Le retour du peer-to-peer

Le 21 février 2012

La fermeture de la plateforme de téléchargement direct Megaupload a entraîné un retour aux sources du réseau. Le peer-to-peer revient en force. Analyse.

En 2009, Arbor Networks, société spécialisée dans la gestion des réseaux, affirmait que le modèle de l’échange de fichiers en peer-to-peer, dans lequel chaque client est un serveur,  était en déclin au profit du streaming.

Le 19 janvier, le FBI a ordonné la fermeture de Megaupload, la plus grosse plateforme de téléchargement direct. Panique sur les réseaux. Cogent et Carpathia Hosting, qui transportaient une partie des flux du site de stockage, ont perdu 30% de leur trafic. Craignant la grande purge, des sites comme VideoBB et Fileserve ont rapidement vidé leurs serveurs. Rapidshare et MediaFire ont de leur côté décidé de faire la police eux-mêmes, et de sévir contre leurs propres clients. Au Washington Pirate Party, succursale du Parti pirate américain, Jeffrey Talada constate :

Ces sites sont comme une hydre : vous en supprimez un, vingt naissent à la place. Si Megaupload est coupable, ils iront hors des États-Unis. Mais il subsistera toujours la même faiblesse : la centralisation.

Pour ce farouche opposant au traité Acta et à la loi antipiratage SOPA, “Megaupload a prouvé qu’un système centralisé était faible. Des millions d’internautes se rendaient chaque jour sur un seul site, il a suffit de le couper pour que tout disparaisse. Cela n’aurait jamais pu arriver avec le peer-to-peer.” Et de prôner un retour aux sources :

Les gens ont-ils jamais quitté le P2P ? Si le gouvernement ferme quelque chose, les gens iront ailleurs, vers quelque chose d’autre, qu’ils connaissent déjà un peu de préférence.

Selon un observatoire de l’usage de la bande passante à travers le monde mis en place par le constructeur de routeurs Ipoque, le niveau de trafic du P2P, s’est brutalement emballé en Europe après le 20 janvier.

Ressuscité, le peer-to-peer.

La semaine suivant la fermeture de Megaupload, les graphiques mis en ligne par Ipoque montraient ainsi des pics atteignant 15% du trafic total de la bande passante européenne. Les courbes se sont désormais stabilisées. Bittorrent et eDonkey constituent les deux protocoles d’échange les plus utilisés. Selon le site Peerates.net, qui publie des statistiques sur l’usage des serveurs eMule, le nombre de recherches effectuées sur eDonkey serait passé de 110 000 au début du mois de janvier à 200 000 après la fermeture de Megaupload.

Retour aux sources

Au parti pirate français, Maxime Rouquet, co-président, constate un “désœuvrement” des utilisateurs du streaming et du téléchargement direct. Pour lui, le salut passe par le P2P. “Avec l’effondrement en bourse de Cogent, on réalise que techniquement la centralisation est une très mauvaise chose.” Benjamin Bayart, président du fournisseur d’accès indépendantFrench Data Network (FDN) précise :

Techniquement, le téléchargement direct, c’est un point hypercentralisé qui diffuse du contenu en masse. Un État a décidé de couper, ça a été extrêmement rapide. Un système ultra-centralisé est très faible. Le P2P lui, est un système de flux individuels. Entre les deux systèmes, c’est comme entre Internet et le minitel : pour ce dernier, si on coupe le système central, on coupe tout. Pour le Net, c’est un peu plus compliqué, on peut difficilement le couper… Le peer-to-peer, tout comme Internet, ne peuvent être mis en panne.

Économiquement, le Peer-to-Peer serait également “la bonne solution” pour des FAI en surcharge : “Quand des millions de personnes téléchargent en masse en téléchargement direct, ça crée un débit énorme, des instabilités très difficiles à gérer. Le streaming, quant à lui, vous fait télécharger plusieurs fois la même chose… Ces deux systèmes sont dramatiques pour la gestion du réseau.” Le président de FDN ajoute :

Le peer-to-peer lui, est un système de flux individuels qui bougent par petits paquets, jamais par gros blocs, il n’engorge pas le réseau, parce que le trafic est réparti. Les FAI et les opérateurs qui le combattaient il y a cinq ans se rendent compte que c’était peut-être une erreur. Tous les techniciens sérieux savent que le P2P est le plus simple et le plus solide des systèmes. Pour qu’un fichier disparaisse, il faudrait qu’il disparaisse de tous les ordinateurs qui le partagent.

