L’humain, à la vie, à la mort

Le 7 février 2011

En affirmant le droit de chacun à "s'augmenter", le transhumanisme bouscule la définition de l'humain, tant dans sa finitude que dans sa condition d'être vivant. L'individu peut-il se modifier à l'envi ou faut-il préserver une certaine idée de l'humanité ?

Une ère sans vieillissement, sans maladie, voire même sans timidité, ni angoisse; une ère qui viendrait augmenter les capacités cérébrales de traitement de l’information, désespérement humaines, trop humaines. Telle est l’avenir prédit par le transhumanisme, mouvement enraciné dans la croyance d’une évolution nécessairement positive de l’humanité, sous l’effet des technologies. Pour Ray Kurzweil, prolifique inventeur, mécène de la Singularity University et pape mégalo du mouvement, nous pourrons très bientôt “transcender les limites de nos corps et cerveaux biologiques”.

Si l’immortalité est la partie visible de l’iceberg, les rêves transhumanistes affectent d’abord notre condition d’être vivant, en proclamant pour tout individu, le droit de compléter, enfin, son état “limité”. Une conception libérale qui vient questionner la définition même de l’humain, et de notre appartenance à l’espèce: peut-on faire ce que l’on veut avec ce qui nous fait Homme ou doit-on accepter d’être encadré au nom de la préservation d’un noyau dur d’humanité ?

Espérance de vie ? 1000 ans

Dans son livre The Singularity is Near (traduit en français sous le titre L’humanité 2.0), Ray Kurzweil explique que “nous gagnons rapidement la connaissance et les outils pour maintenir et étendre le ‘foyer’ que chacun d’entre nous appelle corps et cerveau”, reprenant ainsi à son compte une métaphore d’un autre gourou du mouvement, Aubrey De Grey. L’expansion des technologies suivant un rythme de croissance toujours plus fulgurant, son impact sur l’Homme, poursuit-il, devrait très rapidement se faire sentir et ce de façon irrémédiable, présidant à une nouvelle ère humaine. Ce basculement, c’est la Singularité.

L’espérance de vie croit elle-même progressivement et ce rythme accélérera rapidement, maintenant que nous sommes dans les premiers pas de l’ingénierie des processus d’information qui sous-tendent la vie et les maladies.

Robert Freitas estime qu’en éliminant une liste précise comprenant 50% des conditions médicalement évitables, on étendrait l’espérance de vie au-delà de 150 ans. En évitant 90 % de ces problèmes médicaux, elle dépasserait les 500 ans. A 99%, nous serions au-delà des 1000 ans.

Présentée comme une “maladie”, la mort doit disparaître du champ humain et l’espérance de vie tendre vers l’infini. L’objectif est fondamental, il se place dans le trio de tête des “to do” transhumanistes, précise Rémy Sussan, journaliste à InternetActu.net et auteur d’un livre consacré aux Utopies posthumaines.

Certains vont même plus loin, cherchant non seulement à abattre l’ultime mur de notre condition d’être fini, mais aussi à en renverser les effets. Anecdote familière à tous ceux qui se sont penchés sur son cas, Ray Kurzweil cherche à faire revenir son père, mort d’une crise cardiaque à 58 ans, parmi les vivants. Des cartons rassemblant des éléments de la vie paternelle constituent en grande partie l’information qui servira de base à “l’intelligence artificielle” qui, espère Kurzweil, “[lui] ressemblera beaucoup” (Extrait du documentaire Transcendent Man de Ray Kurzweil adapté de son livre sur la singularité) . Plus qu’un dépassement de la finitude, un véritable nananère à l’adresse de la Faucheuse.

Le sens de l’Homme

Le transvasement d’un être perdu dans une intelligence artificielle ne fait néanmoins pas l’unanimité. Croyant en la possibilité de faire “un back-up de son cerveau”, Rand Hindi, spécialiste de bioinformatique passé par la Singularity University, pense en revanche que ranimer un individu dans son intégralité n’est pas envisageable:

Ressusciter un intellect sans ressusciter le corps est impossible: la plupart de l’information qui nous définit passe par notre corps, par l’interaction avec l’environnement. En ne prenant que la partie malléable du cerveau, oui, on pourrait transmettre une part d’informations dans un ordinateur.

Mais il n’aurait ni émotions, ni capacité de s’émerveiller sur le monde. Il n’aurait jamais la sensation de faim, ni ne serait énervé parce qu’il aurait mal dormi. Il ne comprendrait pas ce qu’est être humain, parce qu’il n’aurait pas cette interaction nécessaire avec l’environnement.

Le sens de l’humain, précisément : au-delà du dépassement de la mort, le Grand Oeuvre transhumaniste, qui déborde largement les limites de ce seul mouvement, interroge d’abord notre condition d’être vivant en lui conférant un sens bien particulier. Sans nécessairement se réclamer des hypothèses kurzweiliennes, ceux qui croient en un basculement prochain de l’Homme dans une évolution technologique, succédant à l’évolution biologique qui sous-tend l’espèce depuis son apparition, mobilisent une même notion : l’imperfection, en l’état, de l’Homme. Sa condition est qualifiée de “limitée” et de “non assistée”, tant au niveau de ses capacités intellectuelles que dans l’expression de ces émotions. Et ce sont les technologies qui vont venir combler cette incomplétude qui n’a que trop duré.

