Comment Leila Ben Ali et les Trabelsi ont pillé la Tunisie

Le 27 janvier 2011

Comment la Tunisie est-elle arrivée à un système aussi verrouillé ? Retour en cinq étapes sur la méthode Trabelsi.

En exil quelque part dans le Golfe persique et intriguant pour s’installer dans la Libye du colonel Kadhafi, l’ex première dame tunisienne, Leila ben Ali née Trabelsi, a réussi un tour de force : faire main basse sur la Tunisie en moins de 15 ans. Retour sur l’ascension d’une vraie mafiosa et de son clan, les Trabelsi.

Étape n°1 : Faire le vide autour de soi

Lorsque Leila Trabelsi épouse Zine el Abidine Ben Ali en 1992, la nouvelle première dame et les siens ne sont pas les bienvenus au Palais de Carthage. Et pour cause ! Quelques hommes liés au président Ben Ali se sont déjà mis à table. Leurs noms ?

  • Kamel Eltaïef, grand ami du chef de l’État que les Tunisiens surnomment le « président bis » car il convoque les ministres tous les matins pour leur communiquer leur feuille de route.
  • Marouane Mabrouk, qui a épousé l’une des filles que Ben Ali a eue avec sa première femme et qui, en guise de remerciement, héritera pèle-mêle de la concession de Mercedes à Tunis, du logement de fonction traditionnellement attribué au directeur de la Sûreté Nationale et d’une partie du Net tunisien qu’il gèrera en bonne entente avec sa femme.
  • Slim Chiboub, lui aussi gendre de Ben Ali, qui outre avoir présidé aux destinées de club de foot l’Espérance Sportive de Tunis, a réussi à installer un hypermarché Carrefour sur un terrain que les domaines de l’État lui ont rétrocédé à un prix symbolique.

A force d’intrigues de palais, Leila Ben Ali parviendra à mettre sur la touche tout ce beau monde. Un mystérieux incendie provoqué par des individus masqués ravage, une nuit de 1996, des entrepôts appartenant à Kamel Eltaief, soupçonné d’y entreposer des dossiers compromettants sur Leila. Le règne des Trabelsi vient de commencer…

Étape n°2 : faire fortune en pillant le patrimoine historique tunisien

Le clan de la première dame commence par jeter son dévolu sur des terrains appartenant à l’État, de préférence inscrits au patrimoine historique car ils ont une plus grande valeur marchande. La méthode employée est bien rodée :

  1. Faire déclasser le lopin de terre convoité grâce à un décret présidentiel de Ben Ali en personne.
  2. L’acquérir pour une bouchée de pain et de préférence à crédit en se promettant de ne jamais rembourser son prêt.
  3. Le faire déclarer constructible par les autorités compétentes.
  4. Le diviser en lots, y bâtir de luxueux immeubles.
  5. Revendre le tout au prix fort.

Si on ne compte plus les terrains que les Trabelsi se sont ainsi appropriés, certains scandales ont marqué les esprits : c’est le cas du parc du château présidentiel de Skanès, à Monastir. L’édifice est pourtant chargé d’histoire puisque au début des années 1990, le roi Hassan II du Maroc avait tenté de l’acquérir pour l’offrir à l’ancien président Bourguiba, destitué par Ben Ali en 1987, afin de lui permettre de finir paisiblement sa vie. Les Trabelsi-Ben Ali n’en ont cure. Le chef de l’État en personne fait déclasser le parc au profit des Trabelsi qui le divisent alors en lots de 600 m2 où des villas de standing sont construites. Choquant ? Ce n’est rien comparé au hold-up que le clan de Leila s’apprête à commettre sur de nombreuses entreprises tunisiennes.

Étape n°3 : mettre la main sur les entreprises des autres

Dans son entreprise de pillage de la Tunisie, Leila Ben Ali peut compter sur le soutien et la complicité sans faille de son frère aîné, Belhassen Trabelsi. Quelques jours à peine avant la chute du président Ben Ali, ce dernier annonçait encore qu’il prenait des parts supplémentaires dans une société d’assurances… Comme peuvent en témoigner de nombreux chefs d’entreprises, les méthodes employées par « Monsieur frère » relèvent de comportements mafieux. Par exemple, en 2006, une lettre anonyme – mais dont les auteurs sont parfaitement informés sur les turpitudes des Trabelsi – est postée sur le Net. Elle relate les malheurs d’un promoteur d’une université privée ayant eu maille à partir avec le frère de Leila : le pauvre promoteur en question « a eu le malheur de voyager en compagnie de Belhassen Trabelsi sur un vol de Tunisair et a eu la saugrenue idée de solliciter son intervention pour l’acquisition d’un terrain afin d’y construire le bâtiment de l’université. Il sera rappelé quelques jours plus tard par l’AFH (Agence foncière d’habitation) qui l’informe qu’un terrain de quatre hectares lui a été octroyé, mais au nom de Belhassen Trabelsi !»