Pas de doute pour Benjamin Bayart, “les gens qui regardaient des vidéos sur Megaupload vont se déployer ailleurs et cela va se traduire par un regain d’activité sur le P2P.”

Le 21 janvier, peu après la fermeture de Megaupload, Bittorrent Inc. annonçait avoir atteint 150 millions d’utilisateurs. Le fondateur du parti pirate suédois (Piratepartiet), Rick Falkvinge, prophétise un avenir en peer-to-peer :

Certaines entreprises distribuent déjà des jeux et des mises à jour en utilisant la technologie peer-to-peer, car cela diminue leur consommation de bande passante, et les coûts par la suite. Les gens aiment partager, ils veulent partager, et ils trouveront toujours de nouveaux moyens de le faire. On ne peut pas les stopper.

Certains clients P2P exploitent à fond l’aspect décentralisé du système. Sur TorrentFreak, on redécouvre ainsi Tribler, une solution BitTorrent entièrement décentralisée créée il y a dix ans. Utilisé par quelques milliers de personnes seulement, Tribler serait en passe de devenir un outil clé du peer-to-peer décentralisé. Comme l’explique sur TorrentFreak le docteur Pouwelse, qui dirige le projet : “Avec Tribler, nous avons réussi à ne pas avoir la moindre coupure sur les six dernières années, tout cela parce que nous ne nous appuyons pas sur des fondations branlantes telles que les DNS, les serveurs web ou les portails de recherches”. Les recherches se font d’utilisateur à utilisateur, et selon le docteur Pouwelse, “la seule manière de briser Tribler serait de briser Internet lui-même”.

Parmi les évolutions du peer-to-peer attendues, figure également le P2P caching, “extrêmement bénéfique pour le réseau”, explique Jeffrey Talada, du Washington Pirate Party.

Les FAI conservent les données échangées dans des caches pour accélérer les échanges. Quand un internaute demande une information, plutôt que de la télécharger à l’autre bout du monde, elle est déjà en cache, parce que quelqu’un d’autre l’a déjà téléchargée. Ces caches permettent une grande rapidité et surtout évitent de saturer les réseaux. Mais les mécanismes qui visent les intermédiaires, comme Acta, sont un obstacle au développement de ce genre de système.

Vers un peer-to-peer souterrain

Le retour du peer-to-peer peut-il se faire sans victimes ? Pour Maxime Rouquet, “l’Hadopi ne marche pas, et n’a jamais déconnecté personne. Un relevé d’adresses IP ne sera jamais une preuve suffisante.On est devant une démarche de communication pour faire peur.” La Haute autorité vient pourtant de transmettre des dossiers d’internautes aux procureurs de la République.

Pour les différents partis pirates comme pour Benjamin Bayart, face à la peur du gendarme, ce qui risque d’exploser, ce sont bien les systèmes permettant de chiffrer les connexions, de brouiller les pistes. Rick Falkvinge décrit le peer-to-peer de demain comme un système de plus en plus “souterrain”, vers toujours plus d’anonymat. “Les internautes retourneront vers les protocoles Bittorrent et eDonkey, mais ils utiliseront de nouveaux moyens, pour contrer le pistage”.

Pour éviter aux utilisateurs d’être repérés, le peer-to-peer fonctionne déjà avec plusieurs systèmes d’anonymisation, comme les magnet links.  “Au début, avec Bittorrent, on devait récupérer des fichier torrents, qui contenaient des hashcodes, ou signatures numériques, sur un serveur central, ou tracker, comme The Pirate Bay ou OpenBittorrent. Désormais, on partage les informations entre une multitude de pairs qui se connectent au réseau. Les torrents sont décentralisés, on peut se passer de trackers”, explique Maxime Rouquet, du parti pirate français.

Les magnet links protègent les utilisateurs, car ils ne contiennent que la signature numérique des fichiers partagés, et ne permettent pas de remonter jusqu’à eux. Depuis janvier, The Pirate Bay s’est concentré sur les magnet links pour éviter de devenir le “nouveau Megaupload”.

Maxime Rouquet pense que les internautes risquent d’aller encore plus loin :

Avec des idioties comme Hadopi, on risque de ramener tout le monde au peer-to-peer, mais derrière un VPN, ou réseau privé virtuel, un système permettant de chiffrer sa connexion, utilisé à la base par les activistes dans des pays où règne la censure. En chiffrant sa connexion, on est sûr d’être immunisé contre l’Hadopi et de pouvoir utiliser n’importe quel logiciel de téléchargement sans risques. Avec les VPN, on peut aussi se connecter à des sites verrouillés, comme Hulu, bridé hors des USA pour des questions de droits d’auteurs.

