Artistes contre le droit d’auteur

Le 14 mars 2012

En renonçant à certains droits sur leurs œuvres, quelques artistes ont fait œuvre de pédagogie. En militant pour un domaine public volontaire, ils ont contribué à repenser le droit d'auteur à l'ère numérique.

“Rien n’est à nous”, c’est le titre de ce court poème écrit par Henri-Frédéric Amiel en 1880 et paru dans le recueil “Jour à jour, poésies intimes” :

Source : Gallica/BnF

Ces quelques vers pourraient paraître anodins, mais ils font écho à des questions fondamentales, comme celle de l’originalité, véritable clé de voûte de l’édifice du droit d’auteur, qui devient de plus en plus problématique à l’heure du retweet, du like, de la curation, de l’agrégation, du remix et du mashup.

Plus encore, l’expression “domaine commun” employée par le poète est intéressante, car elle renvoie à la fois au domaine public et aux biens communs, deux catégories essentielles pour penser la création et la diffusion de la connaissance aujourd’hui.

Ce poème enjoint les créateurs à faire une chose qui peut paraître de prime abord presque folle : verser volontairement leurs productions au domaine public par anticipation, avant l’expiration du délai de protection du droit d’auteur. En renonçant à leurs droits de propriété intellectuelle.

L’hypothèse pourrait sembler purement théorique, mais en cherchant bien , on trouve plusieurs exemples de telles manifestations de générosité de la part de créateurs, parfois prestigieux.

Léon Tolstoï gratuit

A la fin de sa vie, l’auteur de La Guerre et la Paix a renoncé à tous ses droits d’auteur par testament, pour des raisons religieuses et pour dénoncer l’état de pauvreté de la Russie. L’édition monumentale de ses Å“uvres complètes parue de 1928 à 1951 porte sur la page de garde de chaque volume “La reproduction de ces textes est autorisée gratuitement”.

Portrait de Léon Nikolayevich Tolstoï. Huile sur canvas. 124 × 88 cm. Galerie State Tretyakov, Moscou. Domaine Public via Wikimedia Commons.

Jean Giono libre de droit

Giono a écrit en 1953 une nouvelle intitulée “L’homme qui plantait des arbres”, à laquelle il accordait une importance particulière dans son Å“uvre, dans la mesure où il s’agissait d’un texte militant pour la protection de la nature et la reforestation. Afin que la nouvelle obtienne le maximum de retentissement, il permit sa vie durant les publications et les traductions, sans demander de rémunération. En 1957, il produisit une lettre qui attestait de manière claire de sa volonté de renoncer à ses droits sur l’œuvre.

Les affichistes sans maître de mai 68

La contestation du droit d’auteur faisait partie des slogans de Mai 68. C’est dans cet esprit qu’ont été créées les célèbres affiches du mouvement, au sein de l’Atelier populaire installé dans l’École des Beaux Arts de Paris. Même si on compte certains noms d’artistes célèbres parmi les fondateurs de l’atelier, comme Gérard Fromanger, les affiches sérigraphiées furent volontairement publiées de manière anonyme, pour indiquer leur caractère d’œuvres collectives et “sans maître”.

Jean-Luc Godard : “l’auteur n’a que des devoirs”

A plusieurs reprises, le réalisateur de la Nouvelle Vague a fait des déclarations fracassantes dans lesquelles était sous-entendu qu’il ne reconnaissait pas l’existence de la propriété intellectuelle, notamment à l’occasion de la sortie de son Film Socialisme en 2010, comportant plusieurs extraits de films repris sans autorisation.

Nina Paley

Dessinatrice, réalisatrice de dessins animés et activiste de la Culture Libre, Nina Paley a choisi de placer le blog BD Mimi & Eunice, ainsi qu’une mini-BD dérivée, sous une licence de son invention, le Copyheart, qui exprime un renoncement complet à ses droits d’auteur.

Cette position ne l’empêche pas par ailleurs d’expérimenter des modèles économiques innovants, comme le don ou le crowdfunding. Elle considère par ailleurs que le problème du plagiat peut trouver d’autres formes de régulation que la propriété intellectuelle.

