Free Cultures: des levures au service des Indonésiens

Le 3 avril 2011

Le collectif indonésien House of Natural Fiber (HONF) vient de remporter le prix du festival alternatif berlinois transmediale. Son projet : donner à leurs compatriotes la maitrise du processus optimal de fermentation alcoolique, un enjeu de société dans leur pays.

À l’occasion de la présentation d’Intelligent Bacteria:Saccharomyces Cerevisiae à la Gaité Lyrique dans le cadre du festival Mal au Pixel qui aura lieu du 9 au 19 juin à Paris, nous vous proposons de relire l’histoire de cet alcool do-it-yourself. Nichée sous les toits du bâtiment, l’installation nous fait entendre une douce mélodie organique, au rythme des gouttes d’eau tombant dans les verres d’éthanol.


L’art et la matière

transmediale. [en] Un festival berlinois sans majuscule mais pas sans superbe. Chaque année, pendant une petite semaine, la capitale allemande et sa Maison de la Culture deviennent le lieu privilégié des arts et des cultures digitales. Créé en 1988 comme une sorte de Salon des Refusés de Berlinale [de, en] – un festival local de cinéma – transmediale s’est imposé depuis comme un lieu alternatif où l’on peut voir ce qui n’a pas toujours sa place ailleurs.

Avec pour thème « Response : Ability », l’édition 2011 réunissait des artistes et des collectifs se demandant comment la technologie et les valeurs qu’elle véhicule affectent voire modifient nos corps physiques et sociaux.

L’espace d’une semaine, le digital et l’organique s’articulent autour de cellules de réflexion et d’installations à partir d’ADN ou de processus chimique, à l’instar de « Intelligent Bacteria – Saccharomyces cerevisiae », une Å“uvre du collectif indonésien House of Natural Fiber (HONF) [en] qui exposent des jus de fruit en pleine fermentation. Désignés vainqueurs du prix prestigieux décerné par le festival, les organisateurs ont avant tout récompensé leur action dans l’archipel. En valorisant les pratiques « Do It Yourself » et utilisant les technologies open source, HONF tente de répondre à une contradiction culturelle par… la culture et l’emploi de levures.

Par le biais d’expositions et d’ateliers, ce collectif donne à la population les connaissances et les pratiques adéquates pour réaliser le processus de fermentation alcoolique dans les meilleures conditions. Parfois activité hors-la-loi, souvent alternative économique, et toujours nécessité sanitaire, produire et boire du bon vin est aujourd’hui en Indonésie un enjeu et un défi pour la société.

Boire : la roulette indonésienne

The House Of Natural Fiber est une plateforme née de la collaboration d’artistes « new media » et de scientifiques indonésiens spécialisés en microbiologie et en biotechnologie. Créée en 1999 à Yogyakarta – ville universitaire, centre de la culture javanaise et de la pensée musulmane – comme un laboratoire rempli de pipettes, d’idées et de bonnes volontés, HONF se donne pour objectif de mettre au quotidien la technologie au service de la société.

« Pour le projet Intelligent Bacteria, nous avons décidé d’utiliser l’art comme moyen de médiation et de médiatisation. Nous avons d’abord réalisé une exposition itinérante en Indonésie afin de rendre un peu plus attractif notre projet auprès des locaux que nous voulons sensibiliser et éduquer… Être présent à transmediale est aussi une manière de faire connaître la situation indonésienne à l’international », explique Irfan D. Prijambada, président du Laboratoire d’agriculture microbiologique à l’université Gadjah Mada de Yogyakarta, membre du collectif The House of Natural Fiber.

Avec ses grandes bonbonnes dans lesquelles fermentent des jus de fruit, l’installation acoustique, « Intelligent Bacteria – Saccharomyces cerevisiae » semble n’être qu’un prétexte, une opportunité de figer dans le temps et dans l’espace un projet dont les dimensions dépassent largement celle de la galerie qui la contienne.

C’est à la lecture du cartel que l’ampleur du projet se révèle : par le biais de cette installation les membres de HONF ambitionnent d’attirer l’attention sur un problème qui affecte mortellement la société indonésienne. En consommant sans le savoir de l’alcool frelaté, nombre de leurs concitoyens trouvent – bêtement selon leurs termes – la mort en lieu et place de l’ivresse.

Aujourd’hui, plusieurs raisons poussent les Indonésiens à se procurer des breuvages alcoolisés sur le marché noir et à risquer leur vie ou leur vision. Car toutes les bouteilles ne sont pas bonnes à boire ! Certaines d’entre elles contiennent du méthanol. Cette substance hautement toxique qui n’est pas  décelable au goût ou à l’odeur affecte le système nerveux central de ceux qui en ingèrent, entraînant la cécité voire la mort dans les pires cas. Or, sans une spectrométrie, il n’est pas possible de savoir si les boissons sont contaminées.

L’alcool : une contradiction culturelle

Bien que le pays soit fort d’une longue et riche tradition de fermentation alcoolique, la consommation d’alcool est devenue, au fil du temps, une véritable contradiction culturelle.