Dès lors, en “transcendant ses limites”, en “s’augmentant”, l’individu se promet non seulement à une vie sans destination finale, mais aussi et avant tout sans enveloppe contraignante, sans vecteur pour l’enfermer dans une expression étranglée de ses capacités. Au-delà du baroque de l’histoire, peu importent finalement les délires post-mortem d’un Kurzweil : s’il promet l’abolissement de la mort en fin de course, le transhumanisme prône d’abord le droit à une vie réparée et -forcément- meilleure. Ainsi la Déclaration Transhumaniste affirme vouloir favoriser “un large choix personnel aux individus sur la façon dont ils veulent favoriser leurs vies”.

Hisser cette liberté individuelle au rang d’impératif pose néanmoins plusieurs questions : le sens de cette “amélioration” de la vie humaine bien sûr, mais aussi celui de l’impact que pourraient avoir des altérations profondes, relevant du seul choix des individus, sur la définition déjà trouble de l’humain. Si des technologies le permettent, une fois les seuils biologiques franchis, pourquoi ne pas imaginer une humanité atomisée, multiple, défiant à l’envi sa sempiternelle symétrie, jouant les mécanos avec ses propres organes, enroulant son torse dans un châle d’entrailles, dont la tournure aurait pris, dans l’élan technologique, une allure esthétique ?

“On ne peut pas faire n’importe quoi avec l’humain”

Si l’on patauge en pleine anticipation barrée, envisager les conséquences d’un tel scénario ne semble cependant pas absurde à de nombreux comités éthiques européens. L’Irish Council for Bioethics a par exemple publié un livret très complet (.pdf) présentant en neuf questions les problématiques posées par “l’augmentation de l’humanité”.

Contactée par OWNI, Laurence Lwoff, chef de la Division de la Bioéthique et Secrétaire du Comité directeur pour la Bioéthique au Conseil de l’Europe, précise pour sa part que si le transhumanisme n’est pas à l’ordre du jour, dans la mesure où les comités réfléchissent au “développement scientifique” réel et non à des intentions, les questions que pose le mouvement se retrouvent dans des préoccupations qui n’ont rien de fictionnelles, notamment “dans la génétique, les neurosciences, le diagnostic pré-implantatoire.”

Si l’idéologie transhumaniste venait à s’actualiser, le Conseil de l’Europe devrait néanmoins s’en emparer, en particulier sur le volet d’un “droit à s’augmenter“. Bien trop lacunaire dans sa définition, il rentrerait alors en collusion avec les valeurs de dignité et d’intégrité humaines dont l’institution s’est faite gardienne :

L’idée véhiculée par les porteurs de cet accroissement des capacités est qu’on ne peut pas l’interdire à un individu, que cet acte doit être un droit. C’est par exemple le discours de Julian Savulescu, directeur de l’Oxford Uehiro Centre for Practical Ethics, qui en gros affirme que tout le monde aimerait voir le QI de sa population plus élevé. Ces affirmations seraient contradictoires avec les valeurs du Conseil de l’Europe, qui chercherait  à protéger la dignité et l’intégrite de l’humain face aux riques qu’une telle volonté implique : que veut dire s’augmenter ? Et où placer les limites de l’humain ?

Laurence Lwoff ajoute par ailleurs que si une innovation technologique venait déstabiliser la définition de l’humanité, il y aurait fort à parier que le Conseil de l’Europe s’en saisisse avec une rapidité surprenante, au vu de la lourdeur d’une telle institution. Preuve en est le précédent Dolly, du nom de la brebis clonée en 1996, qui a ébranlé toute la communauté scientifique:

C’est tout un dogme qui est tombé, tout un pan d’une certaine approche du développement humain qui a dû être remis en cause. Il y a eu un certain affolement, une inquiétude sur l’instrumentalisation possible de ces méthodes; le clonage reproductif n’est pas le seul enjeu sur la table. En six mois, un texte a été adopté, c’est au-delà du stupéfiant dans le cas du Conseil de l’Europe. C’est une urgence qui a fait consensus : il était important d’affirmer un ensemble de valeurs.

Au niveau étatique, indique encore Vincent Berger, jurisconsulte de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui protège et délimite les libertés fondamentales marquées dans la Convention Européenne des droits de l’homme, il est fort probable que les gouvernements “tentent d’une manière ou d’une autre d’intervenir”, et ce “même si les individus sont consentants”. “On ne peut pas faire n’importe quoi avec l’humain”, ajoute le magistrat.

Une assertion qui reste lettre morte face aux plus convaincus qui, s’ils reconnaissent et tentent de déconstruire les critiques – auxquelles Kurzweil consacre tout un chapitre dans son dernier livre-, “ne cherchent pas la confrontation”. “Ils sont sûrs que ce qu’ils prédisent arrivera”, souligne justement Xavier de la Porte. A leurs yeux, la contradiction ne se justifie que par une incompréhension fondamentale de ce basculement vers une nouvelle ère, prophétie auto-réalisatrice, qui doit se produire et s’appliquer à tous. L’approbation de l’humain n’y changeant rien.


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Illustrations CC:  Marion Kotlarski, joamm tall

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