Rick Falkvinge préfère quant à lui parler de Tor , un projet imaginé puis mis en place par des hackers militants il y a déjà dix ans. Le principe est simple : l’internaute installe un logiciel sur son ordinateur, l’active, puis peut surfer anonymement. “A la base, Tor permet de contourner les systèmes nationaux de blocage, donc la censure : les informations transitent dans un réseau de serveurs relais qui empêchent les autorités de remonter jusqu’à vous”, indique Rick Falkvinge. C’est le principe du “routage en oignon.”

Le meilleur du peer

Pour certains, comme Maxime Rouquet ou la Quadrature du Net, la lutte contre le piratage pousse les internautes à sécuriser de plus en plus leur connexion, ce qui peut avoir des effets désastreux sur le réseau.

“Et bien sûr, rien ne sera reversé aux artistes”, complète Benjamin Bayart. Pour lui, “avec le peer-to-peer, tout le monde y gagne. Personne ne gagne ni ne perd d’argent. En général, on cherche quelque chose qu’on n’a simplement pas trouvé ailleurs, ou qui n’est pas abordable. Les gens qui ont de l’argent et qui ne dépensent pas sont une minorité.” Le président de French Data Network conclut :

Si on essaie de bloquer le peer-to-peer, que feront les gens ? Le dernier épisode de Dexter qu’ils cherchaient deviendrait introuvable. Résultat, les gens cesseront de regarder la série. L’œuvre perdra du même coup de sa valeur. C’est exactement comme si on ne diffusait plus une chanson à la radio : c’est une audience de perdue. Le seul moyen de s’assurer que les gens ne téléchargent plus, ça serait peut être de supprimer leur envie pour les œuvres…

Reste une innovation à suivre de près. Celle de Bram Cohen, l’inventeur de Bittorrent. Depuis trois ans, l’informaticien travaille sur un nouveau protocole, sorte de streaming en peer-to-peer, permettant de diffuser en direct du contenu, mais de façon décentralisée : Bittorrent Live. Contacté par OWNI, il explique :

Le streaming est aujourd’hui cher, et il fait face à de nombreux défis techniques. Je savais que l’architecture décentralisée du P2P pourrait résoudre beaucoup de ces défis. Le but de Bittorrent Live, c’est d’avoir une très faible latence, et 99% de offload, c’est à dire 99% de données provenant des pairs. Ce qui signifie qu’aucune infrastructure serveur ou fournisseur d’hébergement ne sera nécessaire. Tous les vendredi soirs, à 20h, les gens peuvent avoir accès à la version beta.

Les internautes peuvent ainsi regarder un concert en streaming sur Bittorrent Live. Pas de détails quant à la possibilité de fusionner le nouveau protocole et celui plus classique de téléchargement, mais d’après Bram Cohen, Bittorrent Live permet, tout comme le protocole open source μTP (pour Micro Transmission Protocol) de son invention, de “réduire les pertes de paquets” et “de limiter les congestions réseau, un avantage pour les FAI.”

Histoire de faire aussi la promotion d’un futur aux couleurs du peer-to-peer :

Les technologies peer-to-peer intéressent de plus en plus d’entreprises et de services. C’est un moyen très efficace de faire circuler des données. Par exemple, Facebook, Twitter et Etsy utilisent le protocole BitTorrent pour l’efficacité du réseau interne. L’éditeur de jeux vidéo Blizzard utilise BitTorrent pour distribuer des mises à jour à des millions de joueurs à travers le monde.

Avec Bittorrent Live, Bram Cohen compte allier ce qui a fait le succès du streaming – regarder une vidéo instantanément – et l’aspect décentralisé et convivial du bon vieux P2P. “Beaucoup de vidéos ne sont toujours pas trouvables sur Internet”, expliquait Bram Cohen le 13 février au Sommet MusicTech de San Francisco. Matchs de foot, concerts, séries, films, la liste des possibilités est sans fin.

Au MusicTech, l’inventeur de Bittorrent lâchait, plaisantant à moitié : “mon but, c’est tuer la télévision.” Bittorrent Live n’en est encore qu’à ses balbutiements, mais Bram Cohen pourrait aussi faire d’une pierre deux coups, enterrant définitivement Megaupload et ses amis.


Photos et illustrations par Jacob Köhler (CC-byncnd) ; AndiH (CC-byncnd) et SFBrit (CCbyncnd)

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