Jérôme Ruskin: “le monde des idées peut être utile à tous”

Le 10 septembre 2010

Entretien avec le fondateur d'Usbek & Rica, dont le numéro 2 sort aujourd'hui. De la création de ce nouveau magazine papier à son modèle économique, retour sur les différents aspects d'une aventure enthousiasmante.

L’équipage de la soucoupe apprécie beaucoup l’initiative de Jérôme Ruskin et de son équipe. Au point de se rencontrer, de créer ensemble des applications autour de l’idée d’uchronie, et de vouloir en savoir plus sur leur aventure. A l’occasion de la sortie du numéro deux, entretien avec le fondateur d’Usbek & Rica.

OWNI: Quelle est la genèse d’Usbek & Rica?

Jérôme Ruskin: J’ai fait l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), sorte de grand kibboutz intellectuel, où il y a 1 000 intellos qui nous entourent. Ils nous transmettent leur savoir, une passion. Et le savoir qu’ils transmettent est super intéressant et utile. Sauf que c’est un savoir qui est très nombriliste, puisque réservé à ceux qui sont dans ces cours, ou à ceux qui ont accès aux revues comme Esprit. Tout le monde peut y avoir accès, mais il faut le capital culturel pour comprendre.

L’idée était de rendre le contenu de ces cours accessibles. C’est l’idée de base: travailler sur cette démocratisation, cette diffusion, et permettre au plus grand nombre d’accéder au monde des idées.

On part de l’intime conviction que le monde des idées peut être utile à tous pour réfléchir sur soi, sur les autres et sur le monde.

Tout à commencé à l’EHESS?

C’est à l’EHESS que j’ai commencé à travailler à une ligne éditoriale: l’ambition était d’être généraliste, de mélanger des jeunes talents et des experts. Comme j’étais très naïf en ce qui concerne la création d’entreprise et qu’en tant que sociologue je ne pouvais absolument pas obtenir de prêt bancaire auprès de mon banquier, j’ai été faire un petit master en entrepreneuriat à l’EM Lyon, et c’est là que j’ai travaillé l’aspect “business model” de la chose.

En parlant de business model, pourquoi avoir choisi ce format et ce modèle de distribution?

Au début j’étais parti sur un scénario de gratuit: quoi de mieux pour démocratiser? Mais il n’y a pas de modèle, surtout qu’on était en temps de crise, et qu’il est de fait très difficile de financer des choses par la pub dans ces moments là. On s’est dit qu’il fallait aller en kiosques, mais on a vite compris que quand on est tout petit c’est compliqué.

On a commencé à travailler en se disant que notre métier était de démocratiser Esprit et la Revue des deux Mondes. Et où sont ces deux revues? En librairie. Donc on s’est intéressé au modèle du livre, XXI est sorti et on s’est dit: “Voilà, c’est possible”.

Ce qui nous a orienté vers ce choix c’est aussi la qualité de la distribution, parce que la gestion des invendus et celle des stocks permettent à terme de faire d’arriver à 10% d’invendus, ce qui est exceptionnel! Un magazine qui fait 10% d’invendus c’est une révolution pour le monde de la presse. Tout ça parce qu’il y a un truc tout con qui s’appelle le code-barre que les libraires utilisent. Cela me permet de savoir exactement où Usbek & Rica se vend. Le livre ne bénéficie pas assez du code-barre, pour un périodique, on peut affiner à terme: c’est ça qui est génial.

La bataille se fait dans le contenu, et pas sur le prix.

En kiosque, la bataille se fait sur le prix: un magazine à un euro et un magazine à deux euros ne se vendent pas de la même manière. En librairie un magazine à 10 euros et un magazine à 15 euros ont des ventes équivalentes à contenu égal, donc c’est vraiment la qualité qui prime.

XXI a servi de modèle?

On est arrivé à cela en tâtonnant. On a creusé ce modèle et au fur et à mesure on a rencontré les bons acteurs pour nous accompagner dans cette aventure. La sortie de XXI a confirmé notre intuition.

C’est à travers le réseau de l’école que j’ai rencontré d’autres acteurs: des gens de chez Hachette, de chez Gallimard. On s’est rendu compte que le modèle du livre était intéressant pour nous. Pour plusieurs raisons: la première est qu’il n’y a qu’un seul pari qui est fait, celui de la qualité.

L’objet en lui-même est  important ?

Dans la matérialité de l’objet on peut aller vers quelque chose de plus intéressant, ce qui est nécessaire voir obligé pour compléter Internet. On oppose pas les deux, c’est pas l’un ou l’autre c’est l’un et l’autre. Mais le papier doit trouvé une nouvelle dimension, et la dimension design/objet est importante, ce qui est permis avec le monde du livre, pas dans celui du kiosque.

On remarque aussi l’importance de la maquette et du design…

On est vraiment sur une dimension objectale importante. En ce moment, on voit l’arrivée des tablettes et liseuses dans le monde du livre, qui posent beaucoup de questions au monde du livre. La dimension design est une dimension très importante à cette égard. Il faut créer de l’objet pour répondre à ces défis, et jouer sur le côté collection et fétichisme de la chose.

Il y a une résistance de l’objet.

La question que je me pose c’est si on est dans un retour ou dans une résistance de l’objet. Moi j’aime à penser qu’il y a une résistance de l’objet. On rencontre souvent des gens qui évoluent dans le monde d’internet et qui sont un peu hallucinés par tous ces formats de mooks [contraction de magazine et de book] parce que c’est souvent des fans de design, en admiration face à un bel objet. C’est vrai que quand je vais à l’imprimerie et que je rencontre des ouvriers qui sont des passionnés, des experts en couleurs, je suis fasciné. Assister à cette chaîne de production c’est énorme.

