Moine-reporter: le bénévolat comme business model

Le 19 mai 2011

L'Association des journalistes suisses s'est inquiétée : des reporters pourraient ne pas être rémunérés. En réaction, Guillaume Denchoz veut prétendre à un journalisme bénévole de qualité, si pratiqué en parallèle d'une activité salarié.

Mon invité du jour est suisse et aime l’art du contrepied (rien à voir je sais ;). Alors que les blogueurs réclament salaire au même titre que les journalistes envers et contre l’économie de la gratitude – Guillaume Henchoz, plus connu des pratiquants de Twitter sous le pseudonyme de @Chacaille défend lui l’idée que l’on peut pratiquer le journalisme comme un art monastique et bénévole, en parallèle -et non en marge- d’une activité salariée. Cela ne plaira pas forcément aux professionnels de la profession repliés dans un corporatisme qui n’a pas vu venir, avec l’internet, la révolution de l’information par tous et pour tous. Mais Guillaume a la foi communicative et l’enthousiasme des moines-soldats. Enseignant de métier à Lausanne, il est lui même blogueur et rédacteur en chef d’ “ITHAQUE”, un joli projet de journal associatif animé par des journalistes bénévoles, professionnels ou citoyens, avec du réel, du gonzo et de la BD dedans. Le premier numéro de cette revue journalistique au long cours (quatre numéros par an) qui entend aller “moins vite et plus loin”, paraîtra début juin sous la forme d’un beau berlinois de 20 pages papier. J’ai décidé de m’embarquer dans l’aventure en livrant une chronique en forme de charge contre le journalisme “civilisé”: “Nous sommes les nouveaux barbares de l’Info”. Mettant en application sa conception de l’économie du troc conventuel, Guillaume m’a offert en échange ce billet sur la figure du moine-reporter que vous allez lire et commenter de ce pas !

C’est un petit encadré de rien du tout dans le magazine de l’Association suisse des journalistes (Edito), qui m’a fait d’abord tousser, puis réfléchir. “ITHAQUE”, un journal foutraque et gonzo que l’on s’apprête à lancer entre amis (pros ou non), y est épinglé au titre que ses rédacteurs ne sont pas rémunérés. “L’avenir dira si le bénévolat est lucratif pour un journal – pour le métier de journaliste, c’est plutôt la mort!- Et si ça fonctionne longtemps !”, conclut l’article. Guts ! Passons rapidement sur le fait qu’une publication qui tire à 3.000 exemplaires quatre fois par an puisse faire tiquer à ce point la profession et concentrons nous sur l’essentiel : derrière cette critique du bénévolat, il y a quelque chose de fondamental. Un vieux réflexe corporatiste qui me froisse horriblement. Parce que je ne me paie pas, je serais donc incapable de produire un travail journalistique de qualité ? Et en prime j’aurais la mort de toute une profession sur le dos ? Passées les premières crispations engendrées par la lecture du petit article, je me suis demandé comment je pouvais illustrer et expliquer simplement mon mode de fonctionnement. C’est ainsi que l’image du moine-reporter m’est apparue. Une vision, quoi.

Notre abbatiale

“ITHAQUE” fonctionne un peu sur ce modèle. Un groupe de reporters s’est formé, dont certains exercent d’autres activités que le journalisme. Il y a également des journalistes à temps partiel et des journalistes indépendants, qui complètent leurs revenus avec des petits boulots à droite et à gauche. Le canard constitue un peu notre abbatiale. On s’y retrouve pour communier quatre fois par année. Notre credo, “moins vite, plus loin”, nous permet d’avancer pépère, de gratter ce qui nous démange et de chercher des poux dans la tonsure de qui on veut, en prenant le temps d’effectuer de longs articles.

Le moine-reporter prend place parmi les figures qui sont apparues récemment dans la pratique journalistique, où le fait de posséder ou non une carte de presse n’est pas (plus ?) déterminant. Je pense ici au “journaliste-citoyen” (ouille, le gros mot) ou encore à nos petits copains les “forçats de l’info“. Qu’on le veuille ou non, la personne qui tient sa chronique idéologiquement prescriptive, celle qui publie les pévés du Conseil général de sa commune sur son blog et l’autre là, qui bâtonne des dépêches toute la journée, font partie du paysage. Oui, vous avez raison, c’est un peu plus compliqué que cela : il y a d’excellents journalistes-citoyens et de brillants reporters de desk. Il y a même des journalistes d’avant le web qui se mettent à utiliser avantageusement les outils technologiques mis à leur disposition. Mais le constat s’impose de lui-même et on ne va pas trop s’y étendre tant le sujet est ressassé aux quatre coins de la blogosphère : le journaliste historique n’est plus  le seul prescripteur de l’information. Si la Toile a d’abord offert des tribunes à quiconque le souhaitait, elle a ensuite permis à de nombreuses personnes, dont je fais partie, de se bricoler une sorte de formation.