Toutefois, le point d’orgue du parcours de « Monsieur frère » reste son arrivée comme actionnaire ou administrateur dans une société de bonne facture. Il l’a montré en 2008 dans l’affaire de la Banque de Tunisie. Avril 2008. Une certaine Alya Abdallah, épouse d’Abdelwaheb Abdallah, alors ministre des Affaires étrangères qui fait office de valet des Trabelsi, est nommée présidente de la Banque de Tunisie (à ne pas confondre avec la Banque Centrale de Tunisie dont Leila aurait allégé les coffres d’1,5 tonnes d’or). Alya Abdallah jouit pourtant d’une réputation sulfureuse. Alors qu’elle officiait comme présidente du conseil d’administration de l’UIB (Union internationale de banques), une filiale de la Société Générale, le très sérieux cabinet Deloitte avait refusé de certifier les comptes de la banque. Trop de créances douteuses ! Cette casserole n’empêchera pas Alya Abdallah de faire entrer le loup dans la bergerie dès sa prise des commandes de la Banque de Tunisie : elle se dépêche de nommer Belhassen Trabelsi comme administrateur. Aux dernières nouvelles, la banquière aurait été chassée de la présidence de la Banque de Tunisie par ses salariés.

Étape n°4 : nouer une alliance stratégique avec la grande bourgeoisie pour la neutraliser

D’origine modeste — son père vendait des fruits secs —, Leila Ben Ali aura eu une obsession tout au long de son règne : s’élever socialement. Son petit moteur à elle, qui lui fera emprunter une autre voie que celle des salons de coiffure auxquels la destinait son CAP de coiffeuse. C’est dans cette optique qu’elle arrange le mariage de sa fille Nesrine avec le jeune Sakhr Materi qui appartient à cette puissante bourgeoisie tunisoise d’origine turque et que l’on appelle les Beldis.

Le jouvenceau filait le parfait amour avec une autre ? Leila fait convoquer l’amoureuse éplorée au commissariat qui, à l’issue d’une garde-à-vue houleuse de 48 heures, préfèrera s’exiler en France, le cœur brisé. Sakhr Materi, lui, deviendra en quelques années, un véritable tycoon à la sauce tunisienne avec un penchant pour les produits à connotation islamiste. Il possède en effet la radio Zitouna qui diffuse des versets du Coran et la banque éponyme, le premier établissement bancaire islamiste du pays. Son mode de vie flamboyant est lui bien éloigné des préceptes du Coran même si le jeune homme est très pratiquant. Après avoir récupéré un vaste terrain à un prix ridicule, Sakhr Materi s’y fait construire une maison de 3000 m2 couverts incluant une mosquée et un zoo personnels. Le tout sera bien sûr foulé au pied (et son tigre tué) lorsque la foule s’en prendra aux biens mal acquis des clans du pouvoir lors de la révolution du Jasmin.

Étape n°5 : continuer de piller sans retenue

Seuls véritables maîtres à bord de Carthage dès 1998, les Trabelsi peuvent continuer leur entreprise de pillage sans la moindre retenue. Même Leila ne prend plus de gants. En 2007, la première dame inaugure l’École internationale de Carthage, un établissement privé du secondaire. Hélas, cette nouvelle école souffre de la concurrence d’une autre, autrement plus prestigieuse : le lycée Louis Pasteur créé par les époux Bouebdelli qui jouit d’une excellente réputation et que les rejetons de la nomenklatura ont l‘habitude de fréquenter. Qu’à cela ne tienne ! A force de tracasseries administratives, d’autorisations d’enseigner retirées du jour au lendemain et d’une épouvantable campagne de diffamation ciblant les Bouebdelli, Leila fera fermer le lycée Louis Pasteur. Écoeuré, son responsable, Mohamed Bouebdelli entre en résistance et écrit en 2009 un livre qui propose de construire une nouvelle Tunisie.

Étape n°6 : s’arranger en famille

En bons chefs de clan, le couple Ben Ali a toujours veillé à ce que chacun ait droit à sa part du gâteau. A ce titre, le partage du secteur des voitures importées, de préférence de luxe, est exemplaire. Ainsi, la société Ennakl qui distribue Audi, Volkswagen et Porsche a été privatisée au profit de « Monsieur gendre » alias Sakhr Materi. Belhassen Trabelsi, possède, lui, l’entreprise qui commercialise Ford et Jaguar. Un des gendres de Ben Ali, Marouane Mabrouk, détient l’entreprise Le Moteur qui a été privatisée à son profit et commercialise les voitures Fiat et Mercedes. Enfin, la société Renault-Berliet a été rachetée par les frères Mzabi, des alliés de l’ancienne première dame.

Alors que le système mafieux Trabelsi-Ben Ali est tombé, se pose maintenant la question ô combien épineuse de la confiscation de leurs biens mal acquis et de leurs avoirs disséminés à travers le monde. Un autre sujet…

Article de Catherine Graciet

Crédit Photo Flickr CC : / Gwenflickr / Wil- / Ocal

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