L’exemple syrien désenchante Facebook
En Syrie, la révolte gronde depuis février. La répression est féroce. Comme ailleurs dans la région, les activistes utilisent Facebook, qui montre ici ses limites. Analyse d'un chercheur du CNRS basé à Damas.
Interrogé le 11 février sur CNN à propos de la suite des événements dans le monde arabe, Wael Ghoneim répondit, à moitié sur le mode de la plaisanterie :
Ask Facebook!
Des propos, qui avec d’autres du même type (“I always said, if you want to liberate a society, just give them the internet”1, font écho à toutes sortes de commentaires euphoriques à propos des vertus libératrices des réseaux sociaux et du Web2.0. Mais après bientôt trois mois de manifestations, la situation en Syrie montre, s’il en était besoin, que les choses ne sont pas aussi simples.
A priori, le paysage numérique syrien ressemble pourtant, dans ses grands traits, à ce que l’on trouve ailleurs dans le monde arabe : 30 000 internautes en 2000 (quand Bachar el-Assad était encore le président de la Syrian Computer Society et pas encore celui du pays), 3,5 millions aujourd’hui, soit désormais un taux de pénétration d’internet de près de 16,5 % (un peu plus que celui de l’Égypte). Des organisations internationales dénoncent régulièrement le contrôle extrêmement sévère que les autorités imposent sur le Net, à l’encontre de sites de presse (plusieurs centaines de titres indisponibles, dont Al-Quds al-’arabi ou bien Elaph,) ou encore de blogueurs (condamnation de la jeune Tell Mallouhi à deux ans de prison en novembre 2010). Mais dans le même temps, on constate qu’il existe une blogosphère sans doute moins riche que celle d’Égypte mais tout de même très active, ainsi qu’une presse en ligne plutôt dynamique (voir ce billet d’un chercheur italien sur les carnets de l’Ifpo).
Ceux qui les fréquentent savent que la surveillance des cafés internet n’est pas extrêmement pointilleuse, tandis que les outils de contournement de la censure sont quasiment en vente libre sur les trottoirs des quartiers fréquentés par les geeks locaux. Indisponible depuis novembre 2007 (au prétexte qu’il pouvait être utilisé par des agents israéliens), Facebook, ainsi que d’autres médias sociaux tels que YouTube, est redevenu accessible au début du mois de février dernier, assez singulièrement juste après les premiers appels à manifester. Dans le contexte actuel, on comprend facilement que tous les sites ne soient pas aujourd’hui très aisés à ouvrir mais, globalement, ceux qui le souhaitent vraiment peuvent surfer à peu près à leur guise.
Réunion, communication, diffusion
Dans les cas tunisien et plus encore égyptien, on a souvent souligné par rapport à la marche des événements comment Facebook avait permis aux manifestants de l’emporter sur les forces de sécurité, notamment en les prenant de vitesse par rapport aux lieux de rassemblement. Rien de tel en Syrie à ce jour, après plus de deux mois de manifestations régulières. Mais on a surtout commenté l’importance des réseaux sociaux pour la communication des informations, à la fois au sein des populations concernées et entre ces populations et le monde extérieur, notamment au sein des diasporas émigrées à l’étranger. Des dizaines et des dizaines de sites ont été ouverts en Syrie où, comme dans les autres pays touchés par les manifestations du « printemps arabe », ils servent de relais pour la diffusion de témoignages, souvent sous forme vidéo. Dans la mesure où les autorités ont fait le choix de fermer les frontières aux représentants de la presse internationale, ce sont ces images que diffusent, plus encore que dans les autres cas, les télévisions, à commencer par Al-Jazeera, objet de sévères critiques, et pas seulement des autorités syriennes.
Pour autant, et quoi qu’en pensent ceux qui estiment que la seule existence de canaux de communication suffit à renverser le cours des choses, il semble bien que la bataille de l’opinion soit toujours indécise, au moins à l’intérieur du pays. Deux mois après le début d’événements commentés par tous les médias du monde, force est de reconnaître que ceux qui contestent le régime, ou qui se contentent d’exiger une accélération des réformes, proposent une narration des faits qui n’emporte pas du moins pour l’heure, l’adhésion de toute la population. Une grande partie de celle-ci, qu’on le veuille ou non, se reconnaît dans la version que donnent les autorités, à savoir celle de manifestations, fondamentalement légitimes mais détournées de leurs véritables objectifs par des agents provocateurs manipulés de l’étranger, eux-mêmes à l’origine de la plupart des nombreuses victimes…
Cette hésitation entre deux lectures des événements, on peut l’expliquer de toutes sortes de manières, en mettant en avant des éléments propres à la situation interne du pays (à commencer par sa composition confessionnelle qui suscite chez bien des personnes la peur d’une fracture interne), ou bien en soulignant la dimension internationale de la crise (avec, comme élément déterminant, les positions de la Syrie vis-à -vis de la politique américaine, lesquelles méritent d’être défendues, quoi qu’il en coûte parfois…). Mais quelle que soit leur pertinence, ces analyses n’apportent pas vraiment de réponse à ceux qui s’étonnent de ne pas constater, dans le cas syrien, le pouvoir intrinsèquement « libérateur » des réseaux sociaux en général et de Facebook en particulier. Même si elles sont loin d’être abouties, les remarques qui suivent se proposent d’apporter des éléments de réflexion.
