Licence Edition Equitable : vers des archives ouvertes ?

Le 29 avril 2011

La Licence Édition Équitable pourrait bien être la solution à l'impasse dans laquelle se trouve l'édition numérique : dissocier les droits de l'auteur, de l'éditeur et du lecteur et adopter un modèle proche de l'Open Access. La discussion est ouverte.

Présentée lors du Salon du Livre de Paris, la Licence Édition Equitable proposée par C & F Editions, a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires, louant cette initiative visant à garantir un certain nombres de droits aux lecteurs de livres numériques. Elle se rapproche en cela de la récente Déclaration des Droits de l’Utilisateur de Livres Numériques proposée outre-Atlantique et s’inscrit dans le mouvement de protestation contre les DRM qui s’est exprimé lors du Salon du Livre cette année.

Cette licence propose en effet de créer « entre lecteur et éditeur un contrat équitable et durable« , en excluant pour ce dernier le recours aux DRM (verrous  numériques) afin de garantir au lecteur certaines facultés essentielles : le droit de lire sur les supports de son choix (interopérabilité), le droit de copier sur des supports personnels (copie privée), le droit de changer de format, le droit de copier des extraits ou le droit de faire circuler dans un cercle de proximité.

Après avoir discuté avec Hervé Le Crosnier sur son stand, à l’origine de cette initiative, j’aimerais revenir sur un autre aspect de cette licence, qui a fait l’objet de moins de commentaires, mais qui me paraît important dans la mesure où il pourrait introduire dans le domaine de la création la logique des archives ouvertes.

La licence ne consacre pas seulement des droits au profit du lecteur ; elle propose également d’instaurer un équilibre entre les droits du lecteur et les droits de l’éditeur (on verra qu’il s’agit même d’un tryptique, avec les droits de l’auteur).

Les auteurs disposent des Licences Creative Commons pour indiquer au lecteur ce qu’il peut faire avec leur œuvre. La Licence Édition Équitable vise à remplir le même rôle pour définir les droits du lecteur et ses responsabilités envers le processus éditorial.

C & F Editions a en effet déjà publié des livres papier sous licence Creative Commons (voir un exemple ici sous licence Creative Commons Attribution-Pas d’usage commercial). Cette ouverture est concevable pour l’édition classique (certains en ont même fait un modèle économique à part entière), mais elle peut poser problème avec le livre numérique, dans la mesure où un utilisateur peut tout à fait mettre à disposition à titre gratuit un fichier sous licence CC-BY-NC (y compris en P2P), ce qui est difficilement compatible avec son exploitation commerciale.

L’idée de la licence Edition Equitable consiste à dissocier le droit de l’auteur sur le texte « brut » des droits de l’éditeur sur la version « transformée » à l’issue du processus de mise en forme de l’oeuvre, aboutissant à l’eBook.

Ainsi, selon les termes de la licence, l’auteur conserve la possibilité de placer son oeuvre originale sous licence Creative Commons (ce qui implique qu’il ne cède pas ses droits à l’éditeur de manière exclusive, comme avec un contrat d’édition classique). L’éditeur conserve cependant des droits exclusifs sur la version eBook qu’il aura produite, sous réserve de respecter les facultés essentielles  garanties au lecteur par la licence. Le lecteur de son côté dispose du droit de copier et de rediffuser le contenu « brut » de l’oeuvre :

Le lecteur/lectrice a le droit de rediffuser le contenu de l’œuvre en respectant les volontés de l’auteur quand elles sont exprimées par une licence d’usage. Ceci est distinct de la rediffusion du document édité (livre, notamment livre numérique, album musical, et cela plus encore s’il s’agit d’œuvres de collaboration ou de compilation).

Droits dissociés, archives ouvertes

On voit donc que des droits différents sont attachés à différentes « manifestations » de la même oeuvre (pour parler en langage FRBR) : il ne sera pas permis de faire des copies et de diffuser gratuitement les versions au format ePub mises en forme par l’éditeur, mais rien n’empêchera l’auteur de diffuser son texte original sur un blog ou site personnel, ni aux lecteurs d’en faire de même (si l’auteur le permet, en plaçant son texte sous une licence CC, par exemple)

Cette logique de droits dissociés me paraît particulièrement intéressante, dans la mesure où elle introduit dans le secteur de la création littéraire la logique des archives ouvertes.Dans le modèle de l’Open Access, les auteurs d’articles de revues scientifiques concluent avec les éditeurs des contrats spécifiques de cessions de droits limitées, de manière à pouvoir conserver la faculté d’auto-archiver une version de leur production, soit sur un site personnel, soit dans une archive ouverte.