Vulnérabilité du domaine public volontaire

On voit donc que pour des raisons artistiques, personnelles ou politiques, certains créateurs souhaitent que leurs Å“uvres échappent au droit d’auteur. La difficulté, c’est que ce souhait s’avère souvent difficile à faire respecter et que des phénomènes de réappropriation peuvent survenir, en dépit de la volonté exprimée par l’auteur.

La veuve de Tolstoï par exemple s’est longtemps battue pour faire casser le testament de l’écrivain afin de pouvoir toucher des droits sur son Å“uvre.

La nouvelle de Giono a fait l’objet de réappropriations, certainement après que les descendants de l’auteur aient cédé les droits à un producteur pour réaliser un dessin animé, ainsi qu’à l’éditeur Gallimard, qui s’est appuyé sur ce contrat pour demander le retrait du texte de Wikisource.

Malgré ses déclarations tonitruantes, les films de Godard ne sont pas libres de droits et il n’est plus en son pouvoir de faire en sorte qu’ils le deviennent. Pour les réaliser, il a dû signer des contrats de cession des droits avec des producteurs, qui en sont devenus titulaires.

Avec les affiches de Mai 68, un problème inverse s’est posé. En 2005, une campagne publicitaire des supermarchés Leclerc, qui détournait certaines affiches emblématiques, avait fait polémique. Certains avaient alors estimé que malgré le fait que les créateurs de ces affiches ne revendiquaient pas de droits, la campagne violait une forme de “droit moral collectif” sur ces Å“uvres et qu’elle constituait une atteinte à un bien commun culturel.

Pour un domaine public volontaire

Cette fragilité et cette difficulté à construire juridiquement le “domaine public volontaire” est loin d’être anecdotique. En effet, il existe actuellement des masses d’internautes qui procèdent à des versements anticipés de leurs créations dans le domaine public, en alimentant par exempleWikimedia Commons ou Flickr avec des photographies placées sous des licences libres très ouvertes (de type CC-BY par exemple).

Creative Commons a également mis en place un outil particulier, Creative Commons Zéro (CC0), qui permet de “dédier” une création au domaine public, en renonçant à toute forme de droit de propriété intellectuelle. Au début de l’année, une traduction en français, réalisée par Framasoft et Veni, Vedi, Libri a été publiée, qui permet de se faire une idée du fonctionnement de cette licence, notamment dans le contexte particulier du droit français.

En effet, en raison de l’inaliénabilité du droit moral, il n’est pas aisé d’admettre en droit français la possibilité d’un versement volontaire au domaine public. Comme l’explique le juriste Benjamin Jean sur le blog de Veni, Vedi, Libri, la licence CC0 contourne cette difficulté en mettant en place un double dispositif de libération des droits :

“Ainsi, la licence Creative Commons Zero (CC-0) agit en deux temps et traduit l’intention des créateurs d’abandonner tous leurs droits de copie et droits associés dans la limite offerte par la loi ou, lorsqu’un tel acte est impossible, d’opérer une cession non exclusive très large. De cette façon le domaine public et le domaine du libre se rejoignent pour ne faire qu’un”.

La licence CC0 est donc une étape dans la reconnaissance de ce “domaine public volontaire”, à laquelle le Manifeste du Domaine Public du réseau Communia avait appelé en 2010.


PS : comme décidément “rien n’est à nous”, je remercie Walter Galvani, alias @at_waloo, de m’avoir signalé l’existence du poème d’Henri-Frédéric Amiel qui m’a donné envie d’écrire ce billet.

PS2: si vous connaissez d’autres cas de renoncement volontaire au droit d’auteur, n’hésitez pas à les indiquer en commentaire de ce billet !


Photos et illustrations :
Illustration principale de la chronique du copyright par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; Portrait de Tolstoï par Ilya Repine [Public domain], via Wikimedia Commons ; Bd Mimi & Eunice, épisode  “Permission” par Nina Paley ; Confection de batik par Stereo Sky (CCbyncnd) via Flickr ; Affiche originale 1968 CRS SS par jonandsamfreecycle (CC-byncsa) via Flickr

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