Pratiquer le journalisme… et autre chose

En lisant, en écrivant, en bidouillant, en échangeant, je me suis petit à petit formé à la pratique du journalisme. J’ai appris à réaliser des entretiens, brosser des portraits, lire entre les lignes un communiqué de presse, partir sur le terrain, tout cela grâce et à travers le web. Je n’ai jamais fréquenté une école de journalisme et n’y mettrai certainement jamais les pieds. Oh, bien sûr, je fréquente des journalistes – j’ai même fait deux gosses à une reporter encartée – mais je plaide la bonne foi : tout a commencé avant que je ne la rencontre. Les mauvaises langues diront que je fais du journalisme par les marges. Ce n’est pas mon sentiment. En fait, le journalisme est au cÅ“ur de mon activité professionnelle. J’ai juste un business plan un peu compliqué.

Pendant mes études, je me suis frotté à la rubrique culturelle du journal de mon université. J’ai aussi fait de la radio sur le campus. Par la suite, j’ai pigé pour un magazine spécialisé dans les médias – le même qui nous tombe dessus aujourd’hui – et j’ai tenu un blog qui reste un peu en friche depuis que je me suis lancé dans l’aventure d’”ITHAQUE”. J’ai toujours pratiqué le journalisme et autre chose : des études, un travail de libraire, puis mon boulot d’enseignant. Je ne me considère pas comme un journaliste-citoyen à proprement parler, parce que je ne défends pas une idéologie particulière. Les convictions qui m’animent et le drapeau que j’agite ne concernent que la pratique journalistique que je souhaite défendre : de la lenteur, une focale assumée et identifiable pour le lecteur, le récit d’histoires vraies telles qu’elles se sont offertes à mes sens. Honnête à défaut d’être objectif. Artisan-moinillon plutôt que chevalier blanc de la profession.

Quand d’autres cherchent à percer dans les rédactions quitte à bouffer du desk, circoncire des dépêches ou encore engloutir un reportage en 3.000 signes, j’opte pour un modèle différent. Je trouve de quoi boucler le mois dans une activité professionnelle à taux réduit, mais qui rapporte (enfin…en Suisse, parce qu’en France les salaires d’enseignant ne sont franchement pas folichons…) et qui me laisse le temps de travailler sur de longs reportages. Mes sujets, je les choisis. De l’angle au nombre de signes. Des illustrations à la police. Je fais ce que je veux. Ce que j’aime. Je prends mon temps. Je l’ai souvent fait pour le web, et maintenant, je m’apprête à transposer cette pratique sur “ITHAQUE”, sur du papier.

Mon obole pour pratiquer ce métier

A y regarder de près, ce modèle journalistique d’un nouveau genre est déjà en vogue dans de nombreux autres secteurs avec lesquels notre journal collabore. On ne demande pas à un écrivain de s’adonner exclusivement à l’exercice littéraire. De nombreux plumitifs ne se frottent à la littérature qu’une fois complies passées. De même, n’importe quel dessinateur vous confessera avoir travaillé à la poste ou comme livreur afin de pouvoir se dégager un salaire décent. Le monde de l’édition, de la littérature à la bande dessinée, ne fait vivre qu’un petit cercle d’auteurs. Les autres doivent s’inventer des modèles économiques où il est question de travailler en mercenaires ou d’exercer une activité complètement déconnectée de leur travail d’écriture ou de dessin. Pourquoi ne pourrait-on pas user de ce modèle dans le journalisme ? Si c’est le prix à payer pour exercer une activité journalistique en marge des médias mainstream, je m’acquitte volontiers de cette obole !

Frater Guillaume


Article initialement publié sur Sur Mon Ecran Radar.

Photos Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par Roy Stead et PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par Fergal Claddagh

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