L’Indonésie compte environ 238 millions d’habitants et plus de 80 % d’entre eux sont de confession musulmane. Le pourcentage place ce pays laïc en tête sur la liste des pays à majorité musulmane pour le nombre d’habitants. Pourtant, les réglementations d’influence religieuse rendent de plus en plus difficile la consommation et la production de breuvages alcoolisés dans certaines parties du pays.

Bien que les partis religieux aient tenté, sans y parvenir, de faire voter une constitution islamique – qui aurait abouti à l’interdiction de la consommation d’alcool à l’échelle nationale en 1999 – les réglementations divergent dans l’archipel. En fonction de l’endroit où l’on se trouve, la consommation d’alcool peut-être tout à fait tolérée, soumise à conditions (boire chez soi par exemple) ou strictement interdite.

Après la chute de Soeharto en 1998, les structures politiques et gouvernementales ont été largement réformées et le pouvoir décentralisé au profit des régences – villes et régions. Libres d’établir leurs propres règlementations, nombre d’entre elles ont voté des perda, des règlements locaux inspirés de la charia. Ainsi, des villes à forte tradition islamique comme Gresik (Java), Tangerang (Ouest Jakarta) ou Bulukunba (Sulawesi du Sud) et les provinces de Kalmento (Borneo) et d’Aceh (Nord Sumatra) ont promulgué entre 2000 et 2005 des perda interdisant totalement la consommation et la distribution d’alcool sur leur territoire.

Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire ces lois d’inspiration islamiques ne sont pas uniquement le fait de dirigeants islamistes, comme nous l’apprend Andrée Feillard, chargée de recherche au CNRS spécialiste de l’Indonésie et de l’islam traditionaliste en Asie. Il arrive que certains politiciens laïcs, en quête de voix pour de  prochaines élections, n’hésitent pas à les soumettre au vote d’une population souhaitant plus de morale publique dans un pays vicié par la corruption.

La bouteille, un produit de luxe

Si la spécialiste française et le professeur indonésien s’accordent à dénoncer un durcissement des lois islamiques depuis une dizaine d’années, contraintes législatives et tabous religieux ne sont pas les seules causes poussant la population à se fournir en alcool sur un marché noir comme la mort.

« À Yogyarkarta, temoigne Irfan D. Prijambada, la consommation d’alcool dans un lieu public est passible de prison mais nous ne risquons rien si nous buvons à la maison. Ici, l’alcool est soumis à de lourdes taxes. Peu d’Indonésiens peuvent se permettre d’acheter des bouteilles à prix d’or dans les magasins et se tournent vers le marché noir. Le problème tient au fait que les producteurs amateurs ne maîtrisent pas les processus de fermentation alcoolique et ne respectent pas les conditions d’hygiène nécessaires pour faire du vin propre à la consommation. Suite à une contamination bactériologique, certaines de leurs cuvées contiennent du méthanol.»

En imposant de lourdes taxations sur l’importation et la distribution des boissons alcoolisées le gouvernement indonésien fait bondir le prix des bouteilles ; et il n’est pas rare, quand le bar est vide ou quand le portefeuille est trop léger, de voir les touristes descendre dans la rue se procurer de l’alcool local.

Jusqu’au début 2010 les boissons labellisées étaient soumises à la taxe sur les produits de luxes, infligeant aux prix une hausse de 40 à 75 %. Cette taxation a été levée, il a un maintenant un an, par la régulation du 17 mars 2010 [pdf, en] énoncée par le PMK, le ministère des Finances indonésien. Pourtant au lieu de diminuer significativement le prix des bouteilles, cette régulation le fait croître dramatiquement : en supprimant la taxe sur les produits de luxe, elle augmente le droit d’accise en fonction du degré d’éthanol qu’elles contiennent. Un droit d’accise est une taxe perçue sur la consommation d’un certain produit dans un territoire donné. En majorant ce droit sur les boissons alcoolisées, le gouvernement a marqué sa volonté de décourager les Indonésiens à consommer : dès le mois d’avril, les prix en boutique avait augmenté de 100 à 300 %.

Depuis qu’elle n’est plus considérée comme telle, la bouteille est vraiment devenue un produit de luxe. À titre d’exemple, le prix d’une bouteille de vin rouge de marque Orang Tua est passé de 15.000 à 45.000 roupies indonésiennes suite à la régulation soit environ de 1,25 à 3,75 euros. Dans un pays ou de nombreux ménages sont proches ou en-dessous du seuil de pauvreté national – approximativement 1,10 euros par jour – la mesure remplie partiellement sa fonction. Elle dissuade tout à fait la population d’acheter en magasin mais pas vraiment de lever le coude.

Ipung Nimpuno, porte-parole de l’Association des brasseurs indonésiens, le GIMMI, avait tiré le signal d’alerte en affirmant que cette régulation allait « encore accroître le marché noir » qui représentait déjà selon lui 80% de l’alcool consommé dans le pays. Les chiffres semblent malheureusement abonder dans son sens. Paradoxalement, en voulant réduire la consommation d’alcool avec des mesures fortes, le gouvernement semble avoir contribué à l’augmentation du nombre de décès liés à sa consommation.

Éthanol vs Méthanol

Il semble qu’il y a toujours eu des décès liés à la consommation d’alcool frelaté en Indonésie. Andrée Feillard se souvient de quelques cas quand elle travaillait comme journaliste à l’AFP à Jakarta dans les années 80. Mais leur nombre n’a jamais été aussi élevé qu’à l’heure actuelle. Pour les membres de HONF la corrélation est évidente : cette augmentation macabre est directement liée à celle du droit d’accise.

Ainsi, 120 Indonésiens et 3 techniciens russes auraient trouvé la mort en 2010 suite à un empoisonnement au méthanol selon les chiffres avancés par DetikFinance, un journal d’économie indonésien. Des chiffres que l’on pourrait sans trop se méprendre revoir à la hausse pour avoir une idée plus juste du nombre de victimes. Et ce pour deux raisons : d’abord cette cause de décès ne peut être confirmée que par une autopsie, ensuite il faudrait comptabiliser tous ceux qui ont perdu la vue ; pour ces derniers, Irfan D. Prijambada suggère de multiplier par deux la première approximation obtenue.

C’est donc avec des levures et non pas des bactéries que HONF tente de faire changer les choses et peut-être même d’apporter une solution à ce problème. « Nous avons employé le mot bactérie car les Indonésiens l’utilisent comme terme générique pour désigner l’ensemble des micro-organismes. Mais les saccharomyces cerevisiae sont bel et bien des levures et non pas des bactéries. Nous voulons apprendre à la population que faire du vin n’est pas une choses facile et qu’il est fondamental de respecter scrupuleusement une équation pourtant assez simple : eau minérale bouillie + fruits + sucre + levures + hygiène = vin propre à la consommation. »


L’empoissonnement bactériologique résulte de mauvaises conditions d’hygiène. Les levures ont besoin d’un environnement salubre pour faire leur besogne – transformer le sucre contenu dans le jus des fruits en éthanol et en dioxyde de carbone – et rester majoritaires dans la faune microbiologique.

Sylvie Dequin, directrice de recherche à l’Institut National de Recherche en Agronomie et spécialiste de la physiologie intégrative des levures ne cache pas sa surprise : « Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de contamination bactériologique sous nos latitudes. Les bactéries incriminées telles que les salmonelles ou les staphylocoques sont celles que l’on trouve généralement dans les fosses septiques et les eaux usées. Elles se développent dans des environnements privés d’air – la fermentation est un processus s’opérant en anaérobie – et produisent du méthanol. »

Just Do It Yourself

Avec ce projet, les membres de HONF ne souhaitent pas uniquement éviter la mort d’une partie de leurs concitoyens. Ils sont aussi désireux d’améliorer les conditions de vie de toute la population. Via l’élevage des levures et la fabrication de vin, ils souhaitent contribuer à renforcer l’autonomie alimentaire des habitants en leur montrant qu’ils peuvent pourvoir à leur besoin à partir de ce que la nature met à leur disposition.

Les Indonésiens boudent ainsi le raisin, préférant piocher parmi le large spectre de fruits tropicaux (ananas, mangue, salak, guanábana, etc.) pour faire leur vin. Ils réalisent par la même occasion de sacrées économies : grâce à eux produire 5 litres de vin ne coûte que 15.000 roupies indonésiennes, soit l’ancien prix d’une bouteille de vin rouge Orang Tua de 75 centilitres.

Apprentissage de technologies abordables, lutte contre la paupérisation, capacitation des individus : HONF essaie de mettre en place un système alternatif pour pallier les difficultés de la population tout en essayant d’inclure les gouvernements dans leur démarche, les obligeant bon gré mal gré à regarder en face ce qu’ils essaient d’ignorer.

« Nous avons proposé aux régions de nous aider. Même si les régions à majorité chrétienne et bouddhiste sont évidemment plus promptes à accepter le programme, certaines régions musulmanes sont prêtes à nous suivre à certaines conditions –  que le vin soit produit pour l’industrie et non pas pour être consommé par la population locale ou qu’on leur enseigne comment faire du vinaigre plutôt que du vin – d’autres encore nous envoient tout simplement balader », conclut Irfan D. Prijambada.

Grâce à de toutes petites levures, une poignée de scientifiques et d’artistes tendent à modifier la société dans laquelle ils évoluent en donnant les moyens à ceux qui n’en ont pas vraiment de se débrouiller par eux-mêmes.

Avec Intelligent Bacteria ils espèrent que tous – les gouvernants et les quidams mais aussi la communauté internationale – comprendront l’ampleur et l’importance vitale de leur cause. Et si ce n’est pas le cas, on dirait bien qu’ils espèrent amener les Indonésiens réceptifs par des chemins de traverse suffisamment loin d’un système qui les met en difficulté pour qu’ils puissent le regarder, sans heurts, s’effondrer lentement mais sûrement sous le poids de ses propres contradictions.

Illustrations AttributionNoncommercialNo Derivative Works Anne Helmond

Les autres articles du dossier :
Mark Suppes, l’homme qui fusionne des atomes dans son garage

La prochaine révolution ? Faites-la vous même !

Image de une Marion Boucharlat. Téléchargez-là :)

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés