Le prix de transfert, arnaque légale

Le 12 avril 2011

60% du commerce mondial serait désormais assuré par les échanges intra-groupe. Une technique qui peut facilement être détournée pour conduire des opérations d'évasion fiscale. Explications.

Les comptables seraient-ils devenus les plus grands blanchisseurs de la planète, loin devant les trafiquants en tout genre ? A lire l’analyse du rapport d’audit réalisé sur les mines zambiennes de Mopani, plusieurs méthodes financières appliquées par les actionnaires soulèvent en tous cas des questions sur la qualité de la régulation financière mondiale. Et ses limites.

En résumé, Glencore International AG et First Quantum Minerals Ltd utilisent les techniques comptables suivantes :

  • Surévaluation des coûts d’exploitation : sur la seule année 2007, les auditeurs évaluent à 381 millions de dollars (sur 804 millions) le montant de ce surcoût
  • Sous-évaluation des volumes de production : l’analyse des recettes montre que les mines de Mopani ont un taux d’exploitation de moitié inférieur aux autres exploitants de la région
  • Manipulation des prix de transfert : pour la période 2003-2008, les auditeurs évaluent à 700 millions de dollars la perte comptable affichée dans les bilans de la société, par rapport à un modèle traditionnel d’exploitation

Ces trois techniques ont un objectif unique : faire en sorte de payer le moins d’impôt possible, en jouant sur les variations des règles fiscales internationales. Cela fait maintenant quinze ans que l’OCDE tire la sonnette d’alarme sur les manœuvres effectuées par les multinationales autour de ces fameux prix de transfert. La règle est simple : si ces échanges sont conformes au prix du marché, alors ils sont légaux, s’ils sont sur ou sous-facturés, alors ils sont illégaux. L’OCDE l’appelle le principe de libre-concurrence.

60% du commerce mondial est réalisé intra groupe

Initialement, le prix de transfert est une technique comptable qui permet de facturer, entre filiales d’un même groupe, des marchandises fabriquées dans un pays A et vendues dans un pays B. Elle a pour finalité de calculer la taxation de ces marchandises et de répartir l’impôt pays par pays, en fonction des opérations réalisées sur ces dernières. Exemple :

Une balle (pays A, coût 1 euro, taxé à 30%) – Une balle vendue (pays B, coût 10 euros, taxés à 30%)

Résultat : impôt acquitté dans le pays A + impôt acquitté dans le pays B

Depuis une quinzaine d’années, les groupes internationaux ont pris l’habitude de faire transiter (par un artifice comptable) leurs marchandises par le biais d’un pays tiers, la plupart du temps un paradis fiscal au sens originel, c’est-à-dire où la fiscalité pour les entreprises est proche de zéro. L’intérêt est de pouvoir imputer l’essentiel de la plus-value dans ce territoire fiscalement attractif. Reprenons notre exemple :

Une balle (pays A, coût 1 euro, taxé à 30%) Vendue à 2 euros (pays X, 0% d’impôt sur les sociétés) Revendue à 10 euros (pays B, taxés à 30%)

Résultat : impôt acquitté en pays A + impôt en pays X + impôt en pays B

Sur les dix euros « taxables », 8 vont en réalité échapper à tout impôt, au détriment de l’assiette fiscale des deux autres pays, qui devront se contenter de deux euros « taxables ». Ce phénomène est devenu une tendance lourde du commerce mondial, puisque 60% des échanges réalisés seraient aujourd’hui du commerce intra-groupe, entre filiales.

Des ventes inférieures aux cotations de Londres

Dans le cas de Mopani, le mélange des genres est au cœur des manipulations soupçonnées par les auditeurs. Le consortium appartient très majoritairement (73%) à Glencore International AG, basé dans le fiscalement édénique canton de Zoug en Suisse. Or, ce géant du trading des matières premières (minerais, gaz et pétrole) est aussi le principal acheteur du cuivre extrait par Mopani.

Le « Copper Marketing and Off-take agreement » remonte à 2001. Selon Mopani, il fixe les règles des ventes entre la société et Glencore UK Ltd. Glencore y est reconnu comme le seul agent commercial de Mopani. Le référent de cotation est celui du London Metal Exchang. Or, selon les auditeurs, rien dans la comptabilité de Mopani ne fait apparaître le respect de cet accord.

Pire : un chiffre retient l’attention. Alors qu’en 2004, le cuivre zambien était à 10% exporté vers la Suisse, en 2008, la moitié de sa production (la deuxième mondiale derrière le Chili) aurait pris la direction des alpages helvétiques. Une donnée jugée tout à fait incohérente par l’audit, laissant penser que la Suisse est utilisée comme plaque-tournante des prix de transfert de cette industrie.

CAC 40: 10% d’impôts, PME: 30% !

A bien regarder le montage juridico-financier qui assure aux deux groupes le contrôle des mines zambiennes, il apparaît que l’évasion/optimisation fiscale est au cœur de leur démarche. Rien d’étonnant de la part de Glencore, dont la réputation sulfureuse et le culte du secret l’ont mené plus d’une fois à la barre des tribunaux. Mais cela relève aussi d’un subtil choix technique, car il est beaucoup plus complexe pour une administration de détecter une fraude ayant pour support les prix de transfert. Pascal Saint-Amans, expert fiscal de l’OCDE, le justifiait ainsi l’an dernier au journal Le Monde :

L’abus des prix de transfert est un sujet à haut risque. Ils peuvent aussi servir de levier pour délocaliser de la matière taxable. (…) Les administrations fiscales sont extrêmement attentives et dures lorsqu’elles découvrent des infractions.

Depuis le 1er janvier 2010, le ministère de l’Économie et des finances exige des entreprises qu’elles détaillent leur méthode de calcul des prix de transfert. Une vigilance nécessaire qui permettra peut-être d’expliquer pourquoi les grandes entreprises ont un taux d’impôt effectif sur les bénéfices d’environ 10% , là où les PME s’acquittent d’un taux de 30%. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un bon comptable.


Photo Credits: Flickr CC mtsofan
Posters par Elsa Secco

Image de Une par Elsa Secco @Owni /-)

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