Dans le contexte propre à la Syrie, avec en particulier le strict contrôle de l’information décidé par un régime qui ne fait pas confiance aux médias internationaux, il apparaît que les réseaux sociaux de type Facebook ne suffisent pas à eux seuls à donner « plus de poids » à un récit plus qu’à un autre. Depuis leurs premières apparitions dans la rue, les manifestants arrivent bien à produire des images, et même à les faire circuler via les médias sociaux de type Facebook ou YouTube, y compris à grande échelle dès lors qu’elles sont reprises par les chaînes télévisées (lesquelles, en Syrie comme ailleurs, demeurent la source d’information de la grande masse du public). Néanmoins, le message véhiculé est loin d’emporter la conviction de tous ceux qui les regardent. Une des explications possibles est que, dans une telle situation de crise, les voix qui s’expriment en dehors de la narration officielle sont celles de militants, et non pas de « journalistes citoyens » comme il y a pu en avoir au Caire par exemple durant toutes les années qui ont préparé la chute du régime.
Dès lors qu’ont été constatées (et le cas s’est présenté plus d’une fois) des exagérations et même des manipulations, la foule des indécis qui peuvent faire basculer l’opinion d’un côté ou de l’autre s’est trouvée confortée dans ses hésitations, en considérant qu’il s’agissait dans un cas comme dans l’autre de discours de propagande. Mais surtout, le changement de support des documents, qui migrent des écrans des ordinateurs pour occuper ceux des téléviseurs, modifie profondément leur lecture : dès lors qu’ils sont intégrés à la rhétorique du discours journalistique, qui (sur)impose ses commentaires, sa mise en récit conforme aux standards du genre, on peut faire l’hypothèses que ces témoignages perdent, au moins pour une partie des spectateurs, de leur crédibilité ; ils sont à nouveau noyés dans une nappe de discours que le public a appris à interpréter et qui n’a plus grand chose à voir de toute manière avec la relation toute particulière de l’utilisateur des médias sociaux découvrant ce que lui propose son cercle de proches connaissances.
Récits contradictoires et partiels
Sur le strict plan de l’information, l’arrivée des médias sociaux sur la scène locale n’est donc guère déterminante, en tout cas pour l’étape actuelle. Indubitablement, ces nouveaux médias ont permis que des faits, qui ne l’auraient pas été autrement, soient connus du public syrien. Néanmoins, pour les raisons qui viennent d’être évoquées, ces récits trop contradictoires, trop partiels, ne parviennent pas à donner une lecture des faits qui emporte l’adhésion de l’opinion. Au contraire, on peut même considérer que la juxtaposition, au sein des réseaux sociaux, de points de vue totalement opposés et présentés sans la moindre hiérarchie ni autorité selon le principe des groupes de type Facebook ou autre, rend encore plus difficile pour les sujets d’opter pour ce qu’on peut appeler, à la suite de Michel Foucault, un « régime de vérité », c’est-à -dire le choix d’un système de discours qui fait autorité. S’il est vrai que la constitution d’un réseautage naturel, de pair à pair, contribue en théorie à redonner de la lisibilité et de la crédibilité aux données mises en circulation, ne serait-ce que par l’importance numérique prise par tel ou tel groupe, c’est apparemment moins vrai dans le contexte syrien.
Alors qu’étaient lancés les premiers appels à manifester, on a pu constater que nombre de groupes Facebook, d’un côté comme de l’autre, n’avaient pas une croissance parfaitement « naturelle », pour différentes raisons parmi lesquelles figure vraisemblablement, dans les deux camps, l’utilisation des techniques de l’infowar avec par exemple la manipulation des profils (enquête sur les méthodes de l’armée américaine dans The Gardian). Les réseaux sociaux, comme le rappelle cet article sur le site middle-east online, peuvent se révéler une arme à double tranchant, maniée aussi bien par les opposants que par les autorités en place. La Syrie n’y echappe pas, avec d’âpres batailles sur le net (et dans les commentaires des médias influents de la région) entre militants des deux camps (article en arabe dans Al-Akhbar).
Reste le dernier aspect du rôle libérateur que peuvent jouer les réseaux sociaux, à savoir la manière dont ils contribuent à la constitution d’une « sphère publique de substitution » au sein de laquelle se construit une société civile suffisamment forte pour modifier de manière déterminante les conditions d’exercice du jeu politique. Par rapport à cette manière d’aborder la question, une conception plus « environnementale » qu’« instrumentale » des nouvelles technologies de l’information et de la communication2 table sur des transformations plus lentes de la société au sein de laquelle se crée, à travers les réseaux sociaux, un tissu relationnel à partir duquel des changements politiques deviennent possibles.
La Syrie entre-t-elle dans ce type d’analyse ? La réponse viendra du dénouement qui sera donné à la crise que le pays traverse aujourd’hui avec, soit le maintien de la situation actuelle, soit l’accélération des réformes annoncées par le président Bachar El-Assad à son arrivée au pouvoir il y a une décennie, ou bien encore toute autre solution dont décidera l’Histoire.
Article initialement publié sur Culture et politique arabes sous le titre : “Les limites du miracle Facebook : l’exemple syrien”
Crédits photo FlickR by-nc-sa Delayed gratification / by-nc-sa fabuleuxfab / by-nc sharnik
- ndlr: “J’ai toujours dit : si vous voulez libérer une société, donnez leur accès à Internet” [↩]
- sur ces deux notions, voir le blog de Francis Pisani [↩]
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