Dans certains modèles d’Open Access, l’auteur peut archiver un pre-print, c’est-à-dire son propre « manuscrit numérique »,  antérieur à la mise en forme opérée par l’éditeur (PDF éditeur). On est alors très proche de la logique de la Licence Édition Équitable (voyez ici)

[...] in terms of content, post-prints are the article as published. However, in terms of appearance this might not be the same as the published article, as publishers often reserve for themselves their own arrangement of type-setting and formatting. Typically, this means that the author cannot use the publisher-generated .pdf file, but must make their own .pdf version for submission to a repository.

C’est par exemple un tel système d’auto-archivage qui est accepté par la célèbre revue scientifique Nature :

When a manuscript is accepted for publication in an NPG journal, authors are encouraged to submit the author’s version of the accepted paper (the unedited manuscript) to PubMedCentral or other appropriate funding body’s archive, for public release six months after publication.
In addition, authors are encouraged to archive this version of the manuscript in their institution’s repositories and, if they wish, on their personal websites, also six months after the original publication.

Étendre cette logique de l’Open Access au domaine de la création me paraît particulièrement intéressant. A titre personnel, je n’accepte plus de céder mes droits de manière exclusive pour des projets d’édition, qu’il s’agisse d’ouvrages ou d’articles. Cela heurte de front mes convictions et je sais que je suis loin d’être le seul auteur dans ce cas !

Sortir le livre numérique de l’impasse

Des appels avaient déjà été lancés pour construire un pont entre la logique des archives ouvertes et l’édition numérique générale. Pierre Mounier et Marin Dacos appelaient ainsidans les colonnes du Monde en mai 2010, à sortir le livre numérique de l’impasse, en faisant le choix de « l’édition électronique ouverte » impliquant que l’eBook soit « lisible, manipulable et citable« , en phase  avec la « culture web » des utilisateurs. La licence Edition Equitable constitue un premier effort pour construire une telle passerelle.

Il est également frappant de voir que la Licence Edition Equitable se rapproche dans son esprit du système du Freemium adopté par Revues.org, destiné à servir de modèle économique durable au libre accès. Les articles de Revues.org en HTML demeurent en accès libre et gratuit, mais ces mêmes contenus, en format ePub et assortis de services et fonctionnalités ajoutés, font l’objet d’un accès payant, par le biais de formules d’abonnement.

Ces modèles, qui distinguent selon les manifestations différentes des mêmes oeuvres, repositionnent la valeur du travail éditorial dans l’environnement numérique, non sur l’accès exclusif, mais sur les services associés aux contenus (voir le billet consacré par Silvère Mercier à ces questions de migration de la valeur dans l’environnement numérique,  déjà largement à l’oeuvre dans le domaine de la musique).

En l’état, la Licence Edition Equitable n’a cependant pas encore la consistance d’une « véritable » licence. Elle ressemble davantage aux Common Deeds des licences Creative Commons (versions simplifiées destinées au grand public) et il manque encore à formaliser un véritable « code » qui traduirait les droits et obligations découlant des principes énoncés en termes juridiques.
On pourrait se tourner pour cela vers les outils déjà mis en place pour l’Open Access et notamment la Copyright ToolBox de la fondation SURF.

Il conviendrait également d’étudier quelles sont les répercussions de cette licence, destinée à encadrer les rapports entre l’éditeur et le lecteur, sur le contrat d’édition signé entre l’éditeur et l’auteur. Comme le montre l’expérience de l’Open Access, c’est dès ce niveau que se jouent beaucoup des libertés du lecteur. Hubert Guillaud a également lancé des pistes intéressantes, en préconisant d’ajouter au concept de Licence Edition Equitable des dispositions garantissant certains droits aux auteurs, notamment en terme de rémunération, tout comme le commerce équitable assure un revenu décent aux producteurs.

Ce travail de formalisation de la Licence Édition Équitable mérite à mon avis sérieusement d’être entrepris, et il serait d’autant plus intéressant qu’il soit conduit de manière collaborative entre juristes, utilisateurs d’eBooks, auteurs et bien entendu éditeurs, dont on espère qu’ils seront nombreux à rejoindre C & F Editions dans cette initiative.

Ils seraient en tout cas bien avisés de le faire pour sortir de l’impasse dans laquelle les sirènes législatives actuelles sont en train de les enfermer…

En refusant le web et son ouverture par crainte du piratage, en tentant de clôner le livre imprimé – sa représentation, ses usages de lecture, son mode de distribution et jusqu’à son modèle économique, sur le support numérique, en n’accordant pas une place primordiale à l’innovation et à l’imagination, les principaux acteurs du monde de l’édition se sont engagés dans une voie sans issue.
(Pierre Mounier et Marin Dacos)


Publié initialement sur ::S.I.Lex:: sous le titre, Licence Edition Equitable : vers des archives ouvertes de la création ?
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