Q: Usbek & Rica privilégie les contenus au format long, c’est une idée fixe?

On est parti d’une vraie réflexion par rapport à Internet, et tout ce qui tourne autour de la société de la vitesse etc… Aujourd’hui, est-ce que ça a du sens de faire un quotidien papier? C’est une vraie question. Les sites Internet remplisse très bien cette fonction d’information pure. Nous, l’information, on la traite et on la prend pour faire de la formation. On est sur de l’analyse, en essayant de traiter l’information pour faire apprendre des choses aux personnes qui nous lisent. Il y a aussi le fait que cela nous permet d’être plus politique, en insistant sur le côté engagé et engageant de la revue.

Q: Comment s’organise la rédaction pour préparer un numéro?

On est quatre à temps-plein, dix en équipe resserrée, et sur un numéro on fait intervenir une soixantaine de personnes. Notre modèle de création s’articule autour d’un rédacteur en chef et de son adjoint. C’est avec eux qu’on pense les sujets, qu’on essaye de voir ce qu’il est pertinent de traiter pour nous. Surtout que l’on dispose seulement de 12 numéros: ça nous pousse à aller à l’essentiel.

L’idée c’est d’aller chercher des jeunes talents, des jeunes plumes, reconnues ou non, qui veut aller challenger des experts sur des sujets que l’on juge importants. Et c’est en ça qu’on démocratise: on va chercher la substance d’un expert qui travaille depuis des années sur un sujet, qui a pas forcément le temps d’écrire et qui sait pas forcément écrire en démocratisant, et lui dire: “viens nous raconter, vois les questions que nous on se pose, éclaire nous”. Après on reçoit, on se réapproprie et on critique: et on essaye de coucher ça de manière habile sur papier.

Q: Comment définissez-vous vos sujets? Vous avez de l’avance?

On a généralement un numéro d’avance, mais on se laisse tout le temps une marge de manÅ“uvre par rapport à l’actualité. Bien qu’on ne traite pas d’actualité pure, on s’appuie sur elle pour penser nos sujets. La démarche peut se résumer à: prise de hauteur, retour sur des événements: contrepied et contretemps. C’est comme la bédé: on a nos 12 numéros, on sait exactement où va l’histoire: on a donc le fil. Mais les perles qu’on enfile sont liées à l’actualité. Par exemple, dans le numéro 2, on va voir Ribéry, Obama, Benoît XVI… Le canevas est assez précis mais les angles, les accroches, les approches sont liés à l’actu.

Q: Contrairement à XXI, vous n’êtes pas sur du reportage.

C’est intrinsèque à la nature même du projet. Quand je dis que mon boulot c’est de démocratiser Esprit, mon boulot c’est de produire de l’analyse, pas du reportage. A Usbek & Rica on se définit pas comme des journalistes. On n’est pas journalistes: Thierry [Keller, rédacteur en chef] et moi-même n’avons pas une formation de journaliste. Lui il vient du militantisme, de la politique et de la fiction. Notre pari est d’être sur le monde des idées, pas sur celui des faits et de l’actualité. On prend appui dessus mais on essaye d’aller au-delà. Mais le travail journalistique est un travail nécessaire, on ne remet pas ça en cause.

Q: Pourquoi vous vous attachés tant au futur?

La raison première c’est d’être systématiquement dans la proposition, pour être une revue utile et engagée et engageante. Mais faire des propositions sur tout à 26 ans, c’est compliqué. Donc au lieu de faire des propositions fermées on s’est dit : “ouvrons un petit peu le champ et travaillons sur des hypothèses”. Et posons les bonnes questions, ce sera déjà un gros pas en avant. C’est pour ça qu’on traite de la question de l’utérus artificiel et de celle de l’immortalité dans le numéro 1 et que dans le 2 on se penche sur des avancées de la robotique et sur leur influence sur notre société.

On a aussi pensé des formats pour penser le futur: signal faible, scénario etc… On essaye d’accentuer cette dimension pour travailler pour demain. Par rapport à XXI, on peut se dire qu’on est un peu plus engagé. L’utopie sur la fermeture des prisons est symptomatique de cela: on marque clairement qu’on a des choses à dire et qu’on a envie de s’engager sur les grandes questions de société.

Q: Vous commencez à avoir une idée de ceux qui constituent le lectorat d’Usbek & Rica?

Sur un numéro, c’est un peu difficile. On commence à avoir des premières pistes: on touche plus les 25-40 ans, et notre lectorat est bien réparti entre villes et campagnes. Ce sont les seuls indicateurs que l’on a pour le moment.

Q: En terme financier, vous avez de la visibilité?

On est capables de faire 4 numéros sur quasi fonds propres et après faut que ça marche. A fin août, on est à 15 000 exemplaires vendus du 1er numéro, avec un point mort à 20 000. On est donc à 75% du chemin, avec le mois de juin qui était un mauvais mois pour le monde de librairie.

Il y a une dizaine d’investisseurs, qui sont des sortes de parrains. Ils m’ont prêté de l’argent, 200 000 euros en fonds propres, et la banque a complété avec 300 000 euros sous forme de prêt sur lequel j’ai une caution personnelle. Si tout va mal je perds 50 000 euros: c’est une grosse somme, surtout quand on a rien, mais c’est le risque et ça vaut le coup.

Q: Ça vaut le coup parce que tu es passionné…

C’est viscéral: à un moment donné c’était quasi maladif, c’est une obsession! Tu ne sais parler que de ça, tu ne parles que de ça, tu ne penses qu’à ça, et tes meilleurs amis en arrivent à te dire: “Hey mon gars! Arrête! Il y a un match de foot!” Et ils ont raison parce qu’au final qu’est ce qu’on fait? On ne fait qu’un journal, ou une revue… Je n’ai pas inventé le vaccin contre le Sida.

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