[MÀJ] Filtrage par décret

Le 16 juin 2011

Un projet de décret encadrant l'application de l'article 18 de la LCEN, qui prévoit des mesures restreignant l'activité de tous les acteurs du web, admet le recours au filtrage et au blocage des sites. En oubliant le juge.

Mise à jour (lundi 20 juin): ce matin, PCINpact a révélé l’avis du Conseil National du Numérique [PDF] qui, sans grande surprise, rejette en bloc le projet de décret cherchant à encadrer l’article 18 de la LCEN.
Comme indiqué à OWNI il y a quelques jours, le conseil a entre autres souligné l’absence de notification à Bruxelles, indispensable en la matière (point 1), ainsi que le risque important d’atteinte à la liberté d’expression et de communication sur Internet (point 8). Il exige aussi la levée de nombreuses zones d’ombre, par exemple sur l’identité du contrevenant (points 2 et 3). Le CNN regrette enfin l’absence d’un “vaste débat public” sur une question aussi importante que le blocage des sites Internet.


Un projet de décret venant préciser les modalités d’application d’un article de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dite LCEN, préconise de bloquer ou de filtrer certains sites, le tout en oubliant de mentionner la figure du juge. OWNI publie ce document (voir ci-dessous) qui signe le retour du gros bouton rouge de l’Internet, ainsi que des vieilles habitudes manifestées -et contrées de justesse- lors de l’adoption d’Hadopi ou de la Loppsi -sans qu’ici, toutefois, le juge refasse son apparition.

L’article 18 de la LCEN

La LCEN est déjà une vieille histoire : son adoption remonte à juin 2004. Ce qui ne veut pas dire que tous ses articles ont fait l’objet d’un décret encadrant leur application. C’est le cas de l’article 18, qui prévoit:

Dans les conditions prévues par décret en Conseil d’Etat, des mesures restreignant, au cas par cas, le libre exercice de leur activité par les personnes mentionnées aux articles 14 et 16 peuvent être prises par l’autorité administrative lorsqu’il est porté atteinte ou qu’il existe un risque sérieux et grave d’atteinte au maintien de l’ordre et de la sécurité publics, à la protection des mineurs, à la protection de la santé publique, à la préservation des intérêts de la défense nationale ou à la protection des personnes physiques qui sont des consommateurs ou des investisseurs autres que les investisseurs appartenant à un cercle restreint définis à l’article L. 411-2 du code monétaire et financier.

Quelles sont ces ” personnes mentionnées aux articles 14 et 16″ de ladite loi ? Tout l’Internet. Bien entendu, le législateur n’y fait pas clairement référence ; la lettre du texte renvoyant au “commerce électronique”. Néanmoins, ce commerce là ne concerne pas uniquement le “boutiquier en ligne qui vendrait des pilules Viagra contrefaites”, comme le formule justement Marc Rees de PCINpact, premier à avoir révélé l’affaire. Mais tous les acteurs d’Internet. Ou, comme l’indique l’article 14 :

Le commerce électronique est l’activité économique par laquelle une personne propose ou assure à distance et par voie électronique la fourniture de biens ou de services.
Entrent également dans le champ du commerce électronique les services tels que ceux consistant à fournir des informations en ligne, des communications commerciales et des outils de recherche, d’accès et de récupération de données, d’accès à un réseau de communication ou d’hébergement d’informations, y compris lorsqu’ils ne sont pas rémunérés par ceux qui les reçoivent.



Décret: qui, que, quoi, comment?

Concrètement, qu’apporte le décret ? Nous connaissons déjà le champ d’application de l’article 18 : une “atteinte” ou un “risque sérieux et grave d’atteinte au maintien de l’ordre et de la sécurité publics, à la protection des mineurs, à la protection de la santé publique, à la préservation des intérêts de la défense nationale ou à la protection des personnes physiques.”. Vaste panel qui va de l’incontournable “ordre public” à l’industrie pharmaceutique, en passant par le risque pédopornographique déjà évoqué au sein de la Loppsi. Reste à savoir qui va agir.

L’article premier du décret désigne un magistère à huit têtes : ministre de la défense, ministre de la justice, ministre de l’intérieur, ministre de l’économie, ministre chargé de la communication, ministre chargé de la santé, ministre en charge de l’économie numérique et enfin, l’ANSSI, l’autorité nationale de défense des systèmes d’information. Pléthore d’intervenants peu coutumiers de la régulation sur la réseau, ou à la marge.

Plus intéressant, quelles sont ces fameuses mesures restreignantes prévues par l’article 18 ? Dans une lettre d’Eric Besson au Conseil National du Numérique, saisi sur la question -nous y reviendrons-, le ministre précise que la prérogative est réservée aux “situations extrêmes” et qu’elle s’appliquera selon “une logique de subsidiarité”:

les mesures viseront prioritairement l’éditeur de site responsable, puis à défaut, l’hébergeur de données concerné, et enfin, si la démarche reste infructueuse, le fournisseur d’accès à Internet.

L’article 2 du projet de décret détaille ces trois étapes. Une fois mis en demeure, si les éditeurs de contenu n’agissent pas dans un délai “qui ne peut être inférieur à soxiante-douze heures”, l’autorité compétente a cinq possibilités:

  • avertir les consommateurs des risques que présentent certains produits commercialisés
  • cesser la vente de tout ou partie des produits proposés par le site
  • mettre fin aux pratiques commerciales en cause
  • interdire l’accès de tout ou partie du site aux mineurs
  • retirer ou faire cesser la diffusion du contenu en cause

Blocage, filtrage. Le tout sans qu’il soit fait mention du juge. Et si les éditeurs de contenu ne régissent pas, alors, comme l’indique le ministre, ce sont les hébergeurs qui seront sollicités (art.3 du projet de décret : “personnes mentionnés au 2. du I de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004“), suivis des FAI (article 4 du projet de décret: “personnes mentionnées au 1. du I de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004″). Opérateurs qui pourront également être sollicités “directement”, précise encore l’article 4, “en cas d’atteinte ou de risque sérieux et grave d’atteinte”. Évidemment, reste à déterminer ce qu’on met sous cette appellation.

Cheval de Troie et peau de banane

Un nouveau cheval de Troie semble avoir été mis sur pied. Et il soulève de nombreuses interrogations.

La première étant celle du calendrier: pourquoi sortir un tel projet maintenant ? Sur une loi datant de 2004 et peu de temps après les velléités, plus que manifestes, de Nicolas Sarkozy à prouver que oui, il s’était réconcilié avec le monde merveilleux d’Internet. Un “je vous ai compris” qui reste ambigu sur de nombreux points, comme nous le rappellent les dominantes de l’e-G8, mais qui était accompagné de la volonté explicite de ne pas refaire les erreurs de l’Hadopi et même, de la Loppsi. Quand bien même il ne s’agit là que d’une campagne de séduction, pourquoi aller à contre-courant en préconisant, comme le soulevait Alexandre Archambault, responsable des affaires réglementaires chez Iliad/Free, sur Twitter,  une mesure qui reviendrait à revenir “techniquement dix ans en arrière” ?

Pour beaucoup, ce projet est un fond de tiroir, à bazarder au plus vite. Marque de l’action de quelques lobbyistes, d’inquiétudes persistantes quant aux effets potentiellement néfastes du réseau. Voire un projet d’emblée agonisant, qu’il est urgent d’achever en raison de son applicabilité plus que réduite. Éventuelle inconstitutionnalité, qui se justifierait par l’absence du juge au sein du dispositif; champ d’action étendu à tous les membres de l’Union Européenne, donc disparate et peu flexible; sans compter la difficulté de mise en Å“uvre des mesures de filtrage et de blocage par les FAI. Car si la prise en charge des frais relatifs à toute intervention de leur part est effectivement prévue dans le projet de décret (article 6), cela ne veut pas dire que les opérateurs seront prêts à se plier sans sourciller à ces injonctions ou qu’ils y accorderont plus de crédit.

Le caractère amateur voire provocateur du texte renforce l’incompréhension. De même que son urgence. Saisi par Eric Besson, le Conseil National Numérique aurait ainsi été avisé du texte sans autres explications, et sommé de rendre un avis en quelques jours, avant vendredi prochain. Certains y voient clairement une manÅ“uvre de déstabilisation du CNN qui, s’il demeure sans budget ni permanents chargés de coordonner son action, en est encore à l’heure des premières (é)preuves. D’autres s’interrogent sur une potentielle instrumentalisation du comité consultatif: le projet de décret, rédigé par les services du ministère de l’Intérieur, aurait été déterré par le cabinet du ministre de l’Industrie. Véritable enjeu numérique ou simple guéguerre de cabinets ?

Si le texte fait l’effet d’un lapin mal fagoté sorti du chapeau, il n’empêche que le CNN doit produire un avis, vraisemblablement amer. Sur le fond, le fait de ne pas y avoir associé les institutions européennes et, sans surprise, l’oubli du juge pourtant présenté comme indispensable dès qu’une mesure de filtrage se présente, devraient être pointés du doigt. Sur la forme, la précipitation accompagnant le projet devrait aussi coincer. François Momboisse, vice-président du CNN en charge de la commission Croissance, déclare:

S’il est nécessaire de clarifier les moyens selon lesquels la police et la justice peuvent intervenir sur Internet, ce projet a quelques orientations aberrantes. Certains points sont contraires au droit européen, Bruxelles n’a pas été notifiée; d’autres position vont contre des principes constitutionnels… Le Conseil a ainsi répété qu’on ne peut pas couper comme ça l’accès à Internet sans juge ! S’il est nécessaire d’encadrer l’article 18 de la LCEN, on ne peut pas le faire comme ça, à la sauvette.

Et en cette fin d’année parlementaire, les délais de réflexion risquent de se réduire comme neige au soleil: Paquet Telecom, taxe Google et désormais ce décret -en attendant d’autres amuse-gueules-, le CNN, comme d’autres, auront fort à faire pour scruter ces projets de régulation du réseau qui foisonnent. Et ce pas toujours pour le mieux.


Illustrations CC FlickR: El Bibliomata, jontintinjordan

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés