continuer à imposer un clavier si encombrant pour entretenir l’illusion de l’utilisateur producteur ? À quoi bon un clavier pour écrire confortablement des textes longs quand la capacité d’attention que les gens ont à vous consacrer n’est que de 140 caractères ? À quoi bon un clavier dur, entier et permanent quand tout ce qu’on est dans la vie c’est au mieux un retweeter.

Je pense que l’iPad n’est pas une catégorie bâtarde entre le téléphone portable et l’ordinateur. Je pense qu’il est la future catégorie principale. Aujourd’hui la majorité des ventes d’ordinateur se font dans le grand public à qui, pourtant on continue à proposer des descendants de postes de travail. L’iPad devrait, je crois assez rapidement, faire sortir les ordinateurs du tableau, les marginaliser, les renvoyer dans les bureaux ou les data center, à les rendre aussi pertinents dans le monde domestique qu’une machine à affranchir.

Apple veut prendre le contrôle de toute la vie

Il parait tout à coup dérisoire le temps où Microsoft était maître du monde juste parce qu’il faisait des logiciels pour écrire des rapports que personne ne lit, des présentations stériles et des feuilles de calcul. Apple veut prendre le contrôle de tout le reste, c’est-à-dire de toute la vie et non pas celui de ces moments marginaux pendant lesquels effectivement on travaille.

Mais l’iPad n’est pas la fin de l’histoire. Il n’est qu’un chaînon dans l’évolution qui mène inéluctablement à la dis-apparition de l’ordinateur, c’est-à-dire sa fusion complète et limpide avec notre environnement et nos vies.

S’il modifie notre relation à l’ordinateur, l’iPad ne change pas le paradigme du guichet, celui de l’objet médiateur exclusif. Nous restons dans un environnement stupide dans lequel il est nécessaire de passer par une seule porte consacrée pour atteindre l’Intelligence, la Joie et le Commerce.

Dans le monde d’Apple, strictement monothéiste, il n’est de Dieu que Dieu et toute relation avec l’au-delà numérique doit passer par l’Objet Saint. Apple imagine un monde monomodal dont il serait le nombril. Pour cela, l’icône reste indispensable. Dans la vie numérique proposée par Apple, la prothèse doit rester apparente, ostensible, prosélyte. Comme disait Jean-Paul Sartre en parlant d’Apple, « le Media est le Message ».

L’avenir de la vie numérique est à la disparition du lieu de culte unique : tous les objets de la vie devraient pouvoir parler directement avec l’au-delà numérique, sans médiateur, de manière transparente et nécessairement banale. Il ne devrait plus y avoir d’Objet Élu.

Ce que Apple ne saura jamais faire, c’est devenir transparent or le sens de l’histoire serait qu’il le devienne. Quand le monde entier devient magique, on n’a plus besoin de Magic Kingdom.

Il y a quelques années Umberto Eco avait comparé Apple à Eglise catholique et Microsoft à l’Eglise protestante. Je pense qu’en ce qui concerne Apple cela devient encore plus pertinent qu’avant.

Voilà, for no special reason, j’avais tout à coup envie d’écrire tout ça, parce que j’ai encore un clavier.


Billet initialement publié sur Je m’appelle rafi ; image de une CC Flickr